Keolis est un groupe spécialisé dans les mobilités partagées dont le chiffre d'affaires s'élève à environ 6 milliards d'euros : un peu plus de 3 milliards d'euros en France, dont environ 1,9 milliard pour le seul transport urbain.
Keolis est l'opérateur de 86 réseaux payants pour des métropoles comme Lyon, Lille et Bordeaux, mais aussi des agglomérations plus petites comme Morlaix ; nous opérons également 5 réseaux gratuits pour de petites collectivités : Châteauroux, qui est la plus importante et a choisi la gratuité totale en 2001, Chantilly et Pont-Sainte-Maxence dans l'Oise, Vitré en Ille-et-Vilaine et Nyons dans la Drôme.
S'agissant de la gratuité, le premier point essentiel à prendre en compte est qu'elle relève, comme toutes les problématiques de tarification, d'une décision de l'autorité organisatrice. En tant qu'opérateur, nous exploitons un réseau selon les conditions que cette autorité organisatrice a déterminées, même s'il est gratuit ou pratique une tarification sociale. J'insiste sur ce point car, en tant qu'opérateur, nous pouvons vous présenter un retour d'expérience et vous faire part de plusieurs idées, mais la responsabilité de la tarification n'incombe qu'à la collectivité locale.
En général, la première raison mise en avant pour le passage à la gratuité concerne la réduction de la part modale de la voiture, et les nuisances qui y sont associées - pollution et congestion. Pourtant, et même si peu d'études précises sont disponibles, on constate souvent que, en pratique, la part modale de la voiture individuelle baisse très peu.
À Châteauroux, où nous avons un recul de 17 ans, le report modal de la voiture individuelle vers les transports collectifs a été très faible - entre 1 et 2 points. Si la fréquentation sur le réseau a été multipliée par trois, c'est essentiellement en raison du report des personnes qui pratiquaient la marche à pied ou le vélo, et de l'intensification des voyages des personnes qui utilisaient déjà les transports en commun. Il faut tout de même noter que la congestion n'est pas un problème majeur à Châteauroux.
D'après les premiers éléments dont nous disposons, il semblerait que le critère économique n'incite pas particulièrement les gens à renoncer à l'usage de la voiture. Certains doivent renoncer à prendre les transports en commun pour des raisons économiques, mais ces personnes n'utilisent pas non plus de voiture, dont l'usage revient de toute façon plus cher encore. Les automobilistes mettent en avant la praticité et le confort de la voiture individuelle, en particulier lorsqu'ils ont des personnes ou des charges à transporter, ou que leurs horaires ne sont pas réguliers. Parmi les critères qui incitent les automobilistes à changer leurs pratiques, on compte les contraintes de circulation et le durcissement de la politique de stationnement. L'amélioration de l'offre de transports peut également jouer un rôle non négligeable dans le report modal vers les transports collectifs : lorsque l'on sort le soir pour aller au spectacle ou au restaurant, on veut être sûr d'avoir une solution de retour sans être pour autant certain de l'heure de fin de soirée. Donc, sans idéologie aucune et en restant pragmatique, la gratuité des transports n'incite pas au report modal de la voiture individuelle vers les transports collectifs.
Par ailleurs, pour avoir sondé les associations d'usagers de la plupart des réseaux que nous gérons, la première demande concerne l'amélioration de l'offre et de service, bien avant la gratuité. Lorsque les réseaux sont saturés, comme c'est le cas dans la plupart des métropoles, les usagers attendent plus de capacité ; dans les plus petites agglomérations, la demande porte sur une extension du service le week-end, notamment le dimanche, jour où il n'existe parfois aucun transport en commun. Parfois, on nous demande également d'améliorer la sécurité.
Certains disent que la gratuité est un acte de justice sociale. Nous pensons que le transport public est, en soit, un élément d'équité. En effet, c'est un service public onéreux, financé en grande partie par les collectivités, et qui est accessible à tous à un prix raisonnable. Il faut savoir qu'en France, l'usager ne paie que 32 % du coût de fonctionnement des transports, et cette part descend à 20 % si l'on intègre les coûts d'investissement. Lorsque l'on connaît la diversité du réseau, en particulier dans les grandes agglomérations, qui ont des lignes de bus, de métro, de tramway, voire de funiculaire ou de téléphérique, le coût payé par l'usager paraît raisonnable. En tant qu'opérateur, nous considérons que la gratuité revient à se priver de recettes, et donc à pénaliser ceux qui ont peu de moyens. Pour vous donner un ordre d'idée, les recettes de billettique de Keolis s'élèvent à 630 millions d'euros en 2018, ce qui représente plus de la moitié du chiffre d'affaires total. À Lyon, le chiffre d'affaires s'élève à 245 millions, à Lille, 96 millions. Pour nous, la justice sociale passe donc plus par une tarification solidaire, qui consiste à moduler le prix d'un abonnement en fonction des revenus du foyer - sur la base du quotient familial -, que par la gratuité. J'en profite pour rappeler que le quotient familial tel que défini par les allocations familiales ne correspond pas à celui déterminé par l'administration fiscale. Or, la tarification solidaire se fonde sur le premier, mais la moitié des bénéficiaires potentiels ne sont pas connus des caisses d'allocations familiales : il faudrait trouver une solution pour améliorer cette situation, de façon à être le plus équitable possible sans pour autant se priver de recettes.
On entend parfois que la gratuité dégrade la valeur accordée aux transports en commun. À Châteauroux, les incivilités ont augmenté au cours des premières années après la mise en place de la gratuité - tags, vandalisme. Passée une période de transition, les choses se sont résorbées et il n'y a pas plus de problèmes que sur d'autres réseaux. Les agressions du personnel sont même moins importantes, puisque celles-ci résultent généralement d'un contrôle des titres qui dégénère.
En tant qu'opérateur, se priver d'une ressource financière alors que les usagers demandent plus de services représente une vraie difficulté, plus importante à mesure que la fréquentation augmente. D'ailleurs, à Châteauroux, la vitesse commerciale a diminué de 1,5 km/h après le passage à la gratuité, car les usagers étaient plus nombreux et les montées et descentes à chaque arrêt ont été allongées.
Ensuite, tant les opérateurs que les autorités organisatrices de transport sont très attentifs à préserver ce bien rare qu'est le versement transport. Vous êtes probablement tous familiers de cette disposition, mais je rappelle le principe : toutes les entreprises et administrations de plus de neuf salariés se voient prélever par l'Urssaf une cotisation sociale dont le montant, déterminé par l'autorité organisatrice des mobilités en fonction d'un barème fixé par le législateur, sert à financer les transports publics. Compris entre 0,3 % et 3,3 %, il dépend de la taille de l'agglomération et des équipements du réseau.