Intervention de Anne-Catherine Loisier

Commission des affaires économiques — Réunion du 12 juin 2019 à 9h35
Situation et perspectives de l'office national des forêts — Présentation du rapport d'information

Photo de Anne-Catherine LoisierAnne-Catherine Loisier :

Plus de trois cents rapports ont été publiés ces trente dernières années sur la forêt, ce qui témoigne des préoccupations liées au secteur et des difficultés à surmonter. De grande qualité, ils raisonnent cependant, pour la plupart, de façon compartimentée. Je signale que le dernier rapport du Sénat sur l'Office date de 2009 : en se basant sur une enquête de la Cour des Comptes, nos collègues de la commission des finances avaient titré « L'ONF à la croisée des chemins ». Mais depuis dix ans, cet établissement public industriel et commercial (EPIC) n'a pas changé de statut ; son déficit avoisine toujours 20 millions d'euros par an et seuls ses effectifs ont été réduits de 10 000 agents à 8 500.Une présentation synthétique et actualisée s'avère donc opportune, afin d'apporter un regard opérationnel et prospectif, propice à définir des solutions. La situation de l'ONF, « au bord du gouffre » puisqu'il a atteint le plafond d'endettement de 400 millions d'euros fixé par le Gouvernement, suscite de nouvelles propositions. Outre celles du présent rapport, des recommandations émanent des communes forestières, réunies en congrès à Épinal il y a quelques jours - je m'y suis rendue avec notre collègue Daniel Gremillet. Nous attendons également les conclusions de la mission confiée à des inspecteurs généraux, dont le rapport avait été annoncé au mois de mai. Nous les avons d'ailleurs rencontrés - j'hésite à parler d'audition, car ils se sont montrés particulièrement discrets. Nous devrions savoir dans quelques jours ce que cachait leur silence...

Une vingtaine d'heures d'auditions nous ont permis d'entendre une trentaine d'intervenants qui ont exprimé des sensibilités diverses. La nécessité d'un changement de modèle a été souvent été invoquée, mais les opinions divergent sur son contenu et sa finalité. Pour les uns, il s'agit avant tout d'alimenter en bois la filière de transformation et d'équilibrer les comptes de l'Office en diminuant le poids de ses charges, notamment salariales. Pour les autres, la priorité va à un modèle de gestion plus respectueux de l'environnement forestier, permettant de valoriser son rôle de puits de carbone et de réservoir de biodiversité. Les tenants de cette analyse s'opposent à une logique productiviste et sollicitent une rémunération des aménités de la forêt, équivalentes aux prestations pour services environnementaux en agriculture.

Il me semble non seulement possible, mais indispensable, de concilier ces deux logiques dans le cadre d'une approche multifonctionnelle, déjà pratiquée par bon nombre d'élus en tenant compte des spécificités forestières locales. À cet effet, le rapport prône une stratégie de réforme forestière globale comportant trois volets.

Il s'agit d'abord de redéfinir les missions assignées à l'ONF en clarifiant, d'une part, ses fonctions régaliennes d'intérêt général et les moyens mis à disposition pour y parvenir et, d'autre part, en les distinguant des activités concurrentielles, mobilisables au cas par cas, en fonction des besoins des collectivités.

Il convient ensuite de repositionner la gouvernance des forêts publiques au plus près des territoires et des projets locaux : cela permettra de valoriser le rôle d'aménageur et de développeur des élus en favorisant des dynamiques de territoires qui déclinent les priorités du programme national de la forêt et du bois (PNFB) et des plans régionaux.

Il faut enfin rapprocher les acteurs forestiers publics et privés en décloisonnant la gestion des forêts et en raisonnant par massif ou par projet, afin d'être plus résilients face aux aléas climatiques, plus efficaces en matière de production, d'équipements ou de commercialisation, mieux adaptés pour répondre aux demandes sociétales.

Notre premier constat va à l'encontre de certaines idées reçues sur l'ONF. On lui accole trop souvent une image de déficit et d'immobilisme : cela pèse lourdement sur le moral des personnels et ce n'est pas conforme à la réalité. En effet, depuis les premiers signes de fragilisation liés à la baisse des prix du bois, en 1980, l'ONF a divisé par deux ses effectifs et augmenté sa production de matière première et de services rémunérés ou non marchands.

Ces efforts considérables n'ont cependant pas permis d'inverser la tendance structurelle au déficit et à l'endettement. De fait, les compressions d'effectifs n'ont pas réduit mais seulement stabilisé la masse salariale, en raison de la charge nouvelle des pensions de retraite et de l'augmentation des rémunérations publiques. Or, la masse salariale de 470 millions d'euros représente l'essentiel des charges de l'Office, qui s'élèvent à 850 millions d'euros. Il s'agit donc d'un facteur déterminant de l'équilibre budgétaire. Simultanément, l'augmentation des volumes de coupe n'a pas jugulé la diminution des recettes liée à la faiblesse des cours du bois : en cinquante ans, la récolte de bois dans les forêts domaniales a augmenté de 35 % mais la recette correspondante a baissé de 30 %.

L'équation financière « le bois paie la gestion forestière », censée garantir l'équilibre financier de l'ONF, n'a fonctionné qu'en 1973 et en 1974 : lorsque le choc pétrolier a porté les cours du bois à des sommets, les ventes ont représenté presque le double de la masse salariale de l'ONF, avec des effectifs deux fois supérieurs à aujourd'hui. Depuis 1980, les ventes de bois couvrent, en moyenne, la moitié de la masse salariale de l'ONF.

Pour l'exercice 2018, l'Office affiche un résultat net déficitaire de 4,8 millions d'euros, avec un rééquilibrage par rapport à 2017 qui s'explique, en particulier, par l'augmentation des cours du chêne. Les prévisions pour 2019 sont plus inquiétantes : il faut tenir compte de la crise des scolytes qui frappe l'épicéa et devrait entrainer un manque à gagner d'environ 10 millions d'euros pour l'ONF.

Au-delà de ces variations annuelles, c'est la progression continue de l'endettement de l'Office qui témoigne d'un déséquilibre structurel. Il faut cependant replacer ces données financières dans un contexte plus global en allant au-delà de la stricte analyse comptable et en gardant à l'esprit certaines réalités.

Tout d'abord, le ministère de l'économie et des finances a régulièrement augmenté les contributions des communes à l'ONF afin de compléter, à hauteur d'environ 30 millions d'euros par an, le « versement compensateur » de 140 millions d'euros versé par l'État au titre du « régime forestier ». Il s'agit de compenser une partie du coût des prestations d'intérêt général réalisées par l'ONF dans les forêts communales en application du code forestier et des politiques publiques environnementales. Le raisonnement de « Bercy » ne prend pas suffisamment en considération les coûts assumés par les collectivités en raison de l'exploitation forestière, de la fiscalité - les recettes d'exploitation forestière minorent la dotation générale de fonctionnement (DGF), alors qu'une partie est systématiquement réinvestie dans la plantation et l'entretien - l'accueil du public ou l'entretien des espaces. Il n'est pas impossible que « Bercy » envisage une nouvelle fois d'augmenter la participation financière des communes. Je rappelle qu'en 2010, le rapport d'Hervé Gaymard, alors président de l'Office, soulignait déjà avec réalisme que la remise en cause, même partielle, du versement compensateur scellerait l'écroulement du régime forestier qu'il qualifiait de « pièce maîtresse de la gestion durable de la forêt ». Aujourd'hui, les élus locaux se sentent insuffisamment associés aux choix de gestion et ressentent parfois une forme de « tutelle forestière » de la part de l'ONF de moins en moins bien acceptée. Ils se retrouvent souvent dans des situations difficiles avec des habitants qui ne comprennent pas les choix de gestion sylvicole.

Le fait le plus symptomatique de la crise actuelle est le projet de l'État de faire encaisser les 280 millions de recettes de ventes de bois des communes par l'ONF afin d'alimenter la trésorerie déficiente de l'Office. Outre le fait que ce système aurait pour conséquence de faire de l'ONF le « banquier des communes », il ne résoudra en rien son déficit structurel. La situation est donc vécue comme un abus supplémentaire de l'État et de l'ONF.

Du point de vue économique, le déficit financier de l'ONF ne doit pas occulter le rôle structurant de l'Office en matière de commercialisation du bois : l'enjeu majeur est l'approvisionnement de la filière de transformation qui représente 53 milliards d'euros de chiffre d'affaires et 440 000 emplois directs et indirects, soit autant que le secteur automobile. La forêt publique, composée des forêts communales et des forêts domaniales de l'État, représente 25 % des surfaces forestières, mais commercialise près de 40 % du bois. Ces chiffres démontrent l'efficacité incontournable du système de commercialisation organisé par l'ONF.

Ce constat amène plusieurs recommandations essentielles, en particulier, pour les prochaines négociations du contrat d'objectifs et de performance de l'ONF. Il faut d'abord maintenir le régime forestier qui permet à l'Office de coordonner la gestion des 1 300 forêts domaniales et des 11 000 forêts des collectivités et d'optimiser la gestion sylvicole pour garantir les besoins d'approvisionnement des entreprises de transformation. L'abandon du régime forestier s'accompagnerait d'un éparpillement des ventes préjudiciable à la filière. Il s'agit ensuite de renforcer la gouvernance en associant plus étroitement les élus des communes propriétaires de forêts, notamment par l'information et par l'accès aux données qui concernent les ventes de leurs bois. Ce sujet complexe doit d'ailleurs prendre en compte les droits de l'organisme effectuant le traitement et la mise en forme des données.

Enfin, il convient de favoriser la gestion par massif, en soutenant notamment les initiatives de rapprochement entre forêts publiques et forêts privées. La forêt privée représente les trois quarts de la superficie forestière. Elle constitue un gisement important de bois encore sous-exploité et pourrait contribuer à l'approvisionnement des industries de la filière. Je préconise, sur ce point, de suivre l'exemple allemand de cogestion forestière public-privé qui est l'une des clés de son efficacité ?

Faut-il pour autant imiter les autres aspects du « modèle allemand » en évoluant vers une forêt plus productiviste ? Certes, avec une forêt 50 % moins étendue que la nôtre l'Allemagne produit deux fois plus de sciages. Cela s'explique par la composition de sa forêt aux deux tiers résineuse avec des essences de bois correspondant à la demande du marché et des industriels. La forêt française, quant à elle, est constituée aux deux tiers de feuillus, en particulier de chênes, également très demandés et à forte valeur ajoutée. Quand bien même nous souhaiterions enrésiner notre forêt pour l'exploiter plus intensivement, cela prendrait plusieurs décennies pour convertir nos massifs, sans aucune certitude sur l'évolution future du marché. Cela présenterait également des risques inhérents aux monocultures, plus vulnérables aux aléas climatiques ou aux attaques parasitaires et appauvrirait les sols en raison d'une exploitation plus intensive et d'une rotation plus rapide des peuplements. Nos concitoyens sont-ils favorables à une monoculture intensive des forêts préjudiciable à la biodiversité alors que notre forêt abrite entre 120 et 160 essences d'arbres contre seulement 40 en Allemagne ?

J'estime nécessaire de préserver la multifonctionnalité forestière : il s'agit pour les gestionnaires publics et privés, d'adapter les massifs forestiers et de diversifier les essences, afin qu'elles soient plus résilientes aux changements climatiques et aux aléas grandissants tout en s'ajustant, autant que possible, aux demandes de matières premières du marché et des industriels.

Les forestiers doivent certes adapter leur production aux besoins des marchés, mais les industriels doivent également investir dans de nouveaux procédés pour utiliser les essences existantes. Cela facilitera l'adhésion de la société française aux choix forestiers et démontrera que la filière forêt-bois est l'alliée d'un développement économique durable et soutenable. Elle crée des emplois et des activités favorables à l'écologie : l'immobilier et le mobilier stockent durablement le carbone.

Je fais également observer que même si les pays du Nord, y compris la Suède, ont été frappés par des incendies de forêt de grande ampleur, la France a jusqu'à présent été épargnée. Cela démontre la capacité de résilience de notre forêt aux crises sanitaires et aux incendies, même si depuis 1950 sa surface a augmenté de plus de 50 % et couvre aujourd'hui le tiers de l'hexagone.

Pendant les auditions, nous avons également évoqué le cas des gestionnaires privés comme la Société Forestière, filiale de la Caisse des dépôts : celle-ci dégage une rentabilité de 2 %, soit un peu moins de 100 euros par an pour chaque hectare de forêt dont la valeur moyenne s'établit à de 4 000 euros. Si l'on applique ce pourcentage à la forêt de l'État, inscrite au bilan de l'Office pour 10 milliards d'euros, l'ONF pourrait, en théorie, rapporter à l'État 200 millions d'euros de plus chaque année et, pour le moins, équilibrer ses charges.

Cependant, notre forêt publique, du fait de sa composition et du poids des missions d'intérêt général, ne peut pas être gérée de façon intensive. Elle doit souvent privilégier les fonctions de réservoir de biodiversité sur celles de production, comme en témoigne la création récente du grand parc national des forêts de feuillus de Champagne et de Bourgogne. Cette terre historique de production de chênes de qualité est désormais mise en réserve, alors qu'elle recèle un potentiel exceptionnel préservé grâce à une gestion raisonnée des propriétaires locaux.

Une des réussites incontestables de l'ONF, en partenariat avec les communes, est d'avoir engagé une certification forestière propice au développement d'une forêt publique de qualité, attractive et multifonctionnelle. Cette certification est un gage de qualité dans tous les maillons de la chaine de transformation du bois. Ainsi, la France a fait prospérer une forêt répondant aux attentes sociétales en matière de production comme de biodiversité. Face aux enjeux climatiques, la biodiversité forestière devient un outil déterminant de captation carbone. La forêt acquiert ainsi une dimension nouvelle, en particulier auprès des jeunes générations, plus sensibles aux sujets environnementaux.

Pour un retour à l'équilibre financier de l'ONF, tout en réduisant les tensions avec le personnel et les élus, une solution consisterait à prendre en compte les aménités de la forêt, qui conditionnent la survie des écosystèmes et demeurent non rémunérées. Un hectare de forêt rapporte environ 100 euros par an à son propriétaire en vente de bois, mais dix fois plus à la collectivité. Le Conseil d'analyse stratégique a chiffré le gain à 970 euros en tenant compte des externalités positives : cueillette, chasse, stockage du carbone, pureté de l'eau, protection des habitats, biodiversité, services culturels et agrément. Dans un contexte de pression sur la ressource, il est essentiel de préserver cette approche durable, condition incontournable pour une exploitation acceptée par les populations. En contrepartie, il apparaît nécessaire de mobiliser des paiements pour services environnementaux, des quotas carbone ou d'autres incitations fiscales visant à favoriser des pratiques vertueuses.

La problématique du déséquilibre financier de l'ONF se pose depuis sa création. Historiquement, c'est parce que « la forêt perd toujours les arbitrages budgétaires », qu'Edgar Pisani a justifié en 1964 la création d'un EPIC pour identifier chaque année les recettes et les dépenses afférentes aux forêts publiques.

La forêt constitue un nouvel enjeu, face aux changements climatiques, de matériau renouvelable et de ressource énergétique. Pour la préserver, les pouvoirs publics doivent redéfinir les missions de l'ONF et clarifier la frontière entre, d'une part, les aspects régaliens - le cadrage, le contrôle, le suivi, la veille sanitaire, la prévention des risques, la production de services non marchands - relevant du régime forestier et, partant, du financement public via le versement compensateur, et d'autre part, les activités concurrentielles. Cela permettra de préciser les missions des agents, de clarifier les données comptables et de distinguer missions de l'ONF de celles de l'Office français de la biodiversité (OFB).

Il convient, en outre, de repositionner la gouvernance des forêts publiques au plus près des territoires, en valorisant les élus et en permettant de nouvelles initiatives forestières de proximité, dans la logique du PNFB et des plans régionaux. Aborder la gestion forestière par massif permet de tirer parti des chartes forestières, des plans de développement de massif et des plans d'approvisionnement territoriaux au bénéfice de l'économie locale. Une telle évolution serait, en outre, cohérente avec le souhait exprimé par la fédération nationale des communes forestières, qui appelle de ses voeux, dans son manifeste, la mise en oeuvre d'un plan forestier local pour compléter la panoplie d'outils stratégiques locaux de développement forestier.

Enfin, il apparaît nécessaire de rapprocher les acteurs forestiers publics et privés pour privilégier la gestion transversale à l'échelle d'un massif. Il s'agit de favoriser la constitution de partenariats vertueux en matière de choix des essences, de gestion sylvo-cynégétique, d'équipements, de commercialisation et de lutte contre les incendies et les crises sanitaires. Ils se traduiront dans des documents de gestion publics ou privés plus cohérents.

Les axes de réforme que je vous propose, partagés par les communes forestières, constituent les bases d'une réflexion à construire avec les acteurs publics et privés, en amont et en aval de la filière, pour définir une nouvelle stratégie forestière nationale où l'Office, partenaire des territoires, demeurera garant d'une politique forestière nationale.

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