Intervention de Faruk Kaymakci

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 mai 2019 à 18h10
Audition de s.e. M. Faruk Kaymakci vice-ministre des affaires étrangères de la république de turquie

Faruk Kaymakci, vice-ministre des affaires étrangères de la République de Turquie :

Merci de votre accueil chaleureux ! Je souscris pleinement à la première partie de votre discours ; quant à la seconde, ce sont des questions dont nous pouvons discuter. Je préfère y répondre, plutôt que prononcer un discours plus abstrait.

Concernant les missiles S-400, à nos yeux, ce n'était pas un choix, c'était une obligation. La crise en Syrie a donné lieu à des attaques de missiles et de mortiers vers la Turquie, qui ont fait 400 victimes, pour la moitié syriennes. Nous avons demandé à nos alliés de nous aider en soutenant la défense aérienne de la Turquie par un tel système. Nous avons reçu, à l'origine, le soutien des États-Unis, de l'Espagne, de l'Italie et de l'Allemagne, mais les États-Unis et l'Allemagne se sont ensuite retirés. Que faire face à un tel problème de sécurité ?

La Russie n'était pas notre premier choix, mais nos alliés n'ont pas répondu à nos besoins. Nous nous sommes ensuite adressés à la Chine, mais la Russie nous a fait une proposition qui nous convenait mieux, car elle comprenait un transfert de technologie. Nous ne coopérons pas pour autant avec la Russie pour détruire l'OTAN ou créer une alternative à cette organisation, bien au contraire.

Le système S-400, celui de l'OTAN et les chasseurs F-35 sont compatibles. Nous avons proposé aux États-Unis la création d'une commission mixte. Trois pays membres de l'Union européenne - la Bulgarie, la Grèce et la Slovaquie - utilisent le système S-300 ; la Norvège emploie des F-35 à proximité de la frontière russe, où le système S-400 est déployé.

La Turquie appartient à l'Occident, la Turquie appartient à l'OTAN. Nous avons été les premiers à répondre à l'appel de l'OTAN, pendant la guerre froide, puis dans les Balkans et en Afghanistan, mais quand, à notre tour, nous avons eu besoin de l'alliance, nous n'avons pas reçu d'aide. S'il s'agit d'une alliance de solidarité et de défense commune, il faut agir ensemble !

L'acquisition de ce système n'est pas un changement d'alliance, c'est une réponse à un besoin. Il ne faut pas non plus oublier la réalité de la Russie dans la région. Nous avons besoin de coopérer avec la Russie en Syrie. Nous importons de Russie la moitié du gaz naturel que nous consommons.

Un autre problème se pose : si l'on continue de marginaliser la Turquie, de la pousser en dehors du système européen, on ne laisse pas beaucoup de choix à la Turquie. Or c'est ce qui se passe en ce moment. Le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est politiquement bloqué. Certains instrumentalisent la question chypriote, d'autres jouent le jeu du populisme, mais les faits sont là.

J'ai servi deux ans en Afghanistan au service de l'OTAN ; je connais les capacités de l'alliance. La Turquie a dû faire un choix qui ne lui plaît pas.

J'en viens à la question chypriote. En 2004, on a décidé de faire entrer les Chypriotes grecs dans l'UE sans résoudre le problème chypriote. Le plan Annan a été rejeté par les Chypriotes grecs. La Grèce pouvait bloquer l'adhésion à l'Union européenne de neuf pays d'Europe de l'Est ; c'est pourquoi on a accepté l'entrée des Chypriotes grecs.

La Turquie est le seul pays qui veut résoudre la question chypriote. Selon les Chypriotes grecs, la solution est simple. Les Turcs, à les entendre, seraient une minorité sur cette île grecque. Nous refusons un tel statut : nous voulons un modèle suisse de confédération ou une fédération, mais les Chypriotes grecs ne veulent pas partager l'île avec les Chypriotes turcs. Ils ne veulent pas l'égalité politique, parce qu'ils sont déjà dans l'Union européenne : ils peuvent utiliser leur droit de veto contre l'adhésion de la Turquie, et ils veulent le maximum.

La question chypriote cause beaucoup de problèmes entre la Turquie et la Grèce, voire l'Europe. La coopération de notre pays avec l'OTAN et l'Union européenne en matière de défense et de sécurité est affectée, notamment concernant notre adhésion à l'Agence européenne de défense. Les Chypriotes grecs nous bloquent ; en retour, nous les bloquons à l'OTAN.

À présent, sans consulter les Chypriotes turcs, les Chypriotes grecs ont commencé à mener des sondages et des recherches dans les gisements de gaz naturel autour de l'île. En 2015, nous avons proposé aux deux parties la création d'une commission mixte de l'énergie, pour qu'elles décident ensemble que faire de ces richesses, mais les Chypriotes grecs ont rejeté cette solution et commencé des sondages dans les eaux prétendument chypriotes grecques. La Méditerranée n'est pas délimitée : nul pays ne peut déclarer unilatéralement sa zone économique exclusive (ZEE). Cette décision doit être prise en commun. Or l'UE accepte automatiquement la position des Chypriotes grecs, tout comme elle accepte les revendications grecques en mer Égée.

Vous avez pu observer quelques tensions il y a deux semaines. De notre point de vue, nous pouvons opérer des sondages à l'intérieur de notre ZEE. Les Chypriotes grecs présentent cela comme une attaque, et certains pays européens les croient, mais ce n'est pas la réalité. Nous avons proposé une coopération énergétique comme une étape dans la résolution de la question chypriote. Si l'on trouve du gaz naturel en Méditerranée, il faut se demander qui l'exploitera, mais aussi comment l'amener vers le reste de l'Europe. La Turquie a déjà des gazoducs qui peuvent être utilisés pour approvisionner l'Europe en gaz. Or l'UE essaie plutôt de créer un nouveau gazoduc extrêmement coûteux : cela n'est pas réaliste.

Enfin, je veux aborder les questions relatives à l'État de droit. Il est vrai que la Turquie a subi un traumatisme après le coup d'État raté du 15 juillet 2016. Nous avons certes connu bien des coups d'État dans notre histoire, mais pour la première fois on a vu une organisation terroriste infiltrée dans le système, les gülénistes. Que faire ? Depuis quarante ans, ils étaient partout : dans les médias, dans le système judiciaire, dans le ministère de l'éducation, dans celui des affaires étrangères. Nous avons dû révoquer des fonctionnaires liés à ce mouvement.

C'est pourquoi nous avons déclaré l'état d'urgence, pendant deux ans, comme l'a fait la France après les attaques terroristes. C'est en ligne avec la Convention européenne des droits de l'homme et les traités internationaux. Il est compliqué de faire une distinction entre gülénistes. Certains ont tenté un coup d'État, d'autres ont triché aux examens publics, falsifié des documents, espionné la vie privée des politiciens et falsifié les élections, tout cela pour créer un État parallèle. Ils n'ont respecté ni la morale ni l'éthique. J'ai été envoyé à Bassora plutôt qu'à Paris du fait de ce réseau d'influence au coeur de l'État, qui cherchait à acquérir le pouvoir pas à pas. Ils ont fait arrêter le chef d'état-major en l'accusant auprès du président Erdogan de préparer un coup d'État kémaliste.

La Turquie veut mettre ce traumatisme derrière elle. Si l'on veut soutenir l'État de droit et les droits de l'homme en Turquie, il faut que les perspectives d'adhésion à l'Union européenne soient plus claires. Sinon, on marginalise la Turquie, on en fait un free rider. Notre finalité est l'adhésion à l'Union européenne. C'est pourquoi, malgré toutes ces difficultés, il faut soutenir la tendance démocratique et encourager les réformes en Turquie. En politisant les négociations d'adhésion, on éloigne la Turquie du reste de l'Europe, ce qui n'est bon ni pour la Turquie ni pour l'Union européenne.

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