Nous recevons le vice-ministre des affaires étrangères de la Turquie, S.E. M. Faruk Kaymakci.
Monsieur le ministre, nous sommes très heureux de pouvoir vous entendre aujourd'hui à l'occasion de votre visite à Paris. Je rappelle que vous avez rencontré deux membres de notre commission lors de leur déplacement en Turquie en avril dernier.
Les relations entre nos deux pays sont anciennes et profondes, que ce soit de manière bilatérale ou au sein de l'OTAN. Outre l'importance de la communauté d'origine turque dans notre pays et les nombreuses relations économiques et culturelles qui nous unissent, nous nous félicitons de la poursuite de notre coopération antiterroriste, en particulier contre Daech au Levant et contre le PKK sur le territoire national.
Nous devons également saluer la bonne application de la déclaration UE/Turquie du 18 mars 2016, qui a permis une baisse drastique des traversées ainsi que des décès en mer, dont le nombre a pu être divisé par dix.
Nous reconnaissons l'immense effort accompli par la Turquie pour accueillir plus de 3,9 millions de réfugiés, dont 90 % en provenance de Syrie, et pour les intégrer à la vie du pays. La France respecte ses engagements : elle contribue, à hauteur de 460 millions d'euros, à la mise en oeuvre des deux tranches de 3 milliards d'euros de la facilité européenne pour les réfugiés, dont les versements se poursuivent.
Un autre point essentiel de notre coopération est notre dialogue sur les questions régionales et, en particulier, sur la situation en Syrie, où la Turquie joue un rôle de premier plan. Nos deux pays souhaitent une avancée du processus de règlement politique passant par la nomination d'un comité constitutionnel. Ainsi que le Président de la République l'a indiqué, nous sommes, tout comme vous, très préoccupés par la situation à Idlib. Nous souhaiterions avoir votre analyse de la situation et connaître l'état de vos discussions avec la Russie sur ce point. Pourriez-vous également évoquer l'avancée de vos discussions avec les États-Unis et les Forces démocratiques syriennes (FDS) sur la stabilisation du nord-est de la Syrie ?
Un autre sujet de préoccupation majeur est la montée des tensions à propos de l'Iran, après les annonces faites par ce pays sur le non-respect de l'accord de Vienne, la forte pression exercée par les États-Unis, qui ont annoncé la fin des dérogations à leurs sanctions sur le pétrole, et les incidents survenus dimanche dernier. Comment pouvons-nous agir afin de faire baisser les tensions ?
Parallèlement à ces dossiers sur lesquels nous pouvons progresser de concert, notre relation est affectée par plusieurs difficultés qui ne doivent toutefois pas nous empêcher de dialoguer avec franchise.
Nous sommes d'abord très préoccupés par l'achat de missiles S-400 à la Russie. Nous comprenons la nécessité pour la Turquie d'assurer la protection de son territoire ; du reste, des entreprises turques, françaises et italiennes coopèrent pour développer une solution antimissile propre à la Turquie. Toutefois, la présence de S-400 sur le territoire de la Turquie est problématique pour l'OTAN, pour les États-Unis et pour leurs alliés.
Par ailleurs, nous observons avec une grande inquiétude les tensions croissantes en Méditerranée orientale autour des ressources en gaz qui avoisinent Chypre. Comme vous le savez, la France est très attachée au respect du droit international concernant l'exploitation de ces ressources.
Enfin, notre attachement à l'approfondissement des relations entre nos deux peuples et notre conviction que nous devons coopérer sur de nombreux sujets ne rendent que plus vives nos préoccupations sur la situation de l'État de droit en Turquie. En particulier, l'emprisonnement de nombreux journalistes et universitaires ne nous paraît pas conforme aux principes que la Turquie elle-même s'est engagée à respecter et qui sont au fondement du dialogue entre nos deux pays. Il n'est pas question, pour nous, de remettre en cause le droit souverain de la Turquie à lutter contre les ennemis qui la menacent, mais simplement de rappeler notre attachement à ce que cette lutte ait lieu dans le cadre de l'État de droit et de procédures équitables.
Nous pourrions également aborder la coopération entre nos entreprises, ou encore les difficultés économiques que rencontre actuellement la Turquie, mais je veux maintenant vous céder la parole.
Merci de votre accueil chaleureux ! Je souscris pleinement à la première partie de votre discours ; quant à la seconde, ce sont des questions dont nous pouvons discuter. Je préfère y répondre, plutôt que prononcer un discours plus abstrait.
Concernant les missiles S-400, à nos yeux, ce n'était pas un choix, c'était une obligation. La crise en Syrie a donné lieu à des attaques de missiles et de mortiers vers la Turquie, qui ont fait 400 victimes, pour la moitié syriennes. Nous avons demandé à nos alliés de nous aider en soutenant la défense aérienne de la Turquie par un tel système. Nous avons reçu, à l'origine, le soutien des États-Unis, de l'Espagne, de l'Italie et de l'Allemagne, mais les États-Unis et l'Allemagne se sont ensuite retirés. Que faire face à un tel problème de sécurité ?
La Russie n'était pas notre premier choix, mais nos alliés n'ont pas répondu à nos besoins. Nous nous sommes ensuite adressés à la Chine, mais la Russie nous a fait une proposition qui nous convenait mieux, car elle comprenait un transfert de technologie. Nous ne coopérons pas pour autant avec la Russie pour détruire l'OTAN ou créer une alternative à cette organisation, bien au contraire.
Le système S-400, celui de l'OTAN et les chasseurs F-35 sont compatibles. Nous avons proposé aux États-Unis la création d'une commission mixte. Trois pays membres de l'Union européenne - la Bulgarie, la Grèce et la Slovaquie - utilisent le système S-300 ; la Norvège emploie des F-35 à proximité de la frontière russe, où le système S-400 est déployé.
La Turquie appartient à l'Occident, la Turquie appartient à l'OTAN. Nous avons été les premiers à répondre à l'appel de l'OTAN, pendant la guerre froide, puis dans les Balkans et en Afghanistan, mais quand, à notre tour, nous avons eu besoin de l'alliance, nous n'avons pas reçu d'aide. S'il s'agit d'une alliance de solidarité et de défense commune, il faut agir ensemble !
L'acquisition de ce système n'est pas un changement d'alliance, c'est une réponse à un besoin. Il ne faut pas non plus oublier la réalité de la Russie dans la région. Nous avons besoin de coopérer avec la Russie en Syrie. Nous importons de Russie la moitié du gaz naturel que nous consommons.
Un autre problème se pose : si l'on continue de marginaliser la Turquie, de la pousser en dehors du système européen, on ne laisse pas beaucoup de choix à la Turquie. Or c'est ce qui se passe en ce moment. Le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est politiquement bloqué. Certains instrumentalisent la question chypriote, d'autres jouent le jeu du populisme, mais les faits sont là.
J'ai servi deux ans en Afghanistan au service de l'OTAN ; je connais les capacités de l'alliance. La Turquie a dû faire un choix qui ne lui plaît pas.
J'en viens à la question chypriote. En 2004, on a décidé de faire entrer les Chypriotes grecs dans l'UE sans résoudre le problème chypriote. Le plan Annan a été rejeté par les Chypriotes grecs. La Grèce pouvait bloquer l'adhésion à l'Union européenne de neuf pays d'Europe de l'Est ; c'est pourquoi on a accepté l'entrée des Chypriotes grecs.
La Turquie est le seul pays qui veut résoudre la question chypriote. Selon les Chypriotes grecs, la solution est simple. Les Turcs, à les entendre, seraient une minorité sur cette île grecque. Nous refusons un tel statut : nous voulons un modèle suisse de confédération ou une fédération, mais les Chypriotes grecs ne veulent pas partager l'île avec les Chypriotes turcs. Ils ne veulent pas l'égalité politique, parce qu'ils sont déjà dans l'Union européenne : ils peuvent utiliser leur droit de veto contre l'adhésion de la Turquie, et ils veulent le maximum.
La question chypriote cause beaucoup de problèmes entre la Turquie et la Grèce, voire l'Europe. La coopération de notre pays avec l'OTAN et l'Union européenne en matière de défense et de sécurité est affectée, notamment concernant notre adhésion à l'Agence européenne de défense. Les Chypriotes grecs nous bloquent ; en retour, nous les bloquons à l'OTAN.
À présent, sans consulter les Chypriotes turcs, les Chypriotes grecs ont commencé à mener des sondages et des recherches dans les gisements de gaz naturel autour de l'île. En 2015, nous avons proposé aux deux parties la création d'une commission mixte de l'énergie, pour qu'elles décident ensemble que faire de ces richesses, mais les Chypriotes grecs ont rejeté cette solution et commencé des sondages dans les eaux prétendument chypriotes grecques. La Méditerranée n'est pas délimitée : nul pays ne peut déclarer unilatéralement sa zone économique exclusive (ZEE). Cette décision doit être prise en commun. Or l'UE accepte automatiquement la position des Chypriotes grecs, tout comme elle accepte les revendications grecques en mer Égée.
Vous avez pu observer quelques tensions il y a deux semaines. De notre point de vue, nous pouvons opérer des sondages à l'intérieur de notre ZEE. Les Chypriotes grecs présentent cela comme une attaque, et certains pays européens les croient, mais ce n'est pas la réalité. Nous avons proposé une coopération énergétique comme une étape dans la résolution de la question chypriote. Si l'on trouve du gaz naturel en Méditerranée, il faut se demander qui l'exploitera, mais aussi comment l'amener vers le reste de l'Europe. La Turquie a déjà des gazoducs qui peuvent être utilisés pour approvisionner l'Europe en gaz. Or l'UE essaie plutôt de créer un nouveau gazoduc extrêmement coûteux : cela n'est pas réaliste.
Enfin, je veux aborder les questions relatives à l'État de droit. Il est vrai que la Turquie a subi un traumatisme après le coup d'État raté du 15 juillet 2016. Nous avons certes connu bien des coups d'État dans notre histoire, mais pour la première fois on a vu une organisation terroriste infiltrée dans le système, les gülénistes. Que faire ? Depuis quarante ans, ils étaient partout : dans les médias, dans le système judiciaire, dans le ministère de l'éducation, dans celui des affaires étrangères. Nous avons dû révoquer des fonctionnaires liés à ce mouvement.
C'est pourquoi nous avons déclaré l'état d'urgence, pendant deux ans, comme l'a fait la France après les attaques terroristes. C'est en ligne avec la Convention européenne des droits de l'homme et les traités internationaux. Il est compliqué de faire une distinction entre gülénistes. Certains ont tenté un coup d'État, d'autres ont triché aux examens publics, falsifié des documents, espionné la vie privée des politiciens et falsifié les élections, tout cela pour créer un État parallèle. Ils n'ont respecté ni la morale ni l'éthique. J'ai été envoyé à Bassora plutôt qu'à Paris du fait de ce réseau d'influence au coeur de l'État, qui cherchait à acquérir le pouvoir pas à pas. Ils ont fait arrêter le chef d'état-major en l'accusant auprès du président Erdogan de préparer un coup d'État kémaliste.
La Turquie veut mettre ce traumatisme derrière elle. Si l'on veut soutenir l'État de droit et les droits de l'homme en Turquie, il faut que les perspectives d'adhésion à l'Union européenne soient plus claires. Sinon, on marginalise la Turquie, on en fait un free rider. Notre finalité est l'adhésion à l'Union européenne. C'est pourquoi, malgré toutes ces difficultés, il faut soutenir la tendance démocratique et encourager les réformes en Turquie. En politisant les négociations d'adhésion, on éloigne la Turquie du reste de l'Europe, ce qui n'est bon ni pour la Turquie ni pour l'Union européenne.
Ma première question concerne les missiles S-400 ; vous venez de nous offrir à ce sujet les mêmes éléments de réponse que vous m'aviez offerts à Ankara, mais les choses ont évolué depuis notre rencontre, et pas dans le bon sens. Vous avez déjà payé un ou deux F-35, vos pilotes sont actuellement formés aux États-Unis, mais les Américains ne vous livreront pas ces avions ! C'est bloqué, car l'hostilité des États-Unis à l'achat des S-400 est complète. En outre, vous avez très récemment annoncé la fabrication, avec la Russie, d'un système S-500. Je ne suis pas sûr que ce soit un très bon signal à envoyer à l'Europe, à l'OTAN et aux États-Unis.
Ma seconde question porte sur l'État de droit, qui ne se réduit pas à la liberté des journalistes et des universitaires. Nous nous étions rencontrés au moment des élections municipales. Le parti de M. Erdogan avait reconnu sa défaite à Ankara, mais pas à Istanbul. Depuis, l'élection d'Istanbul a été annulée. Je ne suis pas sûr que le message adressé, notamment aux Européens, soit le bon. On vous regarde de très près, car vous êtes très proches de nous. L'adhésion de la Turquie à l'Union européenne apparaît déjà très compliquée : je ne suis pas sûr que les peuples, s'ils peuvent s'exprimer, vous disent oui. Mais si l'on veut, du moins, qu'un statut spécial soit possible pour la Turquie, il faut adresser les bons messages.
Je vous remercie à mon tour pour votre accueil à Ankara et la franchise de nos échanges. J'ai été frappé par la manière dont la Turquie accueillait des millions de réfugiés syriens sur son territoire, la plupart non dans des camps, mais en les intégrant à la population et en scolarisant les enfants. Je souhaite que l'Union européenne continue à vous apporter son soutien pour cet accueil.
De par sa situation géographique, la Turquie occupe une place particulière au sein de l'OTAN, tournée à la fois vers la Russie et vers les États-Unis. La confusion existe. Où pencheront les intérêts turcs dans les années à venir ?
Vous souhaitez faire avancer le processus d'intégration de la Turquie à l'Union européenne. Cependant, ne vous éloignez-vous pas des standards européens ? Je pense notamment à cet universitaire français emprisonné en Turquie pour avoir assisté, à Lyon, à une réunion avec des Kurdes : quand pourra-t-il récupérer son passeport ?
Les missiles S-500 nous ont été proposés par la Russie, qui fait pour la Turquie ce que l'OTAN ne fait pas. La Turquie a besoin de soutien aérien. Dans la mesure où l'OTAN ne nous apporte pas d'aide, la Russie joue sa carte. La Turquie ne fait qu'étudier les options qui s'offrent à elle. Le système de défense aérienne Patriot, proposé par les États-Unis, ne sera pas effectif avant 2028 et la technologie restera sous contrôle américain. La Turquie peut-elle l'accepter ? Rappelez-vous le général de Gaulle ! Les voisins de la Turquie sont pour le moins compliqués. L'OTAN est un cadre indispensable pour nouer des liens de proximité entre la Turquie et l'Occident, dans un contexte où les crises se multiplient, en Syrie, en Irak, mais aussi en Iran.
Les élections municipales à Istanbul ont fait l'objet de critiques. La Turquie a une longue expérience de la démocratie. Ce n'est pas la première fois que des élections sont annulées, et pas seulement en Turquie. En l'occurrence, des irrégularités ont été constatées, qui ont suscité des objections. C'est aussi l'État de droit que de les prendre en compte. Le vote du peuple reste l'enjeu essentiel. Nous verrons ce que donneront les résultats. À Antalya et à Ankara, le parti au pouvoir a perdu les élections et l'a parfaitement accepté. À Istanbul, le problème porte sur 42 000 votes. Soyons patients.
Que feriez-vous si un universitaire français participait à une réunion de Daech à Bagdad ? La France subit le terrorisme à un degré moindre que la Turquie, qui doit faire face aux attaques de trois organisations : le PKK, Daech et le Fatah. Regardez les mesures que vous avez prises après les attentats de Paris. Le PKK figure depuis 2002 sur la liste des organisations terroristes établie par l'Union européenne. Il peut néanmoins facilement faire de la propagande en Europe pour recruter de futurs terroristes. Il peut aussi importer de la drogue en Europe.
La Turquie est membre du Conseil de l'Europe et candidate à l'Union européenne. Elle a subi trois années difficiles, mais le contexte s'améliore ; depuis la deuxième moitié de 2018, le processus de réforme a repris. Il faut respecter le peuple. La Turquie est candidate depuis 1999 ; or, depuis 2015, vous discriminez notre pays en instaurant un double standard et en le diabolisant comme antidémocratique. Quand cessera cette hypocrisie ? Mieux vaudrait encourager la Turquie à mener ses réformes, afin qu'elle remplisse les critères de Copenhague et puisse devenir membre de l'Union européenne. L'accord de 2015 prévoit qu'une ouverture restera toujours possible dans le processus d'adhésion, avec un droit de veto que vous avez inscrit dans votre Constitution. Ce processus est aussi important pour nous que l'adhésion elle-même. Et peut-être la Turquie finira-t-elle par choisir de ne pas être membre de l'Union européenne.
Quoi qu'il en soit, on ne peut pas continuer à jouer sur un éventuel référendum. Les Anglais le disent très bien : « Democracy is listening to the people, not necessarily following them. » Il faut tracer une ligne claire entre démocratie et populisme. S'il y avait eu un référendum en 1950 pour créer la Communauté européenne du charbon et de l'acier, que serait-il arrivé ? Et croyez-vous que les votes en faveur du Brexit n'aient porté que sur la question du Brexit ? Pas moins de 79 % des Turcs demandent l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, dont 90 % des jeunes, et 55 % pensent que la Turquie peut devenir membre de l'Union européenne si elle fait son devoir. Le processus d'adhésion est utile autant pour la Turquie que pour l'Union européenne. Le résultat est secondaire.
Quant au statut spécial ou au « partenariat privilégié », pour reprendre les mots du président Sarkozy, c'est un concept qui n'est pas pertinent, dans la mesure où la Turquie fait déjà partie de l'Union douanière sans être membre de l'Union européenne. Elle contribue aux missions de sécurité et de défense de l'Union européenne et s'y investit d'ailleurs davantage que certains pays membres. Des dialogues de haut niveau ont cours entre les ministres turcs et les commissaires européens sur l'énergie, les transports et la sécurité. La Turquie souhaite développer la convergence avec l'Union européenne pour l'avenir. Son adhésion lui permettra de développer tout son potentiel. Si elle avait été membre de l'Union européenne en 2003, peut-être la guerre en Irak et le conflit en Syrie auraient-ils été évités. La Turquie est un atout pour l'Union européenne.
Les élections européennes auront lieu dimanche prochain. L'adhésion éventuelle de nouveaux membres à l'Union européenne fait partie du débat. Le problème ne concerne pas seulement la Turquie, mais l'élargissement plus généralement. C'est toute l'Europe qui est en crise. « Réglons nos problèmes avant d'accueillir de nouveaux membres » : telle est l'opinion qui prévaut. La Macédoine, la Serbie et le Monténégro sont aussi sur la liste des pays candidats à l'adhésion. La Turquie n'est pas seule en cause.
Qui peut, mieux que la Turquie, aider l'Europe à relever les défis, qu'il s'agisse de la sécurité, des migrations illégales, de la radicalisation de l'Islam ou de l'emploi ? Au-delà de la Turquie, il y a l'Asie centrale et le Moyen-Orient. Il serait réducteur de ne considérer que la situation politique difficile que la Turquie traverse. Notre pays peut aider l'Europe à résoudre ses problèmes.
La Turquie est un grand pays. La France et la Turquie doivent renforcer leur coopération et leur lien de confiance. En France, des binationaux d'origine turque se présentent à des élections locales en défendant une position communautariste et en s'inscrivant sous la bannière du parti au pouvoir en Turquie. Ils portent ainsi atteinte à la cohésion nationale. Cette ingérence risque de nuire à votre rapprochement avec l'Union européenne. Les soutenez-vous ?
La question des gisements de gaz en Méditerranée dépasse les relations entre Chypre et la Turquie. Les autorités américaines et européennes ont réagi fermement, et Mme Mogherini a appelé la Turquie à la plus grande retenue et au respect des droits souverains de Chypre. Le président Erdogan a déclaré que le produit de l'exploitation devait être partagé avec les Chypriotes turcs. Nicosie souhaite que l'on trouve d'abord une solution au problème chypriote. La stratégie turque n'est-elle pas un mauvais signal envoyé à l'Union européenne ? Rappelons que la République turque de Chypre du Nord n'a jamais été reconnue par la communauté internationale. N'y a-t-il pas un risque de chantage qui se profilerait, dans la perspective de l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne ?
La Turquie a joué un rôle important en Syrie, notamment au sein du processus d'Astana, en 2017, avec la Russie et l'Iran. Vos relations avec ces deux pays se sont renforcées au cours des dernières années. Quelles sont les perspectives pour l'avenir ?
Depuis le 27 février dernier, la Turquie a engagé des manoeuvres navales d'une ampleur inédite, avec 103 navires mobilisés pendant plusieurs jours dans la mer Noire, la mer Égée et la Méditerranée. Depuis le 13 mai, de nouvelles manoeuvres ont commencé pour une durée de douze jours, avec des capacités navales encore plus importantes, mobilisant 132 navires de guerre, 57 avions et 33 hélicoptères. Ces exercices ne respectent ni les eaux territoriales ni la zone économique exclusive de Chypre, dont vous contestez la légalité juridique. Comment expliquez-vous ces manoeuvres autour de lieux de forage de gaz et de pétrole ? Ne s'agit-il pas d'une stratégie d'intimidation ?
Vous avez répété à plusieurs reprises que les Kurdes étaient des terroristes. Faites-vous une distinction entre les Kurdes de Syrie, ceux d'Irak et ceux d'Iran ? La Turquie est-elle encore présente militairement dans le nord de l'Irak ? Si tel est le cas, pourquoi ?
Votre pays s'est appliqué à entretenir une relation pragmatique avec l'Iran. Nous nous interrogeons : faut-il voir dans l'Iran et la Turquie des partenaires ou des concurrents, en matière d'influence au Moyen-Orient ? D'autant que la Turquie est alliée aux États-Unis, dont on connaît l'opposition grandissante au régime iranien. La Turquie bénéficiait de dérogations américaines pour acheter du pétrole iranien. Ce n'est plus le cas ; vous continuez pourtant à soutenir l'Iran dans sa stratégie de contournement des sanctions. Quelles sont les marges de manoeuvre de la Turquie pour se poser en médiateur entre les États-Unis et l'Iran, afin d'éviter un embrasement du Moyen-Orient ?
Le président turc semble avoir fait pression sur le Haut Comité électoral pour que soit organisé un nouveau scrutin pour les municipales d'Istanbul. Il est prévu le 23 juin. Notre inquiétude porte sur les arrestations de députés et de maires en amont des élections. Qu'adviendra-t-il si Istanbul passe à l'opposition ? Pourquoi ces arrestations ?
Nous sommes nombreux à être des amis de longue date de la Turquie, contre vents et marées. Vous êtes un grand pays et nous avons une longue histoire commune. Le temps des grandes espérances est en stand by. Cependant, vous n'avez pas toujours aidé les défenseurs de l'adhésion. Nous siégeons avec nos amis turcs à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Ce sont des collègues engagés, que nous apprécions beaucoup. Ne croyez-vous pas que la décision de maintenir la Turquie dans l'OTAN dépend aussi beaucoup de vous ? Alors que se profile un risque de guerre dans la région du Golfe, nous devons pouvoir entretenir avec la Turquie un dialogue de haute intensité. C'est un intérêt partagé.
Pourriez-vous nous faire un point sur les relations de la Turquie avec la Chine ? Comment votre pays s'intègre-t-il dans les nouvelles routes de la soie ? Où en est le projet d'approfondissement de la coopération antiterroriste avec la Chine ? Où en est le partenariat stratégique dont il était question ? Le traitement des Ouïghours est un point de mésentente entre la Chine et la Turquie. Le terme de « génocide » a été employé. Où en est-on ?
Je vous remercie de parler si bien français et de faire preuve d'un grand sens du dialogue. Je fais partie, comme Jean-Marie Bockel, de ceux qui ont plaidé pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, et cela jusqu'en 2007, année où le ministre des affaires européennes turc a expliqué devant l'Assemblée parlementaire de l'OTAN que la Turquie ne souhaitait plus entrer dans l'Union européenne et qu'elle deviendrait bientôt la première économie européenne. Nous avons été surpris par tant d'arrogance.
De qui s'agissait-il ?
De M. Bagis. Le mois dernier, j'ai participé à un séminaire de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN à Antalya. Je remercie mes collègues parlementaires turcs qui ont été des partenaires de travail très sérieux. En revanche, j'ai été choquée par les attaques du président du Parlement turc, M. Mustafa Sentop, contre la France et son Président de la République. Elles étaient inappropriées dans une enceinte internationale. Le respect entre pays alliés est indispensable. Le ministre des affaires étrangères turc a renchéri, de sorte que ma collègue députée et moi-même avons été obligées de quitter la salle. Nous aimons la Turquie, mais certains responsables politiques turcs ont une attitude contre-productive, sans respect mutuel ni tolérance.
Cet incident nous a marqués. Avec ma collègue de l'Assemblée nationale, Marielle de Sarnez, nous avons envoyé une lettre de protestation.
La situation de l'État de droit en Turquie est inquiétante. J'espère que nous retrouverons une voie permettant de faire avancer le processus d'adhésion. Quand on vous interroge sur la situation de M. Tuna Altinel, maître de conférences en mathématiques à Lyon, vous invoquez le terrorisme. Cet homme est signataire d'un appel des universitaires pour la paix. Depuis 2016, 700 signataires turcs de cet appel sont passés devant le tribunal. Considérez-vous que les 2 200 signataires de cet appel sont tous des terroristes ?
Le 28 février dernier, cet universitaire français est allé déposer devant un tribunal turc. Il est ensuite rentré en France, puis est retourné en Turquie, le 12 avril dernier, date à laquelle on lui a confisqué son passeport. Le 10 mai, il s'est présenté de son plein gré à la préfecture de la région de Marmara pour tenter d'obtenir des explications ; il a alors été incarcéré, sans qu'on connaisse le motif de son arrestation. Cela ne ressemble en rien au comportement d'un terroriste. La communauté universitaire française est en émoi et les protestations iront grandissantes. L'accusation systématique de terrorisme à l'encontre de tous ceux qui sont en prison ne nous convainc pas.
M. Altinel a participé à une conférence organisée par des membres du PKK. Il n'a pas été arrêté en tant qu'universitaire, mais pour avoir pris part au mouvement de propagande kurde, acte qui est défini comme un crime par la loi. N'en feriez-vous pas autant s'il s'agissait d'un sympathisant de Daech ? Le PKK a fait 40 000 victimes turques. Notre loi est stricte, ce qui explique les nombreuses accusations de terrorisme.
Le gouvernement turc a essayé de trouver une solution au problème kurde. Des négociations ont eu cours jusqu'en 2015. Cependant, le PKK est un interlocuteur difficile à cerner. Notre gouvernement a demandé aux politiciens kurdes de prendre leurs distances avec les terroristes ; ils l'ont fait, mais le PKK a renversé le processus de négociation. La crise en Syrie a bouleversé la donne. Beaucoup de membres du PKK ont choisi la voie du terrorisme. Les politiciens kurdes que nous avons arrêtés l'ont été à cause des activités qu'ils ont menées au service du PKK. Les maires kurdes n'ont pas été les seuls à être visés. Nous avons arrêté tous ceux qui ont mené des activités terroristes.
Nous savons que les communistes défendent l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Cependant, ils tentent de retirer le PKK de la liste des organisations terroristes de l'Union européenne. On ne peut pas demander à la Turquie de trouver une solution à la question kurde tout en laissant les organisations terroristes se reconstituer.
J'ai suivi le débat qui a eu lieu à Antalya. La France est membre du Conseil européen et c'est un allié de l'OTAN. Qu'une députée française ose affirmer dans une enceinte internationale que le PKK n'est pas une organisation terroriste a profondément blessé les Turcs, d'où la réaction inamicale de notre ministre.
Les attaques contre le Président de la République française avaient été lancées antérieurement à cette déclaration.
Votre Président de la République a instauré le 24 avril comme journée nationale de commémoration du prétendu génocide arménien. Qu'attendiez-vous de la Turquie ? Quelle est la priorité de la France : la promesse politique faite aux électeurs arméniens ou l'amitié avec la Turquie ? Nous avons montré notre volonté d'ouverture en proposant d'instaurer une commission indépendante sur ce sujet. Si elle déclare qu'il y a eu un génocide, nous nous y conformerons. Ce n'est pas au Parlement, ni au Président de la France ni à l'Union européenne de décider de ce qui s'est passé en 1915. L'intérêt des individus serait plus important que les relations politiques entre la Turquie et la France ? Voilà ce qui a suscité la réaction violente dont vous avez fait les frais à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN.
Laissons cette question arménienne derrière nous et regardons l'avenir. C'est la seule voie possible pour la réconciliation. Sans quoi, nos relations bilatérales risquent d'en souffrir. La Turquie fera un geste symbolique pour honorer l'histoire des Français en Anatolie. Nous savons nous montrer amicaux en matière de mémoire et expliquer la culture turque. Voyez ce que nous avons fait avec la Nouvelle-Zélande et l'Australie.
Quant à l'OTAN, cela dépend de nous tous. Il faut chercher le moyen de répondre aux besoins défensifs de la Turquie sans affaiblir l'OTAN. Même l'administration Trump, qui a essayé de détruire les relations transatlantiques, a compris peu à peu ce qu'il faut faire quand il s'agit de la sécurité de l'Occident.
La Chine est un partenaire économique important de la Turquie. L'un des corridors principaux des nouvelles « routes de la soie » passe par la Turquie, qui joue un rôle clef dans ce projet de par sa position géostratégique. Un problème demeure toutefois : le traitement des Ouïghours, peuple d'origine turque. Nous avons fermement réagi aux exécutions, et la Chine s'est un peu fâchée. Notre relation est aujourd'hui limitée, mais la Chine comprend le poids économique et stratégique de la Turquie, qui veut toujours contribuer à cet important projet de connexion de l'Asie avec l'Europe.
Je travaille avec M. Bagis, je le connais bien ; peut-être ses propos ont-ils été mal interprétés. Le peuple et le gouvernement turcs sont sérieux dans leur volonté d'adhésion à l'Union européenne. Certes, ce n'est pas la Turquie d'aujourd'hui qui peut adhérer, mais nous voulons la voir changer, devenir plus occidentale, démocratique et libérale. Après les élections municipales d'Istanbul, le 23 juin, il y aura quatre ans sans élections : vous verrez émerger une autre Turquie, réformatrice.
Le Conseil de l'Europe observe le déroulement des élections turques ; nous l'avons invité à observer les élections municipales. Tout est ouvert, nous verrons s'il y a ou non un problème. D'après le rapport remis après les élections du 30 mars, la délégation du Conseil de l'Europe a apprécié la manière dont elles se sont déroulées.
Quant à l'Iran, c'est à la fois un partenaire et un concurrent. Nous importons d'Iran la moitié de notre pétrole. L'économie de notre voisin est importante, c'est un partenaire commercial. L'Iran joue un rôle dans la crise syrienne, mais aussi en Irak. Il est essentiel de travailler avec lui, mais cela ne signifie pas que nous acceptons leur politique étrangère, qui est basée sur un certain sectarisme. L'Iran exploite la division entre chiites et sunnites en Irak, mais aussi au Bahreïn et au Yémen. Il joue de ce point de vue un rôle destructif. La Turquie essaie de faire face à cette politique.
En dépit de cette opposition, nous devons travailler avec l'Iran et la Russie pour trouver une solution politique au conflit syrien. Nous espérons qu'il n'y aura pas de conflit entre l'Iran et les États-Unis. Israël utilise aussi ces conflits ; comme l'Arabie saoudite et les États-Unis, ils veulent pénaliser l'Iran. Mais cela comporte des risques : le ministre de l'intérieur iranien avait menacé de laisser passer vers l'Europe des tonnes de drogue et des millions de réfugiés. L'Europe doit jouer son rôle. Nous sommes opposés aux sanctions unilatérales américaines envers l'Iran. Nous avions averti nos amis américains, mais certains veulent une guerre et organisent des provocations. De telles sanctions mèneront à la nucléarisation de l'Iran ; cela compliquera les choses. Quant à la Turquie, elle ne peut pas appliquer les sanctions à 100 %. Qui pourrait remplacer l'Iran comme fournisseur de notre pétrole ?
Quant à la question kurde, la Turquie ne considère pas les Kurdes comme des terroristes. Nous avons eu d'excellentes relations avec les Kurdes d'Irak jusqu'au référendum illégal, et elles sont toujours bonnes. Les Kurdes de Turquie sont une partie de notre nation. Nous vivons avec eux depuis des siècles. Aujourd'hui, la plus grande ville kurde est Istanbul. Certes, la Turquie doit prendre des mesures contre le PKK, mais il faut faire cette distinction. Nous avons aussi de bonnes relations avec les Kurdes de Syrie, nous leur avons offert refuge. Cependant, les YPG, une branche du PKK, essaient de contrôler la région et pratiquent le nettoyage ethnique dans le nord de la Syrie ; même les Kurdes qui ne les soutiennent pas sont expulsés. La Turquie n'a pas de problème avec les Kurdes, mais avec les terroristes du PKK.
Concernant les manoeuvres navales, il faut voir notre marine comme une force de l'OTAN. C'est un exercice militaire tout à fait normal, nous faisons de telles manoeuvres presque tous les ans, elles ne sont dirigées contre personne. Bien sûr, nos amis grecs et chypriotes grecs les dépeignent comme une menace ; ce n'est pas nouveau. La Turquie a fait beaucoup de progrès en matière d'industrie d'armement. Nous avons produit de nouveaux équipements : il faut les tester.
L'absence de l'Union européenne en Syrie est regrettable. Elle pense déjà à la reconstruction, mais on n'en est pas là. Il faut d'abord que l'Europe pèse pour trouver une solution au conflit, pour qu'il se termine le plus vite possible.
Le mot « chantage » a été prononcé au sujet de la question chypriote. Malheureusement, s'il y a chantage, il vient des Grecs chypriotes. Ils abusent de leur appartenance à l'Union européenne. Je suis prêt à soutenir un plan de paix et à coopérer pour l'exploitation du gaz naturel autour de Chypre, mais les Chypriotes grecs ont déjà offert des contrats lucratifs à des sociétés européennes d'hydrocarbures : c'est une provocation ! Il ne faut pas procéder à des sondages dans les zones contestées avant d'avoir procédé à une délimitation.
On a parlé d'un parti turc en France. Il n'existe pas, à ma connaissance. Les Français d'origine turque font partie de la France, je ne sais pas pourquoi ils ont créé un parti. J'ai posé la même question à un député belge d'origine turque ayant créé un tel parti. Une telle initiative, lui ai-je dit, va contre l'intégration, et ne peut mener qu'à la radicalisation et à la marginalisation de cette communauté. Il m'a répondu qu'il avait été rejeté de son parti politique parce qu'il n'a pas reconnu le prétendu génocide arménien. C'est pourquoi il a créé ce parti, en protestation. Il faut se demander comment intégrer les Français d'origine turque et pourquoi ils se sentent forcés de créer de tels partis. Il faut surtout créer une mentalité de coopération entre les pays d'origine et les pays qui reçoivent des immigrants. Nous sommes opposés à de tels partis et la Turquie n'apporte en général son soutien à aucun parti ; ce n'est pas notre culture !
Merci de n'avoir éludé aucune question ! C'est par le dialogue, marque du Sénat, qu'on peut mieux comprendre les situations géopolitiques et accepter nos différences. Nous attachons beaucoup d'importance à ce dialogue et au partenariat stratégique entre la France et la Turquie, pour notre sécurité collective et la lutte contre l'immigration illégale et le terrorisme.
La réunion est close à 20 heures.