Intervention de Florence Parly

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 22 mai 2019 à 16h40
Exportations d'armement — Audition de Mme Florence Parly ministre des armées

Florence Parly, ministre des armées :

L'exportation d'armements est un sujet sensible que je prends extrêmement au sérieux. Je reviendrai prochainement devant votre commission puisque nous publions chaque année un rapport sur le sujet ; vous constaterez qu'il a évolué dans sa forme pour être rédigé avec encore plus de transparence et de clarté.

Dès aujourd'hui, il est utile que nous ayons un débat aussi serein que possible, basé sur des faits. En effet, beaucoup d'hypothèses ou de suppositions ont été élaborées en s'appuyant sur la note de la DRM donnée à la presse. Je ne la commenterai pas. Par principe, je ne commente ni les informations protégées par le secret de la défense nationale, ni les poursuites judiciaires contre ceux qui ont divulgué ces informations classifiées. La liberté de la presse et la liberté d'expression sont fondamentales. Elles ne peuvent cependant pas s'exercer en violation du code pénal. Si le secret des sources est naturellement et heureusement protégé, le secret de la défense nationale est un pilier de la protection des intérêts fondamentaux de la Nation et de la sécurité de tous les Français. Toute atteinte à ce secret est pénalement répréhensible. C'est la loi. Je suis sûre que les législateurs que vous êtes sont sensibles à cet argument. Qui comprendrait que dans l'environnement sécuritaire actuel, l'État ne réagisse pas à la fuite de documents classifiés ? En tant que ministre des armées, je ne peux certainement pas tolérer ce qui peut compromettre des sources, nos moyens, nos partenaires.

La situation au Yémen a ému, à bon droit, l'opinion publique. Cette guerre atroce dure depuis trop longtemps ; elle a des conséquences humanitaires intolérables. Je fais en particulier référence aux ravages de la famine. Notre priorité absolue est la fin de cette guerre. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour qu'une solution politique voie le jour. Nous sommes en contact avec M. Griffiths, envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour le Yémen, qui a tout notre soutien dans sa mission, que nous savons extrêmement difficile. Quelques avancées positives ont été constatées ces derniers temps, notamment dans la mise en oeuvre d'un accord noué fin 2018 à Stockholm qui prévoit le retrait des milices houthies de trois ports dont celui d'Hodeïda. Ces efforts diplomatiques doivent se poursuivre et s'intensifier. La France, membre du Conseil de sécurité de l'ONU, y prendra toute sa part.

Le fait qu'en vertu d'un partenariat ancien avec les Émirats arabes unis et l'Arabie Saoudite, la France a vendu il y a vingt ans, puis il y a quatre ans, des armes employées sur ce champ de bataille doit-il nous faire nous sentir coupables ? Examinons les faits.

Nous n'avons jamais prétendu qu'aucune arme française n'était utilisée au Yémen mais la plupart des équipements vendus à l'Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis l'ont été bien avant la guerre au Yémen.

Leur vente a répondu à plusieurs intérêts de long terme qui dépassent les dirigeants, les conflits, les pays dont il s'agit. Le premier est la protection de nos ressortissants, qui sont 40 000 dans le Golfe arabo-persique, dont 30 000 en Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis. Le deuxième est la sécurité de nos approvisionnements énergétiques qui passent par le détroit de Bab-el-Mandeb. Le troisième est la liberté de navigation. Toute menace au large du détroit pèserait très lourd sur le trafic maritime mondial. Tout le flux de containers d'Asie, ainsi que de La Réunion, y transite. Le quatrième est la stabilité de la région dans laquelle l'Iran multiplie les arsenaux balistiques et accroît son influence déstabilisante. Je rappelle que trois bases militaires françaises sont situées aux seuls Émirats arabes unis. Le cinquième est la lutte contre le terrorisme. Ceux qui luttent contre Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), ce sont les Émirats arabes unis.

Aurait-on dû empêcher les Émirats arabes unis et l'Arabie Saoudite d'engager la guerre du Yémen ? Là aussi, quelques rappels. Cette guerre, c'est d'abord l'histoire d'un coup d'État contre un gouvernement légitime par une faction soutenue par l'Iran. Un conflit interne éclate en 2014 après des années de déchirements, malgré la réunification du Yémen du Nord et du Yémen du Sud en 1990. À cette époque, les rebelles houthis conquièrent la capitale, s'en prennent à la population. Face à une situation devenue intenable, le président légitime, M. Hadi, fait appel aux Saoudiens et aux Émiriens en mars 2015. C'est aussi l'histoire d'une menace permanente contre le territoire de l'Arabie Saoudite, avec des missiles régulièrement tirés contre la capitale, Riyad, ainsi que contre celui des Émirats arabes unis, qui subissent fréquemment des attaques de drones ou de vedettes suicides. Quel État souverain pourrait l'accepter ?

Une fois la guerre déclenchée, lorsque nos partenaires utilisent la force d'une manière qui ne nous paraît pas compatible avec le droit international humanitaire, nous ne nous privons pas de le leur dire. Devons-nous pour autant arrêter toute vente d'armement à ces pays ainsi que le service des équipements déjà fournis ? La question est délicate. Conformément à nos obligations internationales au titre du Traité sur le commerce des armes, nous pouvons arrêter de fournir certains éléments lorsque nous évaluons qu'il existe un risque prépondérant que les armes soient utilisées pour commettre une violation grave du droit humanitaire ou des droits de l'homme. Nous menons un examen sérieux des dossiers qui nous sont soumis. Nous avons ainsi refusé une licence portant sur des munitions air-sol. Depuis le début de l'année, une quinzaine de demandes d'exportation ont été retirées par les industriels, dissuadés par l'État.

Je ne crois pas que nous devions pour autant cesser toute relation d'armement avec l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Quand vous êtes au Gouvernement, vous n'êtes pas comptable de votre indignation ; vous êtes d'abord comptable des intérêts de la France. C'est un débat intérieur dont vous êtes le premier censeur. Que se passerait-il si l'on arrêtait toutes les ventes à ces pays ? Nous nous en couperions pour au moins une génération. On perdrait tout partenariat sur les crises dans lesquels ils ont joué, jouent ou joueront un rôle positif. Je rappelle que c'est l'Arabie saoudite qui a rendu la paix possible au Liban grâce à l'accord de Taëf en 1989. C'est elle qui a lancé l'initiative arabe de paix pour la Palestine en 2002. Plus récemment, c'est à Abu Dhabi que les leaders libyens étaient tout près d'une solution de paix durable quand le général Haftar a lancé son initiative malheureuse sur Tripoli. On fragiliserait aussi l'action que nous menons conjointement contre le terrorisme avec le G5 Sahel soutenu par ces deux pays. On porterait aussi un coup sérieux à la réputation de la France à l'export en entretenant l'idée que la France peut lâcher ses partenaires en cours de route si elle désapprouve telle ou telle de leurs actions. On fragiliserait aussi tout l'écosystème industriel français qui dépend de ces contrats.

Si nous vendons des armes, c'est parce que c'est indispensable à notre souveraineté - celle de la France et celle de l'Europe, que le Gouvernement s'attache chaque jour à construire. C'est la liberté d'action de la France dans le monde qui est en jeu, dans le cadre de nos responsabilités de puissance de paix, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.

Pour disposer des équipements militaires qui nous permettent d'assurer notre mission fondamentale de protection de notre territoire et de nos ressortissants et de dissuasion militaire, nous devons maintenir la viabilité et l'indépendance de notre industrie militaire pour les décennies à venir. Nous ne sommes ni les États-Unis, ni la Chine, ni la Russie : viabiliser nos industries à coup de commandes publiques n'est pas une option. Le marché européen est trop étroit, l'Europe de la défense est trop balbutiante, l'Europe dépense trop peu pour sa défense et quand elle le fait, c'est encore beaucoup trop hors de l'Union européenne. C'est un constat : nous n'avons pas d'autre choix que d'exporter.

Certains partenaires ont décidé de ne pas vendre à tel ou tel pays mais ils n'ont souvent pas la responsabilité de dissuasion nucléaire, ni une présence active hors de leurs frontières. Ils peuvent sans doute se permettre ce type de position.

Exporter, c'est aussi construire la souveraineté européenne. J'étais il y a quelques jours aux Pays-Bas et en Belgique avec qui nous construisons les chasseurs de mine du futur. Avec l'Allemagne et l'Espagne, nous construirons l'avion de chasse du futur. De nombreux autres pays européens s'y intéressent. Derrière ces programmes, c'est la souveraineté de notre continent qui se joue. L'Europe dépend trop des autres pays. Comme le relevait un responsable étranger, les Européens sont les derniers végétariens dans un monde de carnivores. Il nous faut changer de régime en commençant par nous doter de nos propres équipements. La Commission européenne elle-même en prend conscience. C'est pourquoi elle a lancé le Fonds européen de la défense et souhaite y consacrer 13 milliards d'euros. Dans les prochaines années, nos partenaires européens seront amenés à prendre des décisions importantes : aux Pays-Bas, les sous-marins ; en Suisse et en Finlande, les avions de combat. Nous devons tout faire pour réussir sur ces marchés d'exportation car c'est de l'interopérabilité de nos forces, de notre capacité à travailler en commun, de notre solidarité et de notre résilience qu'il est question face à la volatilité du monde extérieur. Enfin l'export permet de tisser des liens étroits avec des États stratégiques pour la sécurité de la France, qu'il s'agisse de l'Inde ou de l'Australie, qui assurent notre présence en Asie où les futurs équilibres mondiaux se joueront. Notre coopération avec les Émirats arabes unis, qui se traduit par la présence de bases françaises sur leur territoire, nous place au coeur du Moyen-Orient, qui est une région clé pour notre sécurité et nos approvisionnements énergétiques.

Il ne faut pas non plus négliger la dimension économique de l'armement pour nos territoires. Ce secteur représente 200 000 emplois directs et 400 000 emplois indirects, soit 13 % des emplois industriels en France, au-delà des grandes agglomérations, à Cherbourg, Saint-Nazaire, Saclay, Nice, Toulon, Lannion, Veurey-Voroize en Isère, Domérat dans l'Allier, et ailleurs. Chers sénateurs, dans vos territoires, des milliers d'entreprises, qu'il s'agisse de très petites entreprises (TPE) ou d'entreprises de taille intermédiaire (ETI) vivent de ces contrats d'exportation. Des familles en dépendent. Je sais que vous êtes entièrement dédiés à vos territoires et que la protection des emplois de vos régions vous mobilise.

Je ne suis pas en train de vous dire que l'argument économique justifie de faire n'importe quoi. Mais je n'aime pas voir les beaux esprits étriller la politique du Gouvernement alors qu'elle ne diffère pas de celle des gouvernements précédents, même les plus récents. Un peu de cohérence ne nuit pas.

Nous devons vendre, et pas seulement à nos voisins européens. Comment le faire avec le maximum de discernement pour préserver les intérêts de long terme de notre pays ? Les ventes d'armes nous lient à l'échelle d'une génération. Un avion, c'est trente ou quarante ans de partenariat. En quarante ans, des pays amis peuvent s'éloigner à la faveur d'une élection ; des pays pacifiques peuvent devenir plus belliqueux ; des gouvernements stables peuvent être renversés par des populistes, des autocrates ou des fanatiques ; à l'inverse, de grands pays pas très bien gouvernés peuvent changer positivement. Nous devons peser soigneusement les conséquences de nos décisions. Gouverner, ce n'est pas s'émouvoir, c'est prévoir.

J'aimerais vous convaincre de faire confiance à nos institutions. Je vais vous détailler le fonctionnement de la CIEEMG. Placée sous l'autorité du Premier ministre, elle autorise ou non l'octroi de licences en ménageant au mieux nos intérêts et nos obligations juridiques. Elle est au coeur d'un processus exigeant dans le plein respect du droit national et international. Faites confiance à la robustesse de nos procédures. En pratique, chaque demande est scrutée par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, celui des armées, celui de l'économie et des finances, par le cabinet du Premier ministre, par les services de renseignement et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Le ministère de l'intérieur, les douanes et le ministère de la recherche sont fréquemment invités à formuler des avis. Le ministère des armées n'officie aucunement seul dans son coin. Il s'agit toujours d'une délibération collégiale suivie d'une décision rendue par le Premier ministre. Chaque examen fait appel à des analyses pointues du matériel, de la situation du pays, voire de l'unité à laquelle le matériel serait destiné, de l'industrie, de l'impact possible sur nos propres forces. Les discussions sont longues - les industriels nous reprochent parfois des délais qui s'allongent - et menées avec la plus grande minutie. Il n'est pas rare que la CIEMG sollicite des expertises ou un dialogue complémentaires avec l'industriel, qui peut conduire ce dernier à retirer sa demande.

L'accord d'une licence ne doit pas être interprété comme un chèque en blanc. L'exportation est autorisée sous conditions, par exemple l'interdiction de réexporter ou l'obligation d'appliquer des procédures contre la dissémination. Nous assurons le suivi via des démarches diplomatiques ou des modules de formation au droit international et humanitaire.

Certains se prévaudront d'exemples étrangers pour promouvoir un embargo complet. J'espère vous avoir montré pourquoi ce n'est pas une idée qui irait dans le sens des intérêts de notre pays. L'analogie étrangère ne me convainc pas totalement car les pays que l'on me cite sont dans une situation bien différente de la France. Ils n'ont souvent pas la dissuasion nucléaire, ni nos responsabilités opérationnelles, ni la vision que nous avons de notre rôle dans le monde et n'ont donc pas besoin de partenariats étrangers pour la mettre en oeuvre.

Comme vous, je lis ou j'entends les protestations étrangères qui ignorent volontiers les actions menées par des filiales ou des joint ventures de leurs champions nationaux. Je préfère la clarté et la cohérence.

Je ne suis pas la porte-parole des industries d'armement. Je prends en compte les différents intérêts de la France, d'aujourd'hui et de demain dans un domaine où la temporalité n'est pas celle des législatures, mais d'une génération.

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