Intervention de Charles-Eric Lemaignen

Mission d'information Gratuité des transports collectifs — Réunion du 6 juin 2019 à 13h30
Audition commune de l'assemblée des communautés de france et de france urbaine

Charles-Eric Lemaignen, vice-président de l'Assemblée des communautés de France :

Quels sont les réseaux ayant mis en place la gratuité totale des transports collectifs ? Il y a quelques années, il y en avait 22, auxquels se sont depuis ajoutés Dunkerque et Niort. Il s'agit de petits réseaux. Avant Dunkerque et Niort, le plus gros réseau gratuit était celui d'Aubagne, dont la communauté d'agglomération a dépassé le seuil des 100 000 habitants pour pouvoir augmenter le taux du versement transport. Les autres collectivités étaient de petite, voire de très petite taille. La deuxième caractéristique commune de ces réseaux est qu'il s'agit de réseaux de faible ampleur, peu développés, même à Dunkerque et Niort. Je vais comparer avec mon intercommunalité, la métropole d'Orléans. Orléans compte 280 000 habitants, 11 millions de places-kilomètres offertes (PKO) et 20 millions d'euros de recettes collectées pour 35 millions de passagers par an. Dunkerque compte 220 000 habitants pour 7 millions de PKO et 15 millions de voyageurs, soit moins de la moitié de notre réseau. Enfin, les recettes de billettique y représentaient 4,5 millions d'euros. Niort disposait d'un million d'euros de recettes, d'un très petit réseau, et d'une assiette de versement transport (VT) très importante, puisque son produit était supérieur aux charges de transport. Il serait d'ailleurs logique que Niort baisse son VT. Autre caractéristique, la mise en oeuvre de la gratuité s'est accompagnée d'un accroissement de l'offre. Niort est la seule ville qui a diminué l'offre en mettant en place la gratuité.

À l'étranger, le cas de Tallin est intéressant, mais très particulier. En Belgique, Hasselt, ville de 80 000 habitants, a arrêté la gratuité des transports, au moment où l'État a mis fin à ses financements.

Le transport est une politique publique très largement subventionnée. Hors Île-de-France, le financement du transport se fait à 17 % par l'usager, 47 % par le versement transport, 33 % par les contributions des collectivités et 3 % par l'État. S'il n'y a pas de VT - spécificité française en Europe -, il n'y a plus de politique des transports en France. Le transport est peu payé par le client final. En outre, le versement transport est payé par les établissements de plus de 11 salariés. Il ne faut pas oublier que 33 % du VT est payé par des établissements publics, le plus gros contribuable étant souvent l'hôpital de la ville. Non seulement, l'usager participe peu au financement, mais le transport est la politique publique dont les prix augmentent le moins dans le temps. Des statistiques ont été établies pour la période qui va de 2005 à 2015 : le prix des ordures ménagères a augmenté de 53 %, celui de l'électricité et du gaz de 31,7 %, de l'eau de 30 %, des cantines de 20,8 % ; le transport a baissé de 2,8 %. Les prix des transports collectifs n'ont pas suivi l'inflation malgré une très forte augmentation de l'offre durant cette période.

Troisièmement, il est important de se demander d'où vient la clientèle supplémentaire induite par la gratuité totale. Certes, la gratuité augmente la fréquentation, mais beaucoup de collectivités qui ont mis en place la gratuité l'ont accompagnée d'une augmentation de l'offre. Quelle est la part de l'augmentation supplémentaire liée à celle de l'offre ? Quelle est celle liée à la gratuité ? Il est extrêmement difficile de le dire. Niort, seule ville à avoir baissé l'offre en même temps qu'elle instaurait la gratuité, est de très loin la ville dans laquelle l'augmentation de la fréquentation du réseau de transport a été la plus faible.

À Orléans, nous n'avons pas baissé les prix, mais nous avons mis en place une seconde ligne de tramway. Entre 2011 et 2018, nous avons gagné 12 millions de voyageurs. Durant la même période, Châteauroux, dont la population est 3 à 4 fois inférieure à la nôtre, a gagné 1,5 million de voyageurs.

Il est également très difficile d'objectiver l'origine du report modal. La gratuité fait-elle baisser le recours à la voiture ? Aujourd'hui, la seule solution pour l'analyser objectivement serait de disposer d'une enquête « origine, destination » juste avant, puis juste après, puis de 3 ou 4 ans après l'instauration de la gratuité. L'effet gratuité est très fort la première année, puis baisse. Il en va de même lors de l'augmentation de l'offre. L'étude de M. Rapoport sur la faisabilité de la gratuité des transports en commun en Île-de-France, leur financement et la politique de tarification montre qu'il n'y a pas de report modal depuis la voiture. Ce que l'on sait, mais c'est très difficile à vérifier, c'est que la moitié de l'augmentation provient des modes de transport doux. C'est logique. Si un tramway gratuit permet de faire une ou deux stations auparavant parcourues à pied, on peut être tenté de prendre le transport public. Le bilan écologique de la mesure n'est donc pas extraordinaire.

Dans le cadre du Groupement des autorités responsables de transport (GART), nous avons évalué la fréquentation à Tallin. En 2013, année de l'introduction de la gratuité, la part modale des transports en commun passe de 55 % à 62 %, celle de la voiture tombe de 32 % à 29 %. Mais, dès l'année suivante, la part des transports en commun est retombée à 53 % et celle des voitures remontée à 33 %. Toutefois, il ne faut pas en tirer une leçon générale. Dans les pays de l'Est, le mythe de la voiture reste très présent et le parc automobile est en forte progression. En outre, Tallinn n'a mis en place la gratuité que pour les résidents.

Un sondage Ipsos a été réalisé en décembre dernier pour « La fabrique de la cité ». En matière de transports, la différence ne réside pas entre le périurbain et le rural, mais entre l'urbain dense, le périurbain et le rural. Les caractéristiques du périurbain et du rural sont très proches. La priorité absolue - la crise des gilets jaunes le montre - est d'avoir une solution pour ne pas être obligé de prendre la voiture. La question essentielle me semble être l'augmentation de l'offre. La question se pose aussi à Dunkerque. Une ligne forte existe le long de la bande côtière, mais les communes périphériques à l'intérieur n'ont que peu d'offre de transport public. Aujourd'hui, ma conviction profonde est qu'elle ne peut être conçue qu'en mutualisant le TER, l'interurbain, le transport à la demande, que l'intelligence artificielle transforme, le covoiturage et, de manière générale, tous les modes de rabattement. L'objectif essentiel que l'on a à traiter, c'est l'intermodalité, en particulier pour le périurbain. Et les solutions trouvées pour le périurbain pourront certainement être exportées de manière intelligente pour le rural. La Fédération nationale des associations d'usagers des transports (FNAUT) tient le même discours.

Il existe beaucoup de gratuités partielles. J'ai toujours éprouvé de la méfiance vis-à-vis des gratuités liées au statut. J'ai plus de soixante ans et bénéficie de réductions de la SNCF. Objectivement, lorsque l'on sait que la classe d'âge des plus de 65 ans est celle qui dispose du revenu disponible par habitant le plus élevé, on peut se demander si c'est vraiment nécessaire. De même, l'APF France handicap ne demande pas des tarifs spécialisés pour les personnes à mobilité réduite, mais de pouvoir bénéficier de la même offre que pour les autres usagers.

Je n'ai pas réussi à instaurer cette mesure à Orléans, mais 25 collectivités ont mis en place le principe d'une tarification solidaire fondée sur le quotient familial, comme à Strasbourg. Pourtant, les communes le font pratiquement toutes pour la cantine scolaire par exemple. Certes, il y a une difficulté technique : seules 80 % des personnes ont un quotient familial. Mais toute municipalité peut facilement reconstituer les quotients familiaux manquants. Ce qu'a mis en place Strasbourg en 2010 est la bonne solution permettant de sortir du piège de la gratuité. Le problème des gratuités partielles est qu'on peut toujours aller plus loin. À Orléans, nous avons mis en place une gratuité pour les scolaires. Dès lors, pourquoi pas une gratuité pour les étudiants, puis pour les moins de 26 ans, puis pour les personnes âgées ? On ne peut jamais mettre de limites. À Strasbourg, 100 000 personnes bénéficiaient de la gratuité en 2010. Toutes les gratuités liées au statut ont été supprimées sauf celle en faveur des scolaires handicapés. Puis, la ville a mis en place la tarification au quotient familial, avec quatre catégories allant d'abonnement mensuel - de mémoire - de 2,30 euros à 42,50 euros, ce qui reste inférieur au coût réel. C'est la solution permettant de conserver des recettes significatives pour augmenter l'offre. Plus on augmente les périmètres desservis, plus cela coûte cher, car il y a proportionnellement moins de clients. Pour instaurer la gratuité à Orléans, il faudrait trouver 20 millions d'euros par an pour compenser la perte des recettes. Quelle politique supprime-t-on ? Faut-il augmenter les impôts ?

L'attractivité commerciale du centre-ville peut jouer. L'incivilité du fait de la gratuité est un mythe. L'incivilité n'est pas due au fait que le transport soit ou non gratuit, mais à l'existence d'une présence humaine dans le bus. D'ailleurs à Dunkerque, des médiateurs ont été conservés dans le bus. La présence humaine fait que l'on sécurise le réseau. Ne rêvons pas aujourd'hui d'économies faites sur le coût du contrôle : il faudra conserver une présence humaine.

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