Nous recevons aujourd'hui M. Charles-Éric Lemaignen, premier vice-président et Mme Montaine Blonsard, responsable des relations avec le Parlement, de l'Assemblée des communautés de France (AdCF), ainsi que M. Étienne Chaufour, directeur Île-de-France chargé de l'éducation, des solidarités et des mobilités, et Mme Eloïse Foucault, responsable des relations parlementaires institutionnelles, de France Urbaine. Cette mission d'information a été demandée par le groupe CRCE et M. Gontard, en est le rapporteur. La gratuité des transports est-elle une vraie ou une fausse bonne idée ? Avant que nous commencions nos travaux de ce jour, je vous indique qu'il était prévu que nous allions à Dunkerque jeudi prochain, mais compte tenu de l'actualité et de la déclaration de politique générale du Premier ministre, ce déplacement est reporté afin de permettre à l'ensemble des sénateurs qui souhaitaient venir de pouvoir le faire. Je vous propose de faire un exposé liminaire, puis le rapporteur et nos collègues vous poseront des questions.
Quels sont les réseaux ayant mis en place la gratuité totale des transports collectifs ? Il y a quelques années, il y en avait 22, auxquels se sont depuis ajoutés Dunkerque et Niort. Il s'agit de petits réseaux. Avant Dunkerque et Niort, le plus gros réseau gratuit était celui d'Aubagne, dont la communauté d'agglomération a dépassé le seuil des 100 000 habitants pour pouvoir augmenter le taux du versement transport. Les autres collectivités étaient de petite, voire de très petite taille. La deuxième caractéristique commune de ces réseaux est qu'il s'agit de réseaux de faible ampleur, peu développés, même à Dunkerque et Niort. Je vais comparer avec mon intercommunalité, la métropole d'Orléans. Orléans compte 280 000 habitants, 11 millions de places-kilomètres offertes (PKO) et 20 millions d'euros de recettes collectées pour 35 millions de passagers par an. Dunkerque compte 220 000 habitants pour 7 millions de PKO et 15 millions de voyageurs, soit moins de la moitié de notre réseau. Enfin, les recettes de billettique y représentaient 4,5 millions d'euros. Niort disposait d'un million d'euros de recettes, d'un très petit réseau, et d'une assiette de versement transport (VT) très importante, puisque son produit était supérieur aux charges de transport. Il serait d'ailleurs logique que Niort baisse son VT. Autre caractéristique, la mise en oeuvre de la gratuité s'est accompagnée d'un accroissement de l'offre. Niort est la seule ville qui a diminué l'offre en mettant en place la gratuité.
À l'étranger, le cas de Tallin est intéressant, mais très particulier. En Belgique, Hasselt, ville de 80 000 habitants, a arrêté la gratuité des transports, au moment où l'État a mis fin à ses financements.
Le transport est une politique publique très largement subventionnée. Hors Île-de-France, le financement du transport se fait à 17 % par l'usager, 47 % par le versement transport, 33 % par les contributions des collectivités et 3 % par l'État. S'il n'y a pas de VT - spécificité française en Europe -, il n'y a plus de politique des transports en France. Le transport est peu payé par le client final. En outre, le versement transport est payé par les établissements de plus de 11 salariés. Il ne faut pas oublier que 33 % du VT est payé par des établissements publics, le plus gros contribuable étant souvent l'hôpital de la ville. Non seulement, l'usager participe peu au financement, mais le transport est la politique publique dont les prix augmentent le moins dans le temps. Des statistiques ont été établies pour la période qui va de 2005 à 2015 : le prix des ordures ménagères a augmenté de 53 %, celui de l'électricité et du gaz de 31,7 %, de l'eau de 30 %, des cantines de 20,8 % ; le transport a baissé de 2,8 %. Les prix des transports collectifs n'ont pas suivi l'inflation malgré une très forte augmentation de l'offre durant cette période.
Troisièmement, il est important de se demander d'où vient la clientèle supplémentaire induite par la gratuité totale. Certes, la gratuité augmente la fréquentation, mais beaucoup de collectivités qui ont mis en place la gratuité l'ont accompagnée d'une augmentation de l'offre. Quelle est la part de l'augmentation supplémentaire liée à celle de l'offre ? Quelle est celle liée à la gratuité ? Il est extrêmement difficile de le dire. Niort, seule ville à avoir baissé l'offre en même temps qu'elle instaurait la gratuité, est de très loin la ville dans laquelle l'augmentation de la fréquentation du réseau de transport a été la plus faible.
À Orléans, nous n'avons pas baissé les prix, mais nous avons mis en place une seconde ligne de tramway. Entre 2011 et 2018, nous avons gagné 12 millions de voyageurs. Durant la même période, Châteauroux, dont la population est 3 à 4 fois inférieure à la nôtre, a gagné 1,5 million de voyageurs.
Il est également très difficile d'objectiver l'origine du report modal. La gratuité fait-elle baisser le recours à la voiture ? Aujourd'hui, la seule solution pour l'analyser objectivement serait de disposer d'une enquête « origine, destination » juste avant, puis juste après, puis de 3 ou 4 ans après l'instauration de la gratuité. L'effet gratuité est très fort la première année, puis baisse. Il en va de même lors de l'augmentation de l'offre. L'étude de M. Rapoport sur la faisabilité de la gratuité des transports en commun en Île-de-France, leur financement et la politique de tarification montre qu'il n'y a pas de report modal depuis la voiture. Ce que l'on sait, mais c'est très difficile à vérifier, c'est que la moitié de l'augmentation provient des modes de transport doux. C'est logique. Si un tramway gratuit permet de faire une ou deux stations auparavant parcourues à pied, on peut être tenté de prendre le transport public. Le bilan écologique de la mesure n'est donc pas extraordinaire.
Dans le cadre du Groupement des autorités responsables de transport (GART), nous avons évalué la fréquentation à Tallin. En 2013, année de l'introduction de la gratuité, la part modale des transports en commun passe de 55 % à 62 %, celle de la voiture tombe de 32 % à 29 %. Mais, dès l'année suivante, la part des transports en commun est retombée à 53 % et celle des voitures remontée à 33 %. Toutefois, il ne faut pas en tirer une leçon générale. Dans les pays de l'Est, le mythe de la voiture reste très présent et le parc automobile est en forte progression. En outre, Tallinn n'a mis en place la gratuité que pour les résidents.
Un sondage Ipsos a été réalisé en décembre dernier pour « La fabrique de la cité ». En matière de transports, la différence ne réside pas entre le périurbain et le rural, mais entre l'urbain dense, le périurbain et le rural. Les caractéristiques du périurbain et du rural sont très proches. La priorité absolue - la crise des gilets jaunes le montre - est d'avoir une solution pour ne pas être obligé de prendre la voiture. La question essentielle me semble être l'augmentation de l'offre. La question se pose aussi à Dunkerque. Une ligne forte existe le long de la bande côtière, mais les communes périphériques à l'intérieur n'ont que peu d'offre de transport public. Aujourd'hui, ma conviction profonde est qu'elle ne peut être conçue qu'en mutualisant le TER, l'interurbain, le transport à la demande, que l'intelligence artificielle transforme, le covoiturage et, de manière générale, tous les modes de rabattement. L'objectif essentiel que l'on a à traiter, c'est l'intermodalité, en particulier pour le périurbain. Et les solutions trouvées pour le périurbain pourront certainement être exportées de manière intelligente pour le rural. La Fédération nationale des associations d'usagers des transports (FNAUT) tient le même discours.
Il existe beaucoup de gratuités partielles. J'ai toujours éprouvé de la méfiance vis-à-vis des gratuités liées au statut. J'ai plus de soixante ans et bénéficie de réductions de la SNCF. Objectivement, lorsque l'on sait que la classe d'âge des plus de 65 ans est celle qui dispose du revenu disponible par habitant le plus élevé, on peut se demander si c'est vraiment nécessaire. De même, l'APF France handicap ne demande pas des tarifs spécialisés pour les personnes à mobilité réduite, mais de pouvoir bénéficier de la même offre que pour les autres usagers.
Je n'ai pas réussi à instaurer cette mesure à Orléans, mais 25 collectivités ont mis en place le principe d'une tarification solidaire fondée sur le quotient familial, comme à Strasbourg. Pourtant, les communes le font pratiquement toutes pour la cantine scolaire par exemple. Certes, il y a une difficulté technique : seules 80 % des personnes ont un quotient familial. Mais toute municipalité peut facilement reconstituer les quotients familiaux manquants. Ce qu'a mis en place Strasbourg en 2010 est la bonne solution permettant de sortir du piège de la gratuité. Le problème des gratuités partielles est qu'on peut toujours aller plus loin. À Orléans, nous avons mis en place une gratuité pour les scolaires. Dès lors, pourquoi pas une gratuité pour les étudiants, puis pour les moins de 26 ans, puis pour les personnes âgées ? On ne peut jamais mettre de limites. À Strasbourg, 100 000 personnes bénéficiaient de la gratuité en 2010. Toutes les gratuités liées au statut ont été supprimées sauf celle en faveur des scolaires handicapés. Puis, la ville a mis en place la tarification au quotient familial, avec quatre catégories allant d'abonnement mensuel - de mémoire - de 2,30 euros à 42,50 euros, ce qui reste inférieur au coût réel. C'est la solution permettant de conserver des recettes significatives pour augmenter l'offre. Plus on augmente les périmètres desservis, plus cela coûte cher, car il y a proportionnellement moins de clients. Pour instaurer la gratuité à Orléans, il faudrait trouver 20 millions d'euros par an pour compenser la perte des recettes. Quelle politique supprime-t-on ? Faut-il augmenter les impôts ?
L'attractivité commerciale du centre-ville peut jouer. L'incivilité du fait de la gratuité est un mythe. L'incivilité n'est pas due au fait que le transport soit ou non gratuit, mais à l'existence d'une présence humaine dans le bus. D'ailleurs à Dunkerque, des médiateurs ont été conservés dans le bus. La présence humaine fait que l'on sécurise le réseau. Ne rêvons pas aujourd'hui d'économies faites sur le coût du contrôle : il faudra conserver une présence humaine.
Depuis le début des auditions de la mission, nous nous rendons compte que la gratuité des transports ne laisse jamais indifférente. Il existe peu d'études, ou bien celles-ci sont difficilement exploitables, sur l'effet réel dans le temps de la gratuité. Celle-ci peut être un outil à la fois en termes sociaux - en direction de personnes défavorisées ou qui n'auraient pas accès à la mobilité -, mais également en termes environnementaux.
Par ailleurs, considère-t-on la mobilité comme quelque chose qui doit être possible pour tous ? On parle ainsi d'accessibilité à la mobilité, de la même manière que chacun peut profiter de l'éclairage public, de parcs publics. Il s'agit d'équipements payés par la collectivité. J'habite en zone de montagne, la route est entretenue et déneigée. C'est un coût loin d'être négligeable, payé par l'ensemble de la collectivité. Il faut faire un choix : l'augmentation des impôts, la baisse des services. C'est un choix politique.
Cela pose la question du financement des transports. Si l'on ne parle que de gratuité en partant d'un financement tel qu'il est avec le versement transport, et en supprimant la participation des usagers, on se retrouve avec des besoins financiers non satisfaits pour réaliser des investissements en faveur de l'offre.
Il faut se demander en premier lieu si la gratuité est intéressante. Puis, si elle l'est, comment la financer. Avez-vous eu des réflexions sur ce point ? Le péage urbain a été évoqué, tout comme une vignette. Souvent, on nous a dit que la question du financement, au-delà de la gratuité, est un problème en raison de l'augmentation de la fréquentation et de l'offre de transports.
L'instauration de la gratuité dépend du type de collectivités, ainsi que des recettes. S'agissant de la métropole européenne de Lille, les recettes s'élèvent à 100 millions d'euros. Comment investirons-nous pour le futur du réseau sans ces 100 millions d'euros ? Pour se loger, les gens s'éloignent à 5 ou 10 kilomètres du centre-ville en raison des prix de l'immobilier. Or, ils travaillent dans les métropoles. Il faut prolonger les axes qui les amènent en ville. Mais avec quel argent ? Que les collectivités qui ont la possibilité de passer à la gratuité le fassent, mais toutes ne le peuvent pas. La coordination est également nécessaire. La métropole de Lille est dans le département du Nord. Or, une grande partie des personnes qui se rendent à Lille viennent du Pas-de-Calais, par l'autoroute A1. Intramuros, comme à Paris, on n'est pas gêné de ne pas avoir de voiture. Mais, ceux qui habitent en dehors des villes ont besoin de leur voiture.
Vous avez évoqué les avantages que procure la gratuité en termes sociaux, de mobilité et d'environnement. En termes sociaux, la gratuité dans les grands réseaux urbains est un cadeau pour les riches. En matière d'accès gratuit, il faut d'abord un accès tout court aux transports publics. La priorité absolue est d'augmenter l'offre de sorte à offrir à chacun des solutions de transports publics. Dans le cadre des colloques auxquels je participais, j'avais l'habitude de dire que les innovations technologiques sont bonnes pour le client, mais coûtent toujours plus cher à la collectivité. C'est en train de changer : avec l'intelligence artificielle, nous avons maintenant des systèmes permettant d'optimiser le transport à la demande. Nous les avons mis en place à Orléans. Cela permet de doubler la fréquentation dans certaines zones de transport à la demande avec un coût équivalent, voire moins élevé. La priorité absolue, c'est l'accès au transport. En matière d'environnement, cela peut être un avantage, mais à condition de prouver le report modal. Or, ce n'est pas évident. Le transfert vient aussi des modes doux.
Le « rapport Richard-Bur » sur la suppression de la taxe d'habitation avait pour mission de trouver une nouvelle fiscalité, mais aussi un nouveau modèle financier pour les collectivités locales. Ma conviction profonde - et je suis un ancien directeur local de la Caisse des Dépôts - est que la contrainte financière va être de plus en plus forte pour les collectivités locales et leurs agents publics. Dans ce contexte, le levier fiscal atteint son plafond. On ne pourra pas ne pas se poser la question de savoir ce que l'on finance par l'usager et ce que l'on finance par la solidarité nationale ou locale. Je viens de lire ce matin dans la Gazette des communes que le nouveau directeur des bibliothèques de France veut la gratuité totale pour toutes les bibliothèques et souhaite que cette mesure soit inscrite dans la loi. À Orléans, je suis partisan de la gratuité des bibliothèques : la mutualisation des bibliothèques des communes qui composent la métropole couvre largement le manque à gagner lié à la gratuité. Mais, c'est un choix politique. On ne peut pas l'imposer par la loi. Le transport coûte très cher. Dans un petit réseau comme celui de Châteauroux, les recettes représentaient 400 000 euros par an. À Orléans, elles représentent 20 millions d'euros, 55 millions d'euros à Strasbourg et 100 millions d'euros à Lille. Il faut être capable d'assumer ces choix politiques.
En outre, lorsque vous avez des recettes commerciales représentant moins de 10 % du total, vous ne pouvez plus récupérer la TVA sur les dépenses.
Aujourd'hui, nous arrivons à un phénomène de seuil. Le versement transport présente de nombreux inconvénients en termes économiques car il pèse sur les salaires. Imaginez-vous être un industriel à Aubagne : la communauté d'agglomération faisait 96 000 habitants. Le VT était de 0,55 %. Elle a intégré trois communes permettant de passer le seuil des 100 000 habitants. Le VT est passé au plafond à 1,05 %. Puis, à la suite de la construction d'une ligne de tramway, le VT est passé à 1,8 %. En quatre ans, le VT a plus que triplé, ce qui a permis de financer la gratuité.
Le risque est d'avoir un blocage absolu des entreprises par rapport au VT. Certes, le VT n'est pas un bon impôt, mais il existe. Sans le versement transport, il n'y a pas de transports publics. Le fait d'augmenter le seuil de 9 à 11 salariés me semble être une erreur politique. En effet, ceux qui profitent le plus des transports sont les petits commerces et artisans de centre-ville. Ce ne sont pas les grandes entreprises en périphérie de la ville. Sur ce point, le plan de déplacement d'entreprise inscrit dans la loi d'orientation des mobilités est extrêmement important. Si on touche au versement transport, le risque est de le remettre totalement en cause. J'ai entendu ici ou là des gens évoquer la contribution foncière des entreprises (CFE) pour le remplacer. Pour nous, c'est plus que le chiffon rouge. La solution devrait être une fiscalité écologique dont une partie serait affectée au transport public. Malheureusement, la vignette automobile a été supprimée et les incidents survenus en Bretagne ont provoqué l'abandon de l'écotaxe poids lourds.
Pour pouvoir développer véritablement le transport public, deux choses sont nécessaires : l'affectation d'une partie de la fiscalité écologique en touchant le moins possible au versement transport, car le risque d'aboutir à sa remise en cause serait trop important. À titre personnel, j'ai toujours dit que le VT était un impôt trop complexe. Les employeurs qui logent et transportent leurs salariés en sont exonérés ainsi que les associations d'utilité publique. Pour moi, le transport devrait payer le transport, et pas le social. Le principal bénéficiaire de l'exonération pour les entreprises qui logent et transportent leurs salariés est la SNCF. C'est incohérent. On devrait en faire un impôt que tout le monde paye et qui permettrait d'avoir un taux plus bas sur une assiette plus large.
Enfin, l'article du projet de loi d'orientation des mobilités (LOM) qui prévoit l'obligation dans les grandes agglomérations de transports spécifiques pour les scolaires m'inquiète. La sécurité dans le transport scolaire se joue très peu dans les bus, mais surtout au niveau des points d'arrêt. Cela va coûter cher, sans augmenter la sécurité des scolaires. Il faut permettre, au contraire, de développer le plus possible la mutualisation. On développe le transport à la demande en s'appuyant sur les starts-ups. C'est avec une action sur les recettes et sur les dépenses que l'on pourra développer des transports cohérents pour notre pays.
La position de France Urbaine est quasiment la même que celle qui vient d'être exprimée.
La première fausse idée est de dire que l'on peut comparer le financement des transports au financement de la route. Le Sénat a mis en place une mission sur le sous-financement de la route, et au tout début de l'examen de la LOM il y avait la question des routes de France. Cela ne portait que sur le réseau national, soit un tout petit pourcentage des routes françaises. On sait que la route en France est sous-financée. Nous avions plaidé, à l'instar de certaines collectivités, pour des péages de congestion ou des péages inversés. Se dire que la route est un bon exemple est erroné.
En matière de financement, la participation de l'usager aux transports urbains oscille entre un quart et un tiers du prix. Si l'on compare cette proportion à celle qui existe dans les autres villes européennes, quel que soit leur taille, on est très en deçà des pratiques. Dans la plupart des pays, la participation de l'usager se situe entre 50 et 70 % du prix.
L'élément social aurait pu être un élément fondateur. J'ai participé à la « Stratégie pauvreté ». Dans cette stratégie, la question des mobilités était une question centrale, mais, à aucun moment, elle n'a été abordée du point de vue du coût. Elle a été posée au titre de l'offre. Le problème majeur, notamment pour l'accès des jeunes à l'emploi et l'obligation de formation jusqu'à 18 ans, est d'offrir des solutions de mobilité, y compris de comprendre comment on peut utiliser un réseau de mobilité. À aucun moment dans les diagnostics la question du tarif n'a été un sujet.
En région Île-de-France, lorsque vous habitez le long de la ligne D du RER, votre chance d'obtenir un emploi est extrêmement faible. Si vous habitez au coeur de l'agglomération, vous n'avez pas de problème de transport. Mais lorsque vous habitez au-delà d'Évry ou de Corbeil-Essonnes, desservies par la ligne D du RER, obtenir un emploi est extrêmement difficile. Obtenir d'une entreprise qu'elle vienne s'implanter sur le territoire est quasiment impossible. L'offre de transport pose un véritable problème.
Sur le plan environnemental, la question pourrait se poser : le fait d'aller vers la gratuité entraîne-t-il un report modal ? Nous n'avons aujourd'hui aucune expérience. Le rapport de Jacques Rapoport le dit bien : nous n'avons pas d'éléments qui nous indiquent un report modal important. Si l'on prend quelques exemples, lorsque des expérimentations sont faites - la création d'aires autoroutières, par exemple - la question de payer le service n'est pas remise en cause par les usagers. N'allons pas mettre en oeuvre des politiques tarifaires de matière à aggraver le mitage urbain. Les études de la FNAUT et les agences d'urbanisme montrent que ce risque existe.
Lorsque nous avons travaillé sur la loi d'orientation des mobilités, nous avons été attentifs à l'aspect territorial. Dans un coeur d'agglomération, c'est une question de recettes comparées aux dépenses. Mais l'enjeu est celui de l'alliance de territoires.
Aujourd'hui, des modalités alternatives de transport se développent. Lorsque l'on parle des trottinettes, on a tendance à se raidir, car on en voit plus le détournement d'usage et l'usage négatif que l'apport. Mais, il faut envisager ces autres usages. Il y a quelques années, on n'aurait pas imaginé des dispositifs de partage de voitures. Ma génération pratiquait l'autostop. Dans la génération de mes enfants, on recourt à BlaBlaCar naturellement. On est dans des logiques où l'on n'est ni propriétaire d'un véhicule, ni dépendant du seul service public. La question de demain est de savoir si l'autopartage va se développer là où le besoin existe pour effectuer « le dernier kilomètre », et ou si ne pas en disposer va renforcer le phénomène d'isolement social ou lié à l'âge. Nous aurions tort de ne pas regarder comment aider à la mise en place de ces services complémentaires du dernier kilomètre, y compris sur le plan financier.
À l'AdCF nous avons toujours prôné la liberté totale de nos collectivités. Je comprends que selon le choix de nos assemblées, on ait des politiques de gratuité ciblée en fonction du programme politique porté par une équipe municipale ou intercommunale. Certains pourront faire des politiques de gratuité partielle en matière de culture, de sport... Certaines régions ont mis en place une gratuité pour les scolaires, mais je rappelle que cela correspond à un aller-retour par jour, les jours d'école. Si une collectivité est riche et peut se permettre de mettre en place une gratuité totale des transports, libre à elle de le faire. La gratuité me paraît facile à soutenir pour des petits réseaux ; les études faites sur des réseaux de communes et d'intercommunalités de 10 à 15 000 habitants, montrent une augmentation de la fréquentation. En effet, cela crée une attractivité nouvelle très forte. Mais, dans les réseaux disposant de recettes importantes, c'est insoutenable et a des effets pervers.
Vous avez évoqué les nouvelles mobilités. Nous en avons beaucoup discuté lors des débats sur la LOM. Elles peuvent représenter des choix intéressants, notamment dans les zones rurales. En effet, on ne va pas forcément y développer un transport en commun. En revanche, on va être sur de l'autopartage, du prêt de vélo à assistance électrique... La tarification permettant d'inciter essayer ces nouvelles mobilités peut être un outil. Dans mon secteur de montagne, de nombreuses collectivités ont réfléchi à l'offre de transport. J'ai deux petites communes qui vont mettre en place des voitures en autopartage. Elles ont fait le choix de prendre en charge les coûts : l'accès est gratuit, afin de permettre aux gens d'essayer ce nouveau service pour en prendre l'habitude. Un certain nombre de collectivités ont fait le choix d'une mise à disposition d'un vélo à assistance électrique pendant un an, afin de leur permettre de tester ce dispositif de mobilité.
Vous avez également évoqué le mitage. Cela peut être un effet, mais de la même manière que l'augmentation de l'offre de transport. C'est de l'aménagement du territoire. La gratuité n'est pas une solution miracle qui va tout régler.
J'entends que la gratuité n'est pas nécessaire d'un point de vue social, car le tarif n'apparaît pas comme un problème dans les enquêtes d'opinion. Je suis toujours très réservé par rapport à ces enquêtes. Il est sûr que si l'on interroge quelqu'un n'ayant que sa voiture pour se déplacer, la tarification des transports publics ne sera pas la première préoccupation citée, mais l'existence d'une offre de mobilité et de transport. De même, la personne voyageant quotidiennement dans un TER bondé ne va pas citer en premier le tarif, mais l'offre.
Quand l'offre est importante, la gratuité peut être privilégiée par rapport à l'offre. Mais cela signifie qu'il y a des recettes importantes et, donc, le coût de la gratuité est énorme.
Mais, les enquêtes portent souvent sur les usagers. Les personnes qui n'y ont pas accès ne sont pas interrogées.
En outre, dans la mise en place de la gratuité, on trouve parmi les nouveaux utilisateurs des personnes qui ne se déplaçaient pas auparavant.
Je souhaite vous communiquer un chiffre important : 51 % des besoins de déplacement ne sont pas liés à l'emploi, au pendulaire. Ce sont des déplacements que l'on appelle domestiques : amener l'enfant à la crèche, aller au théâtre, faire ses courses. Souvent, on regarde la question de la tarification sous l'angle de la tarification domicile-travail. On peut agir sur d'autres moyens : le télétravail, la modification des horaires pour éviter l'hyperpointe. Mais, pour les trajets qui ne sont pas liés à l'emploi, on est confronté à l'autosolisme. Lorsque l'on parle de démobilité, on peut le voir sous deux angles : on peut éviter une mobilité évitable. Mais on sait que les difficultés de mobilité renforcent l'isolement des personnes ; nous devons trouver une solution pour la financer.
En matière de mitage urbain, on ne va pas tout utiliser comme alibi. Il y a dans le domaine tarifaire des choix politiques, tout comme en matière d'aménagement du territoire. Si on prend la situation de l'Ile-de-France, il y a un paradoxe de continuer à voir se développer des emplois dans la partie ouest la plus proche de Paris et des logements qui vont être en grande couronne et à l'est de l'agglomération. Il y a une triple contrainte de mobilité : environnementale, économique et de financement. Ces migrations quotidiennes simplement dues à un aménagement soit subi, soit non accepté de la région capitale depuis un siècle sont absurdes. Or le secteur où l'on a attribué le plus de mètres carrés de permis de construire pour des bureaux ces dernières années reste l'ouest parisien près de la Défense. Nous avons beau être tous conscients de cette situation, nous avons accru collectivement ce problème ces dernières années.
S'il n'y a pas de logique tarifaire pour le free flotting, il va se produire ce qui se passe actuellement : les entreprises de free flotting viennent uniquement là où il existe un marché. J'imagine difficilement que le vélo à assistance électrique ou la trottinette viennent prochainement à la gare de Juvisy. Et je prends l'exemple d'une ville de la petite couronne. J'ai rencontré tous les opérateurs de trottinettes, ceux de vélos en free flotting et ceux d'autopartage, soit 27 entreprises. On ne peut pas se contenter de laisser jouer l'offre et la demande, sans solution complémentaire. Ces entreprises m'ont d'ailleurs indiqué des pratiques intéressantes chez nos voisins, comme en Suisse. La logique appliquée est simple : le marché est encadré et les règles concernent à la fois la sécurité, mais aussi l'obligation pour ces entreprises souhaitant s'implanter dans les coeurs de ville de se déployer également en périphérie. En outre, on peut imaginer, dans certains secteurs où l'on ne peut pas garantir que l'opération soit rentable, un effort public pour développer l'autopartage, par une délégation de service public par exemple.
L'autopartage est un sujet majeur. 90 % du temps, les véhicules sont au parking. Les réflexions sur une meilleure utilisation et mutualisation de structures existantes peuvent être étendues à d'autres secteurs, par exemple aux cantines scolaires.
Il faut utiliser toutes les mobilités nouvelles et laisser la place aux initiatives d'exploitation. Mais, à un moment, un minimum de régulation publique est indispensable. Les articles 9 et 11 de la LOM sont importants pour pouvoir assurer la maîtrise publique de la mobilité.
Toutes les mobilités nouvelles doivent répondre au double principe de la licence préalable et du conventionnement. En matière de covoiturage, Uber ou Carros sont allés voir des régions et leur ont proposé la signature d'un contrat leur permettant d'avoir un monopole sur le covoiturage sur le territoire moyennant le paiement d'une contribution financière. Une telle situation serait une erreur. En effet, il ne doit pas y avoir de systèmes propriétaires, mais une intégration de tous les acteurs au sein des SIM régionaux. Le covoiturage ne pourra pas se développer sans conventionnement permettant à la collectivité de trouver un équilibre. Le conventionnement peut porter sur une période donnée, avec des clauses de revoyure tous les deux ou trois ans. Il est important d'avoir les initiatives privées les plus larges possibles mais aussi d'avoir des points de régulation publique.
C'est une chaîne de mobilités qu'il faut construire. À Lyon, on travaille depuis longtemps sur la chaine du déplacement : a-t-on besoin de se déplacer ? Comment mettre en place des points d'accès multimodaux ? Le rapport sur les gares de Mme Keller comme « lieu de vie et morceau de Ville » est toujours d'actualité. La mobilité ne doit pas se concevoir en silo. Nous travaillons pour améliorer la qualité de vie des gens.
J'ai proposé un amendement pour supprimer la disposition visant à prévoir un transport spécifique pour les scolaires en milieu urbain. Cela va coûter très cher, d'autant plus que ces bus ne pourront pas être utilisés le reste du temps dans le circuit des transports. En outre, vu que le nombre d'enfants par car est limité, dès que l'on dépasse le seuil maximum, cela coûte un bus supplémentaire. Ce qu'il faut rechercher n'est pas l'égalité, mais l'équité. Il faut réfléchir à la manière de rabattre les gens dans les territoires où l'offre est plus faible vers des points d'accès aux transports en commun. Nous avons essayé avec des navettes qui rabattaient vers des gares. Les gens sont très contents que cela existe, mais l'utilisent peu. Lorsque cela ne marche pas, il faut en analyser les raisons. Généralement, ce n'est pas une question de tarifs, mais de mise en réseau de l'ensemble des offres. Il est important de faire connaître l'offre et d'aller au plus près des territoires. Nous devons également être à l'affut des nouvelles pratiques, des starts-ups émergentes. La puissance publique peut dans un premier temps mettre à disposition gratuitement de nouvelles initiatives, le temps qu'elles trouvent leur marché.
Il est également important d'avoir tout au long de la chaîne de déplacement une tarification unique, incluant le stationnement, les correspondances... Il faut donc un contrat opérationnel, pour mettre en complément les offres et les territoires.
En effet, au-delà de la gratuité, il est important d'avoir une billettique intégrée. Il faut simplifier l'intermodalité, sans avoir à changer de ticket.
Je vous remercie pour vos interventions. Ce sont des sujets passionnants car ils concernent le quotidien.
La réunion est close à 15 heures.