Intervention de Albéric de Montgolfier

Commission mixte paritaire — Réunion du 26 juin 2019 à 18h40
Commission mixte paritaire sur le projet de loi portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés

Photo de Albéric de MontgolfierAlbéric de Montgolfier, sénateur, rapporteur pour le Sénat :

Le projet de loi transmis par l'Assemblée nationale au Sénat comportait quatre articles : les deux articles initiaux tout d'abord, qui visaient pour le premier à créer une taxe sur les services numériques (TSN), pour le second à revenir sur la baisse de l'impôt sur les sociétés (IS) pour les grandes entreprises. Ensuite, deux articles additionnels introduits par l'Assemblée nationale, 1er bis et 3, prévoient la remise de rapports. Le Sénat a adopté conformes les articles 1er bis et 2, a modifié les articles 1er et 3, et a introduit, à l'initiative de la commission des finances, un nouvel article 1er bis A. Seuls trois articles restent donc en discussion (articles 1er, 1er bis A et 3), avec en particulier l'article 1er, qui instaure la TSN.

Permettez-moi de revenir rapidement sur l'article 2, qui reporte la trajectoire de baisse de l'IS pour les grandes entreprises en 2019. Cette mesure de rendement, nous le savons, était nécessaire. Il s'agissait d'une « contrepartie » des mesures que nous avons adoptées en décembre dernier pour répondre au mouvement social que nous traversions.

Le Sénat a finalement adopté cet article, mais ne nous trompons pas sur ce que l'article ne dit pas : un nouveau report en 2020 est à prévoir, comme cela a été annoncé dans la presse et nous avons pu aussi le mettre en évidence dans le cadre de l'examen du programme de stabilité.

Nous aurons l'occasion d'en parler dès le débat d'orientation des finances publiques, puis d'examiner la mesure qui sera, à n'en pas douter, proposée à l'automne. Je considère toutefois qu'en actant un nouveau report, le Gouvernement se condamnerait à ne pas pouvoir respecter son objectif d'atteindre un taux de 25 % en 2022. J'espère que nous trouverons la recette pour y parvenir, mais plus nous nous rapprocherons de cette échéance, plus l'objectif sera compliqué à atteindre.

Revenons au sujet qui nous occupe aujourd'hui, la création de la TSN. Je pense que nous pouvons parvenir à un accord sur ce dispositif.

Nous partageons tous l'objectif d'assurer une plus juste répartition de l'imposition des entreprises, quels que soient les modèles d'activité et en tenant compte du développement du numérique.

Le système fiscal international actuel ne nous le permet pas ; une réforme est à l'étude sous l'égide de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Elle pourrait se concrétiser plus rapidement que nous l'anticipions il y a encore quelques mois.

Nous considérons que la solution dont nous discutons constitue un « pis-aller », c'est-à-dire un « plan C », dans l'attente d'un accord international et en l'absence d'accord européen. Ce dernier n'est pas possible actuellement, en raison de l'opposition d'un certain nombre d'États membres.

C'est à l'aune de ces deux éléments de contexte que nous avons abordé la taxe proposée, en prévoyant d'en limiter la durée dans le temps jusqu'en 2021. À cette date, M. Pascal Saint-Amans nous a indiqué croire en la possibilité d'un accord international. Il faut rappeler ce caractère temporaire de la taxe, dans l'attente d'une solution coordonnée. Le ministre de l'économie et des finances lui-même s'y est engagé. Nous avons donc souhaité inscrire dans la loi cette date butoir.

Une fois partagé cet objectif de faire changer le système d'imposition applicable aux « géants du numérique » et le constat d'une taxe nécessairement temporaire, le Sénat a par ailleurs souhaité modifier un dispositif qui nous est apparu, sous certains égards, économiquement imparfait, complexe à mettre en oeuvre, et juridiquement risqué.

Sur le plan économique, la taxe proposée pose plusieurs difficultés. En taxant le chiffre d'affaires, elle revêt un caractère procyclique évident. Elle peut frapper des entreprises qui perdent de l'argent. Elle peut aussi conduire à une double imposition de nombreuses entreprises qui acquittent déjà leurs impôts sur les bénéfices qu'elles réalisent en France. L'objet n'est pas d'ajouter de la fiscalité supplémentaire à une entreprise qui paie déjà de l'impôt. Il s'agit de taxer des entreprises qui ne paient pas d'impôt sur les sociétés.

Malheureusement, nous n'avons pas trouvé de mécanisme de déduction juridiquement acceptable. L'an dernier, dans le cadre de sa résolution européenne sur les propositions de directive de la Commission européenne de mars 2018, le Sénat avait envisagé un mécanisme de « super déduction » en charge de la taxe sur les services numériques au titre de l'impôt sur les sociétés. Ce mécanisme n'est pas possible pour une taxe nationale, car il agrandirait le risque de l'intégrer dans le champ des conventions fiscales internationales, ce qui la priverait de toute portée.

Afin de proposer une solution plus limitée dans son impact mais permettant de prendre en compte cette situation de double imposition, le Sénat a proposé un mécanisme de déduction de la TSN de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S). Quoiqu'imparfaite car ne compensant notamment pas totalement la double imposition, cette solution permettait de réduire l'impact de cette taxe pour les entreprises installées en France et qui ne réalisent pas encore de bénéfices, nombreuses dans le secteur numérique.

Le dispositif est aussi complexe dans sa mise en oeuvre, en ce qu'il vise à appréhender la valeur résultant du « travail gratuit » des utilisateurs. Il repose sur une assiette calculée au moyen d'un pourcentage représentatif des utilisateurs situés en France. Il en résulte deux conséquences : d'une part, le périmètre des services assujettis est fortement contraint juridiquement et rend complexe toute modification de l'assiette qui pourrait être pertinente économiquement ; d'autre part, la taxe nécessite de connaître la localisation des utilisateurs, ce qui pose des questions quant à sa faisabilité technique et au respect des exigences de protection des données personnelles.

Pour ces raisons, le Sénat a renvoyé à un décret en Conseil d'État le soin de définir les modalités de localisation des utilisateurs. Dans l'étude d'impact, il est indiqué que ces modalités se font par l'adresse IP (protocole internet) ou par « tout autre moyen », mais cela n'est pas précisé dans le texte.

Juridiquement, la TSN constitue un pari à bien des égards : son assiette vise à territorialiser des revenus générés par les utilisateurs français sans qu'ils soient effectivement déclarés en France, en s'extrayant des conventions fiscales de répartition des bénéfices. Nous avons souhaité sécuriser le dispositif et réduire les risques juridiques identifiés, qui sont une source potentielle de contentieux.

Nous avons également précisé les conditions d'assujettissement des entreprises pour permettre de percevoir la taxe dès 2019. D'autres ajustements techniques et de coordination sont encore nécessaires, nous y reviendrons.

Surtout, nous nous sommes préoccupés du risque de remise en cause de la taxe au titre des aides d'État. Sans préjuger du fond, il nous paraissait essentiel de respecter la forme, qui commande de notifier tout projet d'aide d'État à la Commission européenne. Dès lors que la taxe ne frapperait que des grandes entreprises internationales, il convient d'être prudent. Si elle était qualifiée d'aide d'État, sans notification préalable, la taxe serait invalidée sans même être contraire aux traités européens. En matière d'aides d'État, ce n'est pas parce que l'on notifie que la taxe sera qualifiée d'aide d'État, mais si la taxe n'est pas notifiée et qu'elle est invalidée, il sera nécessaire de rembourser les entreprises qui l'ont acquittée. Ce serait la pire solution !

Le Gouvernement nous propose de faire cavalier seul et d'être le premier pays de l'Union européenne à mettre en oeuvre une taxe sur les services numériques. Renforçons au moins sa sécurité juridique par un simple courrier envoyé à Bruxelles. Par le passé, nous avons eu des exemples qui nous incitent à la prudence. Rappelez-vous la convention fiscale avec le Panama, dont l'autorisation de ratification avait été refusée par le Sénat : on nous disait que tout allait bien, qu'il n'y avait aucun problème, et quelques années plus tard étaient révélés les Panama Papers ; on peut également citer la contribution de 3 % sur les dividendes.

C'est tout l'objet de l'article 1er bis A, introduit par le Sénat à mon initiative. La notification relevant des pouvoirs de l'exécutif, nous estimons indispensable que le Gouvernement se justifie s'il maintenait son choix de ne pas notifier la taxe sur les services numériques à la Commission européenne.

Le Sénat et l'Assemblée nationale ont donc validé le principe de la création d'une taxe sur les services numériques, reposant sur une assiette et des modalités qu'aucun amendement adopté ne remettait finalement drastiquement en cause.

Joël Giraud et moi-même avons travaillé ces dernières semaines pour parvenir si possible à un texte commun. Je proposerai de rejoindre la position de la majorité de l'Assemblée nationale sur certains points, notamment sur un point essentiel : le fait de ne pas enserrer la taxe dans une date butoir, afin de laisser au Gouvernement une pleine marge de manoeuvre pour négocier au niveau international. Il ne faut pas affaiblir la position de la France. Nous entendons aussi les arguments contre la déduction de la taxe sur la C3S, même si la double imposition est critiquable.

En revanche, plusieurs mesures du Sénat demeurent, en particulier le rapport exigeant du Gouvernement de se justifier sur l'absence de notification au titre de l'encadrement des aides d'État. D'autres dispositions techniques et d'amélioration des mesures proposées sont également conservées.

De plus, les initiatives du Sénat ont permis d'aboutir à des compromis sur deux points essentiels. D'une part, les services connexes à la mise en relation des utilisateurs, comme les services de livraison ou de stockage, sont exclus de l'assiette de la taxe dans des conditions économiquement fidèles à son objectif. D'autre part, les préoccupations que nous avons exprimées sur les moyens retenus pour localiser les terminaux en France, dans le respect des exigences de protection des données personnelles, font également l'objet d'une proposition de modification que nous vous soumettons.

Cette taxe n'est pas la solution miracle. Nous sommes les premiers à essuyer les plâtres. La solution européenne ou internationale était sans doute préférable. J'espère que nous parviendrons à une solution mondiale et j'espère que la position de la France y aidera. C'est dans cet esprit que nous sommes parvenus à un travail en commun que nous vous proposons à cet instant.

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