Le traité d’Aix-la-Chapelle, plus précisément appelé traité sur la coopération et l’intégration franco-allemandes, complète, comme indiqué en son article 27, le traité de l’Élysée signé cinquante-six ans plus tôt. Le paragraphe 4 des dispositions finales du traité de l’Élysée prévoit en effet que « les deux gouvernements pourront apporter les aménagements qui se révéleraient désirables pour la mise en application du présent traité ».
Signé dix-huit ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le traité de l’Élysée a une portée à la fois historique, symbolique, politique, diplomatique et culturelle.
Historique : après des siècles de brouilles, de querelles et de guerres, il ouvre une voie à la réconciliation entre nos deux peuples.
Symbolique : à l’esprit de confrontation et à la guerre succède un espoir de paix, et de paix durable. Pour la première fois, on tire une leçon exaltante des drames qui ont mis l’Europe et même le monde à feu et à sang et ont causé tant de malheurs et des millions de morts. Enfin semble cassé ce cercle infernal de guerres et de traités humiliants pour l’une, puis l’autre, des deux parties, produisant le conflit suivant !
Politique : nos deux États prennent conscience de l’intérêt qu’ils ont à coopérer, à se rassembler, à s’unir, plutôt que de s’ignorer ou de se tenir dans une relation de provocation et de rivalité permanentes. À tous les niveaux, ou presque, des ponts sont lancés. Le rapprochement de nos instances, des ministres de la défense et des états-majors de nos deux pays, inédit jusqu’alors, illustre à lui seul cette démarche d’amitié.
Diplomatique : les relations se font plus étroites, croisées ; les partenariats s’expriment par la présence de l’un dans les instances de l’autre, et réciproquement.
Culturelle, enfin : l’enseignement de la langue et de la culture de l’autre est vecteur d’une meilleure compréhension et d’une meilleure entente, d’une envie d’ouverture. Les jumelages entre les communes, voire entre les régions, rapprochent les mentalités et les cœurs.
Ce traité de l’Élysée aura, au bout du compte, insufflé à nos deux pays un esprit de compréhension et d’amitié. En cet instant, je me souviens de mon père, qui eut 20 ans en pleine guerre, disant : « Ma jeunesse, je l’ai passée à chasser les Boches ; maintenant, je veux vivre en paix avec les Allemands : nous avons trop souffert. »
Qu’en est-il aujourd’hui de nos relations, à l’heure où, grâce au traité signé par le Président de la République française et la Chancelière fédérale d’Allemagne le 22 janvier dernier, nous discutons de la révision ou du rafraîchissement de ce traité de l’Élysée ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le monde a changé : l’histoire, la géographie politique, le contexte économique, le personnel politique également, ont changé.
En 1963, on est encore dans l’après-guerre, et les effets de la guerre se font ressentir : l’Europe est coupée en deux, comme l’Allemagne ; la guerre froide entre l’Est et l’Ouest divise les peuples et les États et fait peser sur le monde un risque permanent d’embrasement ; à l’OTAN fait face le Pacte de Varsovie. Élisabeth II est reine d’Angleterre ; le Royaume-Uni est toujours dans son splendide isolement. Les membres fondateurs du traité de Rome sont au nombre de six et l’Europe connaît une prospérité économique qui absorbe des centaines de milliers de gens venus, pour la France, de nos anciennes colonies, et, pour l’Allemagne, de Turquie, de Grèce et de Yougoslavie. Bonn est la capitale de l’Allemagne ; Churchill a 89 ans ; de Gaulle, ancien grand résistant, est Président de la République française, Adenauer Chancelier d’Allemagne ; le mark vaut 1, 21 franc.
2019 : le franc et le mark ont été remplacés par l’euro – soit dit en passant, au moment de ce remplacement, le mark valait 3, 60 francs ; Angela Merkel est Chancelière ; Churchill est mort, de Gaulle aussi ; Élisabeth est toujours reine d’Angleterre ; le Royaume-Uni s’apprête à quitter l’Union européenne, qui compte désormais vingt-huit membres, ou plutôt vingt-sept. Rome a été révisé par Lisbonne ; l’Allemagne est réunifiée et Berlin est redevenu sa capitale ; le rideau de fer s’est déchiré ; l’Europe centrale et l’Europe de l’Est se sont ouvertes à l’économie de marché ; le Pacte de Varsovie a fondu ; l’OTAN est remise en cause dans son financement par les États-Unis.
Le monde est instable ; le terrorisme frappe ; il fait de plus en plus chaud ; les migrants meurent en Méditerranée. Les eurosceptiques, les europhobes, remettent en cause le fonctionnement voire l’existence de l’Union européenne ; ils font des scores jamais vus aux élections européennes. La Chine, de son côté, continue à grandir, et à grandir encore ; les États-Unis, eux, se replient pour gagner en grandeur. Des peuples s’émancipent ; d’autres continuent à mourir. Internet et les réseaux sociaux quadrillent notre vie. Hélas, on apprend de moins en moins l’allemand dans les écoles françaises et de moins en moins le français dans les écoles allemandes.
Pourquoi, me direz-vous, faire le tour du monde et de l’histoire quand ce qui nous intéresse, ici, aujourd’hui, c’est le traité d’Aix-la-Chapelle ? Précisément : nous sommes au cœur du sujet ! Ou plutôt, nous n’y sommes pas tout à fait, car ce traité semble passer à côté de tous ces changements, autant de changements qui nous concernent, qui nous touchent, qui impactent nos vies. Seuls, nous sommes une goutte d’eau dans le monde ; à deux, nous pesons un peu plus, surtout quand ces deux-là sont la France et l’Allemagne, passées de la déchirure, de la haine la plus profonde, à la réconciliation, à la paix, à l’amitié. Quel exemple pour l’Europe ! Quel exemple pour le monde !
Alors, je reste sur ma faim : on aurait aimé, dans ce traité, de l’enthousiasme, un grand dessein, une refondation susceptible de contaminer heureusement l’Union européenne ; au lieu de quoi nous avons une longue liste, un catalogue de bonnes intentions. Ainsi sont proposées une photographie de nos sociétés à un instant t et la déclinaison d’un grand nombre de mesures qui, certes, ne sont pas à rejeter, mais, hélas, ne s’inscrivent pas dans un grand mouvement permettant de redonner du souffle à nos deux pays et à l’Europe, à un moment où les situations se crispent, où les grains de sable s’accumulent. Les divergences assumées des uns, les bouderies des autres, ne servent pas l’idéal d’humanité qui a guidé nos deux pays depuis la sortie de la guerre.
Je ne suis pas naïf pour autant ; je lis, comme vous, dans l’actualité, et dans les analyses qui en sont faites, que, partout, les rivalités s’exacerbent, que ce soit dans le domaine économique ou militaire, financier ou commercial. Les uns souhaitent un gouvernement économique européen, d’autres le rejettent, forts de leur prédominance et sûrs d’eux.
On a longtemps parlé, en Europe, du couple franco-allemand, moteur de la construction européenne. Ce couple tire sa légitimité de son parcours, qui l’a conduit de la haine à la compréhension et de la compréhension à la réconciliation. Nous avons besoin d’une coopération féconde, au lieu de quoi notre relation offre souvent une image de désunion ; ainsi des propos récents de Mme Annegret Kramp-Karrenbauer et des rivalités au sujet de certaines nominations ou, entre partenaires industriels, autour de programmes d’armement, pour ne citer que quelques exemples.
Me dirigeant vers ma conclusion, je voudrais maintenant, madame la secrétaire d’État, vous poser deux questions.
La première a trait à l’Assemblée parlementaire franco-allemande, point déjà abordé par les intervenants précédents. Celle-ci compte seulement des membres de l’Assemblée nationale et du Bundestag. Le Sénat ne fait-il pas pleinement partie du Parlement français ? Dans le domaine de la défense, par exemple, les députés français et allemands et les sénateurs des commissions concernées se rencontrent déjà, échangent, travaillent ensemble, comme l’a dit le président Cambon il y a quelques instants. Le fondamental ne rejoint-il pas là l’essentiel, nonobstant la dichotomie des douzième et treizième alinéas du préambule de ce traité ?
Ma deuxième interrogation porte sur la forme que prendra l’information du Parlement, et donc du Sénat, sur l’application de ce traité.
Voici ma conclusion : en dépit du caractère généraliste, cumulatif et plutôt formel de ce traité, qui aurait dû faire fond sur une analyse des mésententes au plus haut niveau et des difficultés qu’elles engendrent, ou, inversement, des difficultés au plus haut niveau et des mésententes qu’elles engendrent, afin de clarifier la relation franco-allemande, de la dynamiser et d’en faire un modèle pour la relance européenne, le groupe socialiste et républicain votera en faveur de la ratification de ce traité.