Intervention de David Assouline

Réunion du 3 juillet 2019 à 14h30
Droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse — Adoption en deuxième lecture d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de David AssoulineDavid Assouline :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux rappeler ces mots de Jefferson en 1786 : « Notre liberté dépend de la liberté de la presse, et elle ne saurait être limitée sans être perdue. » Oui, la défense de la liberté de la presse est dans notre pays la traduction à la fois la plus symbolique et la plus concrète de notre liberté d’expression. C’est un combat qui doit être mené sans relâche, tant il est consubstantiel de notre démocratie.

Malheureusement, dans notre République, de plus en plus souvent, ce droit fondamental peut être menacé ou bafoué.

Là, des pressions ou des contraintes pour empêcher un journal de mener des investigations et de les publier. Ainsi, la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, est allée jusqu’à convoquer et interroger dans des conditions rocambolesques des journalistes et même le PDG du journal Le Monde, dans le but probablement d’intimider et d’obtenir leurs sources d’information.

Là, des menaces et des violences dans des manifestations par des éléments du mouvement des gilets jaunes, mais aussi de plus en plus fréquemment par des policiers, pour empêcher des journalistes de travailler librement.

Là, cette proposition dangereuse du secrétaire d’État chargé du numérique visant à créer un conseil de l’ordre des journalistes qui devrait délivrer un brevet de véracité et qui nous ramènerait – probablement par ignorance, je l’espère – à de sombres périodes de notre histoire justement condamnée en son temps par Emmanuel Macron candidat à l’élection présidentielle.

Et puis surtout, ce que nous ne pouvons pas passer sous silence aujourd’hui dans notre assemblée, le projet de modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, rendu public par Nicole Belloubet, qui inquiète à juste titre. Je veux le dire solennellement cet après-midi, monsieur le ministre : sortir l’injure et la diffamation de la loi de 1881, c’est la vider de son contenu, car ces deux délits représentent plus de 90 % des contentieux de la presse. Au demeurant, plusieurs dizaines de jurisprudences nationales et européennes ont conforté ce texte historique, qui sert de modèle dans le monde entier.

Je vous le demande, car je connais votre attachement à cette loi – mais vous avez apporté un élément de réponse dans votre intervention –, soyez un allié et un avocat de cette inquiétude, défendez l’intégrité de cette loi fondatrice, et avec nous ne laissez personne la toucher !

C’est donc avec la conviction très forte que la lutte pour préserver nos acquis démocratiques doit être sans cesse remise sur le métier que j’introduis avec vous le débat sur cette proposition de loi qui en constitue une nouvelle illustration.

Les raisons des menaces économiques qui pèsent sur la presse ont été largement évoquées en première lecture.

L’irruption d’internet et la domination sans partage de quelques grands groupes mondiaux ont fragilisé l’édifice de notre presse, tel qu’il avait été conçu à la Libération. En effet, les sources de financement des éditeurs et des agences ont été asséchées par la chute des ventes et par la baisse encore plus importante des recettes publicitaires, alors que ce marché progresse !

Une étude publiée par News Media Alliance aux États-Unis en juin dernier vient encore renforcer le propos. Elle estime à 4, 7 milliards de dollars le montant tiré en 2018 uniquement par Google de l’utilisation sans rémunération des informations produites par les médias dans les seuls États-Unis d’Amérique ! La presse d’information politique et générale, même si elle n’est pas la seule, a été particulièrement victime de cette asphyxie financière.

Le présent débat va nous permettre d’examiner de nouveau cette proposition de loi adoptée par le Sénat, à l’unanimité, le 24 janvier dernier.

Ce texte vient de loin – je ne dirai pas « revient de loin » mais presque… Il a nécessité la convergence de trois événements.

Premièrement, en janvier dernier, prolongeant une proposition que j’avais faite dès 2016, le groupe socialiste et républicain, qui est dans l’opposition sénatoriale et auquel j’appartiens, a choisi de consacrer sa niche parlementaire à l’examen de ma proposition de loi relative au droit voisin au profit des agences et des éditeurs de presse, alors même que les échos venant de Bruxelles étaient pour le moins contrastés. C’est un combat que je mène depuis des années pour faire contribuer les grands acteurs de l’internet, qui pillent les agences et les éditeurs et les plongent dans l’asphyxie financière.

Deuxièmement, l’adoption de la directive relative au droit d’auteur en avril dernier a fait l’objet de plus de deux années de négociations, qui ont été bien souvent proches de l’échec, et ce jusqu’au tout dernier moment. Un échec aurait très certainement signifié l’enterrement d’un dossier qu’il aurait fallu reprendre à zéro avec les nouvelles instances européennes. Cette directive traduit la vision résolument ambitieuse d’une conception européenne du droit d’auteur, protectrice de la création et des créateurs.

Troisièmement, et enfin, le Gouvernement a choisi de soutenir cette proposition de loi dès l’origine, et je veux souligner particulièrement l’attitude ouverte du ministre et la collaboration de ses services, une attitude partagée par l’Assemblée nationale, le rapporteur Patrick Mignola et le président Bruno Studer de la commission des affaires culturelles, que je veux saluer aussi en cet instant. Ils ont précisé le texte que nous avions adopté. Pour l’essentiel, l’Assemblée nationale a transposé fidèlement les dispositions de la directive.

Je veux mentionner deux points importants que nous avions évoqués au mois de janvier.

Il s’agit, d’abord, de la question épineuse des exceptions au droit voisin, soit la définition des éléments qui resteraient autorisés au nom de la liberté de navigation en ligne. Demeurait ainsi autorisée « l’utilisation de mots isolés ou de très courts extraits » – ce sont les termes précis de la directive. Cela me paraissait insuffisant pour s’assurer que les interprétations de l’expression « très courts extraits » ne soient pas abusives, conduisant à des contentieux compliqués. En séance publique, une heureuse précision a été apportée sur l’initiative du groupe socialiste de l’Assemblée nationale. Elle fait écho au considérant 58 et permet – je le crois – de clarifier et bien circonscrire les exceptions, en indiquant que « cette efficacité est notamment affectée lorsque l’utilisation de très courts extraits se substitue à la publication de presse elle-même ou dispense le lecteur de s’y référer ».

Il s’agit, ensuite, de la durée des droits attachés. Vous vous rappelez, mes chers collègues, qu’en janvier la position de la France dans la négociation européenne était celle d’une durée, quelque peu optimiste, de cinq ans. Finalement, dans le cadre de la directive et de sa transposition a été prévu un délai de deux ans.

Il a donc fallu globalement un sacré alignement de planètes, comme on dit, et un volontarisme partagé, pour que la France soit aujourd’hui à la tête de l’initiative européenne de réarmement de la presse.

Nous vivons par conséquent une victoire symbolique sur la résignation, qui pouvait laisser penser il y a quelque temps que le seul destin de la presse était de mourir plus ou moins dignement.

Au-delà de restaurer une forme de justice dans le partage de la valeur, les droits voisins viennent au secours de notre propre liberté, qui dépend très étroitement de la presse, de la presse IPG bien sûr et d’abord, mais aussi de toute la presse, dans toutes ses dimensions et dans toute sa diversité, notamment celle de la connaissance.

Nous souhaitions que le texte soit adopté et promulgué le plus rapidement possible avant la fin de la session extraordinaire. Cela sera le cas, puisque l’Assemblée nationale a prévu que la dernière lecture aurait lieu le 23 juillet prochain. Nous aurions bien sûr préféré adopter définitivement cette proposition de loi aujourd’hui, mais il ne fallait pas confondre vitesse et précipitation – au Sénat en particulier, nous faisons la différence ! Il restait d’ultimes ajustements à apporter.

Nous avons pu les intégrer dans le texte au stade des travaux de la commission, ce qui a permis d’améliorer la proposition de loi sur trois points.

D’abord, les agences de presse ont eu le sentiment d’être exclues d’un texte que j’avais initialement pensé par et avec elles. La rédaction retenue par la commission permet de bien inclure dans le champ leurs productions photographiques ainsi que les vidéogrammes, et d’établir que toute utilisation, même partielle, de leurs publications ouvre droit à rémunération.

Ensuite, il subsistait un vide pour la rémunération des auteurs non salariés au titre des droits voisins qui risquaient d’être oubliés, vide que nous avons comblé.

Enfin, il a paru important de préciser certains éléments qui devront servir à orienter la rémunération due aux éditeurs et aux agences, afin notamment de bien tenir compte des investissements consentis et de la participation au débat démocratique chère à la presse IPG. La commission a adopté la semaine dernière un premier amendement important qui donne des orientations.

Je vous proposerai, mes chers collègues, une nouvelle rédaction sur ce point, qui précise encore – je le crois – le texte de la commission et qui fait maintenant consensus dans l’ensemble des familles de presse. Nous aurons alors un texte équilibré et parfaitement opérationnel, sur lequel chacun aura pu s’exprimer et apporter sa contribution.

Je veux conclure cette introduction en émettant un souhait : une fois la loi promulguée, les négociations avec les géants du numérique vont s’ouvrir et elles seront complexes. La profession devra avancer de manière coordonnée et unie. Nul ne doit être amené à penser qu’il pourrait briser la solidarité des acteurs de la presse sans nuire immédiatement à tous, et très probablement à lui-même. En un mot, la victoire sera collective.

Par ailleurs, je compte sur le fait que les plateformes elles-mêmes seront conscientes de la responsabilité qui pèse sur elles. À l’heure où elles sont régulièrement et souvent justement contestées – je renvoie aux travaux de la présidente de la commission Catherine Morin-Desailly –, elles doivent comprendre que leur intérêt n’est plus de mener un combat d’arrière-garde qu’elles ont déjà perdu à Bruxelles et aux yeux de l’opinion publique, et qu’une presse libre et indépendante est un impératif démocratique dont elles ne peuvent se soustraire.

La réunion de ces deux éléments devrait rendre possible le succès de négociations dont l’importance dépasse notre cadre national. En effet, si la France était très engagée à Bruxelles afin d’obtenir le meilleur texte possible pour la directive, elle est maintenant dans un rôle de modèle possible, pour toute l’Europe, tant pour la transposition législative, ce que nous sommes en train de faire, que pour la négociation à venir des droits voisins avec les géants du net.

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