Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, près de cinq années auront été nécessaires pour adapter et renforcer la législation européenne sur le droit d’auteur. Entre le lancement de la réflexion sur le sujet, matérialisé par la communication de la Commission de 2015, intitulée Vers un cadre moderne et plus européen du droit d ’ auteur, et l’adoption de la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, le parcours aura été jalonné d’interrogations, de crispations et d’un intense lobbying.
Mais l’aboutissement du trilogue témoigne aussi du courage et de la détermination de l’Europe à consacrer le droit d’auteur et à défendre un modèle qui place en son cœur la création et les créateurs.
En France, de par notre tradition séculaire, le débat est quelque peu plus avancé que dans d’autres États membres. Il faut dire que Le Chapelier, Beaumarchais, Lamartine et tant d’autres ont ouvert la voie et creusé le sillon du droit d’auteur, permettant de développer la sensibilité et la conscience collective du public autour de cette notion sans laquelle la création serait terriblement amoindrie.
Ainsi, la présente proposition de loi s’inscrit dans cette longue histoire, et la France se retrouve, une nouvelle fois, en première ligne pour protéger le droit d’auteur.
À cet égard, il n’est pas anodin que cette proposition de loi ait amplement anticipé les arbitrages finaux relatifs à la directive européenne. Elle était même légèrement « gourmande » sur certains points, à l’image de la durée du droit voisin nouvellement créé pour les éditeurs et agences de presse, initialement fixée à cinq ans, et qui a été finalement abaissée à deux ans, afin qu’elle soit en conformité avec la directive européenne.
La capacité d’anticipation que je mentionnais précédemment dépasse d’ailleurs le cadre de cette proposition de loi. Souvenons-nous que la loi pour une République numérique a étendu la liste des exceptions au droit d’auteur, devançant partiellement celles qui sont énoncées dans la directive trois ans plus tard. Au détour, rappelons seulement que lesdites exceptions pourraient être caractérisées « d’intérêt général », ayant pour finalité par exemple de favoriser la recherche. Il ne s’agit donc aucunement d’un empiètement ou d’un renoncement au droit d’auteur, mais bien d’une adaptation justifiée par l’objectif poursuivi aux possibilités offertes par le numérique, en particulier en ce qui concerne la fouille de données.
Cette brève genèse effectuée, nous voyons comme le temps long accompagne les discussions autour du droit d’auteur, situé à la croisée de problématiques multiples. In fine, la France sera le premier pays de l’Union à tirer toutes les conséquences de la directive européenne, bien que certaines dispositions seront transposées dans le futur projet de loi réformant l’audiovisuel public.
De par son calendrier, la proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse s’est donc construite dans une forme de dialogue silencieux avec la directive européenne. En fonction des évolutions de cette dernière, la première a subi quelques modifications.
Nous avons déjà évoqué la durée du droit voisin nouvellement introduit en droit interne ; mais la discussion parlementaire est allée au-delà et a apporté une plus grande sécurité juridique, tout en mettant davantage en conformité le texte avec la directive.
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons citer plusieurs dispositions allant dans ce sens.
Tout d’abord, les exceptions au droit voisin sont désormais inscrites dans le code de la propriété intellectuelle, conformément à l’article 15 de la directive. Plus précisément, ces exceptions renvoient aux « actes d’hyperlien » ainsi qu’à « l’utilisation de mots isolés ou de très courts extraits d’une publication de presse », les fameux snippets.
Il a été utilement clarifié que les snippets ne doivent pas menacer la concrétisation de ce droit ; autrement dit, il ne faut pas qu’un court extrait, par son contenu, dispense de la lecture de l’article en question et satisfasse l’information du public. La ligne de crête est véritablement ténue, mais ces exceptions tentent de concilier la sauvegarde du droit d’auteur avec les usages numériques courants.
En outre, l’assiette de la rémunération résultant du droit voisin a été précisée ; elle prend en considération les recettes d’exploitation, « de toute nature, directes ou indirectes », entraînées par une publication de presse. Tous les revenus qui sont attachés à cette dernière, singulièrement publicitaires, et captés par les plateformes sont en conséquence visés. C’est une avancée majeure de nature à dissiper tout malentendu juridique.
Enfin, le mécanisme de rétrocession de la rémunération due aux journalistes, et de façon plus générale aux auteurs d’œuvres intégrées dans les publications de presse, a été rendu plus juste. En effet, en mentionnant qu’ils doivent percevoir une part « appropriée et équitable » de la rémunération versée aux agences et éditeurs de presse au titre de leur droit voisin, la proposition de loi rétribue les créateurs de contenus à leur juste valeur et suit à la lettre la directive européenne.
Le travail de concert entre l’Assemblée nationale, le Gouvernement et le Sénat est à saluer, tant il est devenu rare, mais pourtant si précieux. Le rapporteur, David Assouline, initiateur du texte et de ce mouvement que nous remercions infiniment, a poursuivi l’ouvrage en commission en seconde lecture.
Ce travail a notamment permis deux évolutions substantielles : premièrement, en rendant les auteurs non salariés bénéficiaires du droit voisin ; deuxièmement, en précisant les critères à prendre en compte pour déterminer la rémunération du droit voisin revenant aux éditeurs et agences de presse.
Et l’enjeu était de taille. La presse, comme nombre de secteurs, a été lourdement affectée par la révolution numérique.
Côté pile, la hausse de la lecture de la presse grand public sur support numérique : une augmentation de 43 % entre 2016 et 2017 ; de surcroît, près de 97 % de la population française déclare lire cette même presse au moins une fois par mois, pour un temps moyen de lecture de 22 minutes par jour.
En d’autres termes, malgré les critiques à son encontre, il n’y a pas de désaffectation de la presse par le public. En revanche, il est indéniable que la dynamique de déplacement du lectorat du support papier vers le numérique s’accélère, tout particulièrement sous l’effet des applications.
Le côté face ne réside donc pas dans une crise de la demande ; il est à chercher notamment dans la chute des revenus liés aux publications de presse. Certes, 7 milliards d’exemplaires de journaux étaient écoulés en 2009, alors qu’aujourd’hui ce chiffre atteint 4 milliards ; mais surtout, les recettes publicitaires sont passées de 5 milliards d’euros en 2007 à 2, 3 milliards en 2015, soit moins qu’en 1985 ! Depuis une dizaine d’années, elles baissent drastiquement de 7, 5 % par an, alors même que le marché de la publicité numérique augmente de 12 % par an.
Par conséquent, le problème prend allègrement racine dans le décalage entre l’exploitation numérique des titres de presse et la rémunération des acteurs – éditeurs, agences et journalistes – à l’origine de ces publications, et ce dans un contexte d’explosion de la lecture d’articles sur support numérique.
Partant, nous assistons bel et bien à ce qui peut s’apparenter à une captation de la valeur économique des productions de presse, dans la sphère numérique, par les plateformes que nous connaissons parfaitement désormais. C’est pourquoi, en instaurant ce droit voisin et en posant les principes d’une répartition équitable de la plus-value dérivant des publications de presse entre les journalistes, les agences et les éditeurs, la proposition de loi participe d’un rééquilibrage global en faveur de la filière. Il était urgent que le législateur intervienne afin de le réguler ; c’est maintenant chose faite !
Car, comme le souligne le rapport Franceschini, adressé au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique en février 2018, la création d’un droit voisin est « la reconnaissance […] du rôle indispensable et de l’importance du métier de l’éditeur de presse pour assurer l’exercice du droit à l’information ».
Et ce droit à l’information est lui-même la condition sine qua non d’une démocratie où s’exprime une vitalité réelle. Nous l’avons répété inlassablement lors de l’examen de la réforme de la loi Bichet : nous devons préserver cette presse libre, indépendante et pluraliste, tout en veillant aux conditions de son accessibilité et de sa distribution.
Si d’aucuns ont brièvement eu la tentation de mettre en place un conseil de l’ordre des journalistes, idée d’autant plus trébuchante qu’elle survient après plusieurs polémiques notoires, je crois qu’il est au contraire fondamental d’apporter un soutien massif, sans faille et sans ambiguïté à l’ensemble du secteur de la presse, et plus spécialement aux journalistes et aux reporters qui font vivre l’information.
L’atmosphère générale, y compris à l’échelle européenne et internationale, est loin d’être satisfaisante ; c’est presque un euphémisme ! La liberté de la presse recule, les intimidations se font plus pressantes et les agressions sont monnaie courante.
Alors, monsieur le ministre, mes chers collègues, n’ajoutons pas de l’huile sur le feu et de la confusion à la clarté, surtout en ce moment.
En France, nous pouvons être fiers et heureux d’avoir une presse dont la palette de tons est si riche et diversifiée. Unanimes, j’en suis certaine, pour voter cette proposition de loi, nous le serons ainsi tous dans le message politique que nous enverrons en faveur de la presse et de ses acteurs.