Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, Rousseau rassemblait sous le vocable d’éducation « tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands ». L’éducation est le lieu où se structure l’identité du jeune enfant, où s’affirment son libre arbitre et sa capacité de jugement. En cela, le temps éducatif est vécu, tant du côté de l’enfant que de celui de l’adulte, comme un apprentissage où chacun s’expose à l’autre et confronte ses représentations, ses désirs.
Dans la relation éducative, le parent doit savoir se faire pédagogue. On ne peut élever un enfant sans se référer à des principes, à des savoir-être. L’objectif est immense : faire de l’enfant un être autonome, capable de socialité, portant au cœur l’idéal de fraternité.
La qualité première du pédagogue, c’est d’avoir le souci constant de la cohérence entre les principes affichés et les méthodes employées. L’ascendant de l’adulte sur l’enfant est, dans ces circonstances, inévitable. Il a le devoir de fixer le cadre éducatif. Tout le paradoxe est là : l’autonomie de tout enfant se construit dans la dépendance. Pour cette raison, l’éducation relève d’un art, décrit en ces termes par Rousseau dans l’Émile : « Prenez une route opposée avec votre élève ; qu’il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. »
Le parent accompli, comme le bon éducateur, doit savoir faire oublier la tutelle qu’il exerce sur son enfant. Les violences éducatives, à l’inverse, exacerbent cette relation d’assujettissement : elles ont souvent des effets irréversibles chez l’enfant ; elles sont souvent le symptôme des difficultés rencontrées par les parents dans l’éducation de leurs enfants.
« Il y a beaucoup de choses terribles dans ce monde, mais la pire est qu’un enfant ait peur de son père, de sa mère ou de son professeur », a écrit Janusz Korczak, l’un des plus grands pédagogues du siècle dernier. Agnès Buzyn l’a rappelé au mois de novembre dernier : on n’éduque pas par la peur. La peur, on s’y enferme et on y étouffe.
Les coups, les raclées, les fessées sont autant de stigmates que l’enfant devra porter toute sa vie. Je rappellerai ces chiffres, terribles, qui nous permettent de prendre la mesure de l’ampleur du phénomène : selon la Fondation pour l’enfance, 85 % des parents français ont déjà eu recours à des violences éducatives ordinaires ; 75 % des maltraitances infantiles sont le fait de « punitions éducatives corporelles » ; plus de 50 % des parents ont frappé leur enfant avant l’âge de deux ans, persuadés que l’éducation qu’ils avaient eux-mêmes reçue leur avait été utile et profitable.
Rien n’est plus faux que l’idée selon laquelle les violences éducatives ordinaires « forgeraient le caractère ». En 2013, la Fondation de France avait lancé une campagne-choc contre les mauvais traitements éducatifs, intitulée « Il n’y a pas de petite claque ».
Études à l’appui, nous savons aujourd’hui qu’une éducation punitive a des conséquences désastreuses sur le développement, la santé mentale et la stabilité affective de l’enfant. Des conséquences à la fois immédiates et de long terme sont observées : elles portent sur toute la vie du sujet qui aura eu à essuyer des humiliations et des châtiments corporels dans sa prime enfance.
À court terme, on observe une hausse des comportements agressifs chez les enfants ayant subi des violences, un risque accru de troubles cognitifs.
À long terme, on peut observer une baisse de l’estime de soi, des comportements antisociaux, une augmentation de la prévalence de troubles mentaux et addictifs et, pour les cas les plus graves, une déficience mentale liée à une réduction de la zone grise du cerveau, un risque d’obésité plus élevé ainsi que des troubles cardiovasculaires.
Les anciens enfants battus, comme Thierry Beccaro, que j’ai reçu au ministère, ont également pu témoigner des phénomènes de cercle vicieux auxquels ils se sont trouvés exposés. Les enfants victimes de violences familiales sont susceptibles de devenir des adultes constamment habités par la peur et l’insécurité.
Une fois qu’un coup a été porté à l’enfant sous couvert éducatif, le risque d’aller crescendo est présent et peut mener au pire. Au début du mois de mai dernier, un rapport commun de l’inspection générale de la justice, l’IGJ, de l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, l’IGAENR, et de l’inspection générale des affaires sociales, l’IGAS, sur les morts violentes d’enfants m’a été remis. Hors de tout systématisme, l’enquête révélait que, dans plus de la moitié des cas, les 72 morts violentes observées en moyenne chaque année avaient été précédées de violences « graves et répétées » dans un contexte de violences conjugales.
Les études mettent aussi en lumière un risque de reproduction des actes de maltraitance d’une génération à l’autre. On en revient à ces 50 % des parents qui ont frappé leur enfant de moins de 2 ans, ayant eux-mêmes subi des violences au cours de leur enfance.
Il y a donc urgence à agir, à casser les dynamiques de reproduction de la violence.
Il y a urgence à agir et à voter une proposition de loi d’interdiction des violences éducatives ordinaires. Ce vote permettra à notre pays de faire un pas de plus vers la traduction effective de ses engagements internationaux dans le droit interne.
Il y a, dans notre pays, une absence d’interdiction formelle des violences éducatives ordinaires en droit interne, où subsiste encore dans la jurisprudence un « droit de correction » totalement anachronique. Cela a conduit, en 2015, le Comité européen des droits sociaux à constater la violation de l’article 17 de la Charte sociale européenne par la France. En vertu de cet article, notre pays, comme tous les autres États membres, doit « s’engager à prendre toutes les mesures nécessaires et appropriées pour protéger les enfants et les adolescents contre la négligence, la violence ou l’exploitation ». La France reste l’un des cinq derniers pays européens à ne pas avoir intégré dans son droit cette interdiction.
Je rappellerai également que nous fêterons, au mois de novembre prochain, le trentième anniversaire de la Convention internationale des droits de l’enfant, la CIDE. Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, la France peut-elle décemment célébrer cet anniversaire sans respecter l’article 19 de cette convention, qui dispose que « les États parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales » ?
En votant cette proposition de loi, nous voulons que la France se rapproche de l’avant-garde des pays promouvant une éducation sans violences, une éducation bienveillante.
Notre pays étant signataire de la CIDE, notre rôle est de récuser, purement et simplement, le droit des parents à faire souffrir leurs enfants. Notre rôle est d’exiger, au nom des enfants, de leur intérêt supérieur, un droit absolu à la dignité et à l’intégrité physique. C’est là un signal, que certains jugeront symbolique, mais en réalité extrêmement fort, adressé aux jeunes et futurs parents de notre pays.
Ce que nous souhaitons, c’est promouvoir une éducation bienveillante, fondée sur la confiance, le dialogue et le respect mutuel. Janusz Korczak aimait à comparer l’enfant à cet étranger plongé « dans une ville inconnue dont il ne connaît ni la langue, ni les coutumes, ni la direction des rues ». Pour s’orienter, l’enfant a besoin de repères, il doit pouvoir trouver une oreille attentive et une main réconfortante tout au long de sa vie, une vie faite de joies et d’erreurs, car l’erreur est le sel de l’apprentissage.
Nos maîtres d’école ressassaient que la répétition est l’art de la pédagogie. Cet art requiert de la patience, de la méthode, une attention quasiment éthique portée à l’autre : en un mot, de l’amour. C’est d’ailleurs ce terme qu’emploie le préambule de la Convention internationale des droits de l’enfant pour décrire l’atmosphère familiale dans laquelle devrait grandir chacun de nos enfants.
Le législateur n’a certainement pas vocation à instituer l’amour comme fondement de la relation filiale – il n’en a pas même le mandat. Il a en revanche la capacité de mieux aider les parents dans la conception de leur projet parental. C’est le sens de la politique de « soutien à la parentalité » que je mène à la tête du secrétariat d’État à la protection de l’enfance.
Je partage, avec mes collègues du ministère des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn et Christelle Dubos, cette conviction simple : on ne naît pas parent, on le devient. L’apprentissage de la parentalité relève d’un équilibre subtil entre confiance en soi et capacité à répondre aux besoins de l’enfant. Les violences éducatives sont l’expression d’un déséquilibre affectant la nature même de la relation entre les parents et leurs enfants.
La prévention des difficultés éducatives des parents constitue le socle de la politique de protection de l’enfance. Je veux croire qu’une politique de soutien à la parentalité efficace rendrait superflues – dans un monde idéal, peut-être – les mesures de protection.
Nous voulons une politique sociale qui puisse répondre aux besoins de chaque famille et offrir une réponse « sur mesure » aux questions des jeunes parents : certaines familles peuvent avoir besoin d’un soutien très ponctuel, d’autres d’un accompagnement plus complet et sur le long terme.
Cet accompagnement, c’est le cœur du volet préventif de notre politique de l’enfance : protéger les enfants, cela commence parfois par mieux accompagner les parents dans leur projet d’être parents. C’est tout l’objet du « parcours 1 000 jours » sur lequel nous travaillons, ce parcours qui s’étire du quatrième mois de grossesse aux 2 ans de l’enfant. C’est en effet lors de ce parcours que tout s’amorce, sur le plan de la santé de l’enfant, de son développement ou de sa stabilité affective. C’est aussi au cours de ces 1 000 premiers jours que se forgent, s’installent et se creusent parfois les inégalités sociales.
Pour ces raisons, c’est sans doute lors de ces 1 000 premiers jours que le parent a le rôle le plus décisif et que pèsent parfois sur lui les plus grandes appréhensions : comment donner la première tétée, puis le premier biberon ? Que faire face à un bébé qui ne cesse de pleurer ? Pourquoi ne faut-il pas le secouer ? Comment faire concorder le cycle de vie du bébé avec ses propres impératifs ? Pourquoi ne pas l’exposer aux écrans ? Pourquoi lui offrir une éducation bienveillante ?
Notre mission d’accompagnement est à ce titre essentielle, voire vitale en ce qui concerne la prévention du syndrome du bébé secoué. Je conçois cette politique de soutien à la parentalité comme reposant sur deux outils majeurs : d’une part, une protection maternelle et infantile mieux soutenue financièrement et rebâtie autour de ses missions historiques de prévention – je pense notamment aux visites à domicile maternelles et préventives ou à la mise en place d’un entretien prénatal obligatoire au quatrième mois de grossesse, qui sera inscrite au prochain projet de loi de financement de la sécurité sociale ; d’autre part, ce que j’ai appelé le « passeport 1 000 jours », permettant une meilleure coordination des actions de soutien à la parentalité, grâce à un carnet de santé dématérialisé, à des informations, à des services à destination des jeunes parents – éveil de l’enfant, soins… L’ensemble de ces services sera structuré autour d’un principe simple : l’éducation bienveillante.
Vous l’aurez compris, l’éducation bienveillante est au cœur de notre nouvelle approche des politiques de l’enfance. Le vote de cette proposition de loi constituera, à ce titre, une avancée importante.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, cette proposition de loi relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires a aussi vocation à graver dans le marbre une égalité de droits entre enfants et adultes.
Permettez-moi de saluer le travail exemplaire de la députée Maud Petit, à l’initiative de cette proposition de loi, et de Laurence Rossignol, qui avait déposé une proposition de loi analogue, dont nous avons débattu ici même voilà quelques semaines. Je salue également l’action de la pédiatre Edwige Antier, qui, en 2010, aura été la première à déposer, à l’Assemblée nationale, une proposition de loi visant à protéger nos enfants des violences physiques et psychologiques.
Être parent, c’est être garant du respect des droits de ceux qui sont à sa charge. Être parent, c’est respecter l’enfant pour ce qu’il est, et aussi en tant qu’être en devenir. L’enfance est un âge de la vie, avec ses valeurs, ses sensibilités, ses aspirations et ses stratégies sociales. L’enfant n’est en aucun cas inférieur à l’adulte : une telle conception de l’enfance peut mener au pire, par exemple à justifier un « droit de correction », norme coutumière contra legem, l’article 222-13 du code pénal constituant comme violence aggravée le fait, pour un ascendant, d’exercer des violences non suivies d’interruption temporaire de travail, la sanction étant plus élevée encore s’agissant d’une victime mineure de 15 ans ou moins.
Le message de prohibition figurera, grâce à l’adoption de cette proposition de loi, dans le code pénal, en appui de l’article 222-13. Pour lui donner une meilleure visibilité, nous le ferons également figurer en première page des carnets de santé.
Le poids de la culture et des traditions n’est pas négligeable. La violence est alimentée, confortée par une certaine tolérance de l’opinion publique. Il suffit d’observer la légèreté de ton, privilégiée par certains, pour vanter les vertus du châtiment corporel. Le vote de cette proposition de loi est une première pierre à l’édifice du soutien à la parentalité. Notre tâche est à présent de changer les pratiques et le regard de nos concitoyens sur les faits de maltraitance.
Nous devons désormais parler d’aventure éducative. On peut, à ce titre, se remémorer les très belles lignes de Janusz Korczak pour entrevoir le plus beau et difficile métier de parent : « Vous dites : c’est fatigant de fréquenter les enfants. Vous avez raison. Vous ajoutez : parce qu’il faut se mettre à leur niveau, se baisser, s’incliner, se courber, se faire petit. Là, vous avez tort. Ce n’est pas cela qui fatigue le plus. C’est plutôt le fait d’être obligé de s’élever jusqu’à la hauteur de leurs sentiments, de se hisser sur la pointe des pieds pour ne pas les blesser. »
Mesdames, messieurs les sénateurs, j’aimerais vous dire la fierté qui est la mienne d’être devant vous aujourd’hui pour soutenir, au nom du Gouvernement, cette proposition de loi. Elle répond à notre engagement en faveur d’une société sans violences faites aux enfants, d’une société plus attentive à la place et à la parole de l’enfant.
J’accueille cette proposition de loi avec enthousiasme et vous invite, mesdames, messieurs les sénateurs, à l’adopter le plus largement possible.