Dans le cadre de notre étude sur la représentation et la visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel public, nous avons rendez-vous ce soir - ce matin dans le Pacifique - avec M. Gérald Prufer, directeur de la station Polynésie La 1ère.
Je tiens tout d'abord à remercier vivement le gouvernement de la Polynésie française, et bien sûr son président Édouard Fritch, d'avoir accepté de mettre à disposition ses locaux et son système de visioconférence pour faciliter nos travaux. Je sais que les techniciens des deux côtés ont bataillé pour nous permettre de communiquer et je leur exprime toute notre reconnaissance.
La représentation et la visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel public est un sujet grave aux enjeux majeurs, et en premier lieu un enjeu de cohésion nationale : il n'y aura en effet pas de prise en compte des spécificités et des atouts que représentent les outre-mer pour notre pays sans meilleure connaissance des territoires. Le sujet est complexe et engage au moins trois publics différents : les populations locales, les ultramarins établis dans l'hexagone et les téléspectateurs qui n'ont pas de lien spécifique avec les outre-mer mais qui ne doivent pas, pour autant, les ignorer... ce qui arrive trop souvent !
Nous souhaitons instruire ce sujet au plus près des territoires et les productions des stations La 1ère sont riches et contribuent activement à cette connaissance. L'audience de ces chaînes, de même que celle de France Ô, est très variable selon le territoire : il semble que la Polynésie ait une belle écoute de ces chaînes. Mais je n'en dirai pas davantage à ce stade car il reviendra à nos rapporteurs de vous interroger : ce sont Mme Jocelyne Guidez, sénatrice de l'Essonne, et M. Maurice Antiste, sénateur de la Martinique.
À moins qu'ils ne souhaitent dire un mot dans l'immédiat, je vous invite à présenter votre propos liminaire sur la base de la trame qui vous a été adressée par notre secrétariat. Avant de vous céder la parole, je souhaitais ajouter que vous avez été en poste pour RFO puis France Télévisions dans quasiment tous les outre-mer. N'hésitez donc pas, au regard de votre riche expérience, à nous livrer également votre éclairage sur les autres territoires.
M. Gérald Prufer, directeur de la station Polynésie La 1ère. - Merci de me donner l'occasion de m'exprimer. Au cours de mes trente années d'expérience, j'ai pu travailler dans toutes les stations ultramarines sauf celle de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Polynésie La 1ère, c'est 150 salariés, un budget de 25 millions d'euros pour 756 heures et 6 minutes de production en 2018 contre 796 heures et 32 minutes en 2017 qui était une année électorale à 4 tours (élections présidentielle et législatives).
La 1ère production diffuse un journal en tahitien à 18h30, un journal en français à 19h00, 7 jours sur 7 toute l'année. Nous sommes la deuxième télévision du territoire en audience globale mais la première pour l'information sur ses trois médias radio/télévision/internet. Nous sommes le premier groupe média de Polynésie avec le cumul des trois antennes. La radio généraliste est en 4e position mais dispose, grâce à sa tranche info du matin en français et tahitien, de la meilleure matinale.
Le site internet - et les réseaux sociaux - de Polynésie La 1ère est de loin le plus regardé du pays avec plus de 180 000 abonnés ou fans sur Facebook, Twitter et Snapchat. Nous sommes le plus gros pourvoyeur de vidéos sur YouTube de toutes les stations d'outre-mer. En attendant d'avoir accès à France.tv, France Ô est le site de référence de France Télévisions. Je vous ai transmis des éléments qui vous permettront d'analyser et de voir en images les productions de Polynésie La 1ère.
France Ô et les chaînes La 1ère sont liées. Elles constituent le pôle outre-mer. Ce sont les chaînes les plus liées de France Télévisions. France Ô, issue de RFO Sat qui visait déjà à donner une visibilité aux outre-mer dans l'hexagone, est l'héritage de ce passé. France Ô est l'âme audiovisuelle de l'outre-mer ; c'est la possession en commun des territoires éloignés, de riches souvenirs et de projets. C'est le désir de vivre ensemble.
France Ô et les chaînes La 1ère, c'est la liane qui vit sur le palmier, c'est une chaîne à 10 maillons. Chacun a besoin de l'autre et aucun ne peut se suffire. France Ô et les chaînes La 1ère, c'est la possibilité de créer, de produire, de coproduire, de renouveler et de partager des valeurs universelles. France Ô et les chaînes La 1ère, c'est comme deux pieds qui alternent pour créer la marche. Les chaînes La 1ère ne sont rien sans France Ô.
Et ce n'est pas seulement une question de sécurisation des financements. Si on n'est pas en capacité d'être vus au plan national, à quoi cela sert-il de produire en outre-mer ? Diffuser de la culture comme le fait France Ô est un acte de communication. Supprimer la diffusion de la culture revient à supprimer France Ô et nous condamner à l'errance audiovisuelle. Si vous me permettez une autre image, France Ô qui meurt c'est la bibliothèque de l'outre-mer qui brûle.
Si j'osais encore, je dirais que France Ô permet aux peuples des outre-mer français et étrangers de manger ensemble dans la même assiette grâce aux accords passés entre radios et télévisions du monde francophone. Ainsi, l'Association des radios et télévisions de l'océan Indien (ARTOI) est un trait d'union entre les Seychelles, les Comores, Madagascar, l'île Maurice, Mayotte et La Réunion. C'est un espace ou un marché de 25 millions d'habitants qui ont en commun deux langues, le français et le créole.
Supprimer France Ô, c'est supprimer la coopération et la remontée vers le nord des images du sud. L'inverse est tellement vrai et on est tellement habitué au colonialisme audiovisuel !
Il en est de même pour le plateau des Guyanes : sans France Ô quel est l'avenir des accords entre Guyane La 1ère et les télévisions du Surinam et du Brésil ? Le carnaval de Rio est commenté en direct dans les locaux de Guyane La 1ère et diffusé sur France Ô.
Dans la zone Pacifique, quel est l'avenir d'un accord avec le Vanuatu si on ne permet pas l'accès au national à toutes ces télévisions francophones ?
Il n'y a que nous pour réussir un tel maillage ou un tel « liannage ». Arrêter France Ô entraînera la non-visibilité, la non-palpabilité qui conduisent à la non-existence des télévisions régionales.
Dans le dernier baromètre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), publié le mardi 29 janvier 2019, sur la visibilité des outre-mer sur les chaînes françaises, toutes chaînes confondues, il est écrit que 9 % des programmes concernent les populations d'outre-mer en intégrant France Ô. Plus inquiétant, page 54 de ce rapport, le CSA écrit : «Vous enlevez France Ô et ce pourcentage tombe à 0,3% ». Quant aux aspects traités sur l'outre-mer, le CSA note pages 83 et 84 : « absence de visibilité, images dépréciatives, rabaissantes, reportages en temps de crise uniquement. »
Ce rapport suscite deux questions. Une question quantitative : avec France Ô en moins, il va falloir faire de grands efforts pour améliorer la représentativité ; une question qualitative : quand le rattrapage quantitatif aura été atteint, il faudra un rattrapage qualitatif.
Je me réfère encore au rapport du CSA : « le visionnage des journaux d'information a permis de révéler une présence largement minoritaire des populations ultramarines dans le traitement de l'actualité... il est assez évident que la présentation des informations d'outre-mer ne répond qu'à un souci de quota... le traitement expéditif de l'information témoigne d'une vision au mieux condescendante des outre-mer. »
Dans le numéro 52 du baromètre de l'Institut national de l'audiovisuel (INA), en décembre 2018 à propos des Antilles-Guyane, il est écrit : « Ces départements d'outre-mer sont très peu visibles dans l'actualité nationale et ne représentent que 0,5 % des offres d'information. Heureusement les chaînes publiques se distinguent avec des programmes de stock même si la place accordée à ces régions reste marginale. ». Il s'agit ici uniquement de l'aspect « diffusion », mais la production locale n'est pas à négliger.
Il ne faut pas que les budgets de France Ô soient redistribués aux productions nationales et que les outre-mer servent seulement de décor.
Que pouvons-nous inventer ? Que pourrons-nous créer ? Il nous faudrait la puissance de feu des Césaire, Damas, Monerville, Bissette, Condé, Zobel, Éboué, Schoelcher, Delgrès, du père Labat, de Leconte de Lisle ! Des esclaves Romain et Albus, Galmot, Anne-Marie Javouhet ; de Mme Debassyns, de Roland Garros, de Solitude, de Taubira, Tjibaou et même Sosthène... Le guadeloupéen Sosthène-Camille Mortemol, capitaine de vaisseau de la marine nationale pour éviter tout amalgame. Sa statue est à Pointe-à-Pitre. Et, enfin, vous les sénateurs d'aujourd'hui ! On aura besoin de tout le monde.
Les noms d'hier et d'aujourd'hui, l'histoire d'hier et d'aujourd'hui pour nous rappeler que la puissance évocatrice des outre-mer est contenue dans France Ô et les chaînes La 1ère comme la puissance d'un fromager est contenue dans sa petite graine qui flotte dans l'air au gré des alizées grâce au cocon qui l'entoure et le porte... Tous les sénateurs d'outre-mer le savent et connaissent la saison du fromager.
Pour aller vers la visibilité, il faut établir un dialogue véritable, ce qui suppose la reconnaissance de l'autre, le respect de son identité et de sa liberté d'expression.
La fin de France Ô soufflée à l'oreille du Président de la République est un puissant désagrégateur du pôle outre-mer qui fragilise les stations et plonge dans le doute et l'angoisse le personnel de l'entreprise. Il faut rassurer par un projet digne, une ambition forte, une passion intacte.
Merci pour cette vibrante plaidoirie. Trop souvent, les gouvernements commettent l'erreur de ne pas consulter avant de procéder à des réformes. La Délégation sénatoriale aux outre-mer a pour ambition de traiter en profondeur les sujets qu'elle aborde en menant des investigations complètes pour aboutir à des préconisations concrètes.