Le CNC nous oblige à mettre 12 000 euros sur la table au départ de toute co-production de documentaire. Nous complétons ce cash par un apport en industrie, c'est-à-dire des personnels (cameramen, preneurs de sons, mixeurs, monteurs, étalonneurs, ...) Tout cela est clairement codifié dans le vademecum d'une production documentaire. L'ensemble - cash et industrie - doit représenter entre 30 et 35 % du financement global, part minimale exigée par le CNC. Aujourd'hui, soit France Ô nous donne le cash et nous fournissons l'équipe technique, soit la station locale met le cash et la société de production métropolitaine vient effectuer le tournage ; le montage et la post-production se font à Malakoff. Depuis des années nous encourageons des producteurs locaux à s'affilier à une société de production nationale qui émarge au CNC : le projet est local ; la société de production locale - avec une partie de notre personnel - est chapeautée par une société nationale qui va chercher le financement du CNC. C'est comme cela que nous parvenons à réaliser 10 à 15 documentaires ou magazines annuels. Les sociétés de production locales n'ont pas accès directement au CNC, il leur faut passer par un intermédiaire. De nombreuses sociétés nationales ont installé des relais en outre-mer parce qu'elles ont compris qu'elles pouvaient jouer sur les deux tableaux, CNC et aides régionales données par les collectivités comme la région Guadeloupe qui vient de structurer son pôle documentaire, la Guyane, La Réunion. Quand j'étais dans ce département, la région avait pris en charge 25 % du financement d'une fiction avec Claude Brasseur et Dominique Lavanant qui racontait l'histoire de l'arrivée des Indiens dans l'île, munis de contrats de travail, après l'abolition de l'esclavage. Cette histoire n'avait jamais été racontée. J'ai pu monter cette opération avec France 3 qui a mis sur la table 3 millions d'euros parce que le directeur des programmes de France 3 - Laurent Corteel, actuel directeur de France 3 Corse - était un ami. Lors de la diffusion, les audiences de France 3 ont été excellentes. Mais on fonctionne par affinité là où les relations devraient être structurellement beaucoup plus fluides. La volonté de Mme Delphine Ernotte d'imposer davantage de contacts entre les chaînes est une bonne chose. L'histoire des Indiens est aussi transposable à la Guadeloupe ou la Martinique. C'est à La Réunion que j'ai compris ce que je voyais dans les salons chez mes amis Hindous ou Indiens, en Martinique. En effet, quand j'étais enfant, il y avait des tableaux sous verre qui contenaient des « actes d'engagement » de 1851 ou 1852. Grâce à ce type de documents, un Indien de La Réunion obtient aujourd'hui de l'Inde la reconnaissance du retour, l'autorisation de pouvoir acheter de la terre en Inde parce qu'il peut prouver que son arrière-grand-père était bien originaire de ce pays. Quand j'étais en Guadeloupe, je voyais que beaucoup de guadeloupéens d'origine indienne allaient se baigner dans le Gange ; ils me ramenaient les images de leur voyage. Si on ne passe par France Ô et si on n'a pas le maillage avec France 2 et France 3, qui racontera ces histoires ? Demandez à Euzhan Palcy, à France Zobda combien il est difficile d'obtenir des financements de ces chaînes pour faire des films comme « Toussaint Louverture » ou « les Mariées de l'isle Bourbon » !
Il faut encourager les jeunes générations de producteurs qui aujourd'hui ne travaillent plus avec de grosses caméras mais avec des téléphones. Nous sommes le premier maillon de cette chaîne. La petite station de Polynésie met entre 300 et 400 000 euros par an dans la production. Nous ne sommes pas seulement des représentants de France Télévisions, bien à l'abri dans nos bureaux, nous travaillons et faisons vivre tout un réseau de personnes. C'est la même chose en Martinique, en Guadeloupe ou en Nouvelle-Calédonie. Je le dis souvent à mes salariés, sans co-productions, si nous ne faisons pas vivre ce tissu, nous sommes « morts » ! Je ne peux pas produire seul quinze documentaires, je ne peux pas produire sans appui du CNC ou des collectivités territoriales. La filière commence à se structurer et à émerger car les petits producteurs locaux ont compris le danger résultant de la suppression de France Ô. Nous avons aujourd'hui une industrie audiovisuelle qui fonctionne grâce à France Télévisions et à France Ô.
Le gouvernement de la Polynésie française subventionne l'élection de Miss Tahiti. Il serait donc logique qu'il réserve l'événement à Tahiti Nui Télévision (TNTV), la chaîne qui lui appartient. Pourtant, c'est ma chaîne qu'il choisit car il sait que cette élection sera diffusée en direct sur France Ô et que toute la diaspora pourra la regarder. Pour regarder TNTV, il faut passer par les boxes.
Il faut également prendre en compte le fait que nous sommes un acteur économique. Les 150 salariés de Polynésie La 1ère paient des cotisations sociales et fiscales, leurs familles font vivre le commerce et le pays. Aujourd'hui, cette chaîne est fragilisée ; les personnes sont angoissées parce qu'elles ne savent pas ce qu'elles vont devenir.
J'assume ma part de responsabilité dans la dérive de France Ô mais aussi dans le sauvetage d'une entité numérique en France qui permettra ce maillage avec les chaînes nationales et l'accès sur des terminaux numériques des productions des outre-mer. Le numérique est de plus en plus puissant. Un bon journal télévisé fait ici 70 ou 80 000 téléspectateurs - nous sommes sondés une fois dans l'année. Si j'envoie un message de mon téléphone, 180 000 personnes le reçoivent instantanément. Un reportage sur internet relatif aux anguilles de Tahiti qui ont les yeux bleus a passé la barre des 10 millions de vues !
Le président Édouard Fritsch était en métropole la semaine dernière. Il a obtenu du Gouvernement la construction d'un mémorial sur le nucléaire à Tahiti. Quelle chaîne en a parlé ? France Ô. Ce mémorial est aussi important que le mémorial de l'esclavage en Guadeloupe. En Polynésie, je raconte l'histoire de l'esclavage, de la traite dans les Caraïbes. Qui connaît l'histoire de Marie Anne Thérèse Ombline Desbassayns à La Réunion, de Anne-Marie Javouhey en Guyane ? Deux femmes qui ne se sont jamais rencontrées et ont permis d'émanciper plus de 500 esclaves. Tout cela n'est pas dans les livres d'histoire. Chez Georges Patient, à Mana, une statue a été érigée en l'honneur d'Anne-Marie Javouhey. Cette dame était originaire de Bourgogne. Avec un producteur de Bourgogne et la station de France 3 de Bourgogne, nous avons produit un documentaire de 52 minutes. Il a été diffusé en Guyane, en Bourgogne. J'avais même proposé qu'une avant-première soit réalisée au Sénat afin de relier nos régions par la télévision, par l'histoire.
De nombreux projets identiques pourraient être proposés. Du 2 au 10 février 2019, s'ouvrira en Polynésie le 16e Festival international du film documentaire océanien (FIFO), à la Maison de la culture de Tahiti. Tous les pays du Pacifique seront réunis. 140 films, dont 60 documentaires, seront projetés sur nos antennes et nulle part ailleurs. Nous sommes tellement habitués au « colonialisme audiovisuel » du Nord vers le Sud ! Il faudrait aussi faire le chemin inverse. Nous diffusons aujourd'hui des productions de Nouvelle-Zélande, d'Australie, des Samoa, de Papouasie-Nouvelle-Guinée - notamment en matière de protection des forêts - qui sont remarquables et dignes d'une diffusion nationale ! Tout cela est inconnu.