Mes chers collègues, ces dernières semaines, certains syndicats nous ont alertés sur des fermetures d'outils industriels stratégiques. Dans ce contexte, il nous a paru que l'audition de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'éEconomie, du Redressement productif et du Numérique, aujourd'hui entrepreneur, pouvait nourrir notre réflexion sur la désindustrialisation, l'intelligence économique et la stratégie industrielle de notre pays.
Monsieur le ministre, le 29 mars 2014 était promulguée la loi visant à reconquérir l'économie réelle, dite « loi Florange ». Issue de l'initiative parlementaire et élaborée dans un contexte difficile d'arrêt des hauts-fourneaux de Moselle, elle avait pour objectif de protéger l'emploi industriel et l'appareil productif français. Elle prévoyait notamment une obligation de recherche de repreneur lors de toute fermeture de site.
Cinq ans plus tard, force est de constater que la dynamique de désindustrialisation se poursuit. Depuis 1989, chaque année, près de 50 000 emplois industriels sont détruits. En 30 ans, ce sont 1,4 million d'emplois industriels qui ont disparu, soit une réduction de 30 %. Cette tendance n'est pas une spécificité française, mais elle est plus aigüe dans notre pays que chez nos voisins. La part de l'industrie manufacturière dans notre PIB est de 10,2 %, contre 12,8 % en Espagne, 14,6 % en Italie et 20,6 % en Allemagne.
Il est vrai que notre économie a bénéficié d'un répit ces deux dernières années, certains indicateurs sortant du rouge, mais la dynamique de fond n'est pas encore enrayée. D'ailleurs, alors que le gouvernement actuel se félicite de la croissance des investissements étrangers en France, nous voyons de près, dans les territoires, les conséquences des plans sociaux mis en oeuvre par des groupes étrangers dans des usines françaises récemment rachetées.
En mai dernier, General Electric annonçait la suppression de plus de mille emplois dans ses activités françaises de la branche Gaz. Cela intervient moins de cinq ans après le rachat de la branche d'activité Énergie d'Alstom par le groupe américain, au cours duquel celui-ci avait pris des engagements devant l'État en matière de création d'emplois.
Monsieur le ministre, vous étiez alors au gouvernement. Après avoir évoqué la nationalisation partielle d'Alstom, vous aviez finalement avalisé la cession, en contrepartie de promesses de General Electric. Peu après, vous quittiez le gouvernement. Vous avez récemment déclaré : « Cette histoire est une humiliation nationale, la France a été vendue et abandonnée », dénonçant une « erreur majeure ».
Dans leur rapport d'information paru en avril 2018, nos collègues MM. Alain Chatillon et Martial Bourquin relevaient que les discussions portant sur la cession de cet actif stratégique d'Alstom s'étaient déroulées sans information préalable de l'État. De surcroît, cet actif ne tombait pas sous le coup de la procédure d'autorisation préalable des investissements étrangers. En réaction, en mai 2014, le gouvernement prenait le décret auquel vous avez laissé votre nom, incluant l'énergie et les transports parmi les secteurs d'activité sensibles.
Au-delà de ses derniers développements, le cas d'Alstom et de General Electric pose la question des outils à la disposition de l'État pour anticiper les cessions d'actifs stratégiques, en particulier à des groupes étrangers, et leurs conséquences sur l'emploi industriel dans nos territoires.
Ne nous trompons pas : cet enjeu touche tous les secteurs de notre industrie. Je me suis récemment rendue, avec les sénateurs et députés du Calvados, à Cagny, où une sucrerie de Saint-Louis Sucre, rachetée dans les années 2000 par le groupe allemand Südzucker, va arrêter toute production. Si l'on en croit l'industriel allemand, l'arrêt de la production est motivé par la volonté de redresser les cours mondiaux du sucre. Permettez-moi de rappeler sans ironie que les deux usines françaises concernées par le plan de l'industriel ne représentent que 0,4 % de la production mondiale... Cette décision pénalise avec certitude deux bassins de production en France, sans qu'il y ait une quelconque assurance que la production sera réduite ailleurs en Europe.
J'ajoute que le simple fait de maintenir une activité de stockage dans l'usine exempte l'industriel allemand de ses obligations de dépollution des sols et de l'application de la loi Florange. Cela réduit largement la probabilité de faire prospérer l'offre des acteurs locaux, planteurs betteraviers, de reprendre l'usine pour sauver la production. Les mêmes problèmes se posent donc dans toutes nos filières productives.
Monsieur le ministre, voici les questions que je souhaite vous poser.
Au niveau de l'anticipation des rachats d'entreprises et des décisions affectant l'emploi industriel français, l'État dispose-t-il selon vous des outils adaptés de surveillance, d'alerte et de réflexion stratégique ? Un décret de mars 2019 a récemment rénové la « gouvernance de la politique de sécurité économique », qui inclut un Commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique et un Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques. Quelle appréciation en faites-vous ?
La loi Florange suffit-elle encore aujourd'hui à protéger les emplois industriels des territoires français ? Nous avons vu qu'elle peut être contournée, via le maintien de quelques salariés sur un site, alors que l'on supprime ou modifie la majeure partie de l'activité. Comment combattre ces pratiques, qui vont à l'encontre de l'esprit même de la loi ?
Comment distinguer les véritables investissements étrangers productifs, qui apportent du capital à notre industrie et sont créateurs d'emplois, des rachats prédateurs, préalables à la délocalisation, voire au vol de technologies ? Le « décret Montebourg » et ses élargissements successifs couvrent-ils tout le champ des actifs stratégiques ?
Dans le cas particulier des engagements de General Electric vis-à-vis du gouvernement, pourquoi l'État français a-t-il été impuissant à les faire respecter ? Il en va de la crédibilité de nos politiques publiques.
Alors que la « loi PACTE » a renforcé le contrôle du Parlement sur l'activité du gouvernement en matière de « protection et promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation », quelle est votre position sur cette nouvelle disposition qui marque l'entrée du Parlement dans les décisions relatives à l'intelligence économique ?