Mes chers collègues, ces dernières semaines, certains syndicats nous ont alertés sur des fermetures d'outils industriels stratégiques. Dans ce contexte, il nous a paru que l'audition de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'éEconomie, du Redressement productif et du Numérique, aujourd'hui entrepreneur, pouvait nourrir notre réflexion sur la désindustrialisation, l'intelligence économique et la stratégie industrielle de notre pays.
Monsieur le ministre, le 29 mars 2014 était promulguée la loi visant à reconquérir l'économie réelle, dite « loi Florange ». Issue de l'initiative parlementaire et élaborée dans un contexte difficile d'arrêt des hauts-fourneaux de Moselle, elle avait pour objectif de protéger l'emploi industriel et l'appareil productif français. Elle prévoyait notamment une obligation de recherche de repreneur lors de toute fermeture de site.
Cinq ans plus tard, force est de constater que la dynamique de désindustrialisation se poursuit. Depuis 1989, chaque année, près de 50 000 emplois industriels sont détruits. En 30 ans, ce sont 1,4 million d'emplois industriels qui ont disparu, soit une réduction de 30 %. Cette tendance n'est pas une spécificité française, mais elle est plus aigüe dans notre pays que chez nos voisins. La part de l'industrie manufacturière dans notre PIB est de 10,2 %, contre 12,8 % en Espagne, 14,6 % en Italie et 20,6 % en Allemagne.
Il est vrai que notre économie a bénéficié d'un répit ces deux dernières années, certains indicateurs sortant du rouge, mais la dynamique de fond n'est pas encore enrayée. D'ailleurs, alors que le gouvernement actuel se félicite de la croissance des investissements étrangers en France, nous voyons de près, dans les territoires, les conséquences des plans sociaux mis en oeuvre par des groupes étrangers dans des usines françaises récemment rachetées.
En mai dernier, General Electric annonçait la suppression de plus de mille emplois dans ses activités françaises de la branche Gaz. Cela intervient moins de cinq ans après le rachat de la branche d'activité Énergie d'Alstom par le groupe américain, au cours duquel celui-ci avait pris des engagements devant l'État en matière de création d'emplois.
Monsieur le ministre, vous étiez alors au gouvernement. Après avoir évoqué la nationalisation partielle d'Alstom, vous aviez finalement avalisé la cession, en contrepartie de promesses de General Electric. Peu après, vous quittiez le gouvernement. Vous avez récemment déclaré : « Cette histoire est une humiliation nationale, la France a été vendue et abandonnée », dénonçant une « erreur majeure ».
Dans leur rapport d'information paru en avril 2018, nos collègues MM. Alain Chatillon et Martial Bourquin relevaient que les discussions portant sur la cession de cet actif stratégique d'Alstom s'étaient déroulées sans information préalable de l'État. De surcroît, cet actif ne tombait pas sous le coup de la procédure d'autorisation préalable des investissements étrangers. En réaction, en mai 2014, le gouvernement prenait le décret auquel vous avez laissé votre nom, incluant l'énergie et les transports parmi les secteurs d'activité sensibles.
Au-delà de ses derniers développements, le cas d'Alstom et de General Electric pose la question des outils à la disposition de l'État pour anticiper les cessions d'actifs stratégiques, en particulier à des groupes étrangers, et leurs conséquences sur l'emploi industriel dans nos territoires.
Ne nous trompons pas : cet enjeu touche tous les secteurs de notre industrie. Je me suis récemment rendue, avec les sénateurs et députés du Calvados, à Cagny, où une sucrerie de Saint-Louis Sucre, rachetée dans les années 2000 par le groupe allemand Südzucker, va arrêter toute production. Si l'on en croit l'industriel allemand, l'arrêt de la production est motivé par la volonté de redresser les cours mondiaux du sucre. Permettez-moi de rappeler sans ironie que les deux usines françaises concernées par le plan de l'industriel ne représentent que 0,4 % de la production mondiale... Cette décision pénalise avec certitude deux bassins de production en France, sans qu'il y ait une quelconque assurance que la production sera réduite ailleurs en Europe.
J'ajoute que le simple fait de maintenir une activité de stockage dans l'usine exempte l'industriel allemand de ses obligations de dépollution des sols et de l'application de la loi Florange. Cela réduit largement la probabilité de faire prospérer l'offre des acteurs locaux, planteurs betteraviers, de reprendre l'usine pour sauver la production. Les mêmes problèmes se posent donc dans toutes nos filières productives.
Monsieur le ministre, voici les questions que je souhaite vous poser.
Au niveau de l'anticipation des rachats d'entreprises et des décisions affectant l'emploi industriel français, l'État dispose-t-il selon vous des outils adaptés de surveillance, d'alerte et de réflexion stratégique ? Un décret de mars 2019 a récemment rénové la « gouvernance de la politique de sécurité économique », qui inclut un Commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique et un Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques. Quelle appréciation en faites-vous ?
La loi Florange suffit-elle encore aujourd'hui à protéger les emplois industriels des territoires français ? Nous avons vu qu'elle peut être contournée, via le maintien de quelques salariés sur un site, alors que l'on supprime ou modifie la majeure partie de l'activité. Comment combattre ces pratiques, qui vont à l'encontre de l'esprit même de la loi ?
Comment distinguer les véritables investissements étrangers productifs, qui apportent du capital à notre industrie et sont créateurs d'emplois, des rachats prédateurs, préalables à la délocalisation, voire au vol de technologies ? Le « décret Montebourg » et ses élargissements successifs couvrent-ils tout le champ des actifs stratégiques ?
Dans le cas particulier des engagements de General Electric vis-à-vis du gouvernement, pourquoi l'État français a-t-il été impuissant à les faire respecter ? Il en va de la crédibilité de nos politiques publiques.
Alors que la « loi PACTE » a renforcé le contrôle du Parlement sur l'activité du gouvernement en matière de « protection et promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation », quelle est votre position sur cette nouvelle disposition qui marque l'entrée du Parlement dans les décisions relatives à l'intelligence économique ?
Madame la présidente, je vous remercie de cette présentation à la fois crue et cruelle de la situation industrielle de notre pays.
Comment un pays comme la France, qui est un grand pays économique, très créatif sur le plan scientifique, technologique et industriel, se trouve-t-il menacé par des prises de contrôle qui font migrer les centres de décision hors de France ?
Il y a dix ans, une telle vision aurait été considérée comme de la xénophobie économique. Aujourd'hui, chacun prend conscience que nous sommes dans une guerre économique où les États s'appuient sur des entreprises transnationales pour prendre des parts de marché et attaquer les ressources économiques et technologiques d'autres nations. La naïveté n'est donc plus de mise.
Vous posez la question des risques de dévitalisation de notre économie, conséquence de la liberté offerte à des investisseurs étrangers de « faire leur shopping » dans l'économie française.
J'ai passé deux ans et demi à Bercy, avec un mandat défensif qui consistait à ne pas accepter les défaisances, les faillites et les délocalisations, en d'autres termes tout ce que la mondialisation présentée comme heureuse a rendu parfaitement normal et possible, organisant en quelque sorte l'impuissance de la puissance publique. Que retirer de cette expérience intense, mais courte ?
À chaque fois que des entreprises qui n'étaient pas françaises ont racheté des entreprises françaises à capitaux localisés français, le même scénario s'est reproduit. Tous mes anciens collègues ministres de l'Economie ont rencontré les mêmes difficultés et nous formons une sorte de confrérie des déçus.
Cela a commencé voilà vingt ans avec Péchiney. À l'époque, le gouvernement Chirac n'a pas cru utile de s'y opposer. Thierry Breton s'est battu comme il a pu avec les moyens qu'on lui a laissés, parce qu'il paraissait incongru de se défendre.
Sous tous les quinquennats - Chirac, Sarkozy, Hollande et bientôt Macron -, nous avons connu les mêmes situations. À partir du moment où vous laissez la prise de décision sortir du territoire national, ce ne sont plus les intérêts de la France qui priment, mais des intérêts divergents.
Déjà que des conflits existent dans une grande entreprise française, qui a un siège social en France, un conseil d'administration français, un capital majoritairement français, un actionnariat de référence au-delà de 15 à 20 %, une histoire et une géographie françaises, vous imaginez bien que, lorsque vous perdez le centre de décision, vous perdez tout : le contrôle, mais surtout les laboratoires de R&D, les usines de fabrication, etc. Nous avons tout perdu dans tous ces secteurs. Notre naïveté, c'est de ne pas avoir réagi plus tôt.
Alstom a fait l'objet d'une prise de contrôle agressive, inamicale, avec trahison des dirigeants d'Alstom - cela se passe toujours ainsi : des Français aident la puissance adverse. C'est pourquoi il a fallu inventer des stratagèmes, notamment ce décret qui a permis d'améliorer les conditions de la négociation.
Madame la présidente, vous m'avez demandé si l'on pouvait faire quelque chose. Oui, on peut bloquer les ventes.
Ainsi, j'avais arraché au Premier ministre de l'époque, M. Valls, ce décret qui permettait de considérer qu'Alstom était un actif stratégique, qu'il était hors de question de céder. D'ailleurs, dans l'arbitrage collégial qui s'est tenu à l'Élysée en présence du Président de la République, de son secrétaire général M. Jouyet, de son secrétaire général adjoint M. Macron, du Premier ministre et, me semble-t-il, du ministre des finances M. Sapin, j'ai défendu cette position. Le Président de la République a pris la décision contraire.
Maintenant, nous avons des outils. On m'avait prédit, lors de questions d'actualité assez agressives à l'Assemblée nationale, que la Commission européenne s'opposerait à ces décrets. J'avais répondu que cela ne la concernait pas : elle n'a pas à s'opposer à la conception que la France se fait de la mondialisation ; il ne s'agit pas du marché intérieur. Si j'avais été consulté, je n'aurais pas choisi General Electric, qui a des problèmes économiques à gérer, et qui le fait, bien entendu, en fonction de ses intérêts américains : Belfort passera bien après tout le reste.
Cela a continué avec Technip. Vous avez un dirigeant qui n'a pas la moindre reconnaissance pour son pays, M. Pilenko ; un actionnaire public, la Banque publique d'investissement (BPI) ; une origine, les brevets de l'Institut français du pétrole, créé par le général de Gaulle comme un outil de recherche publique au service du secteur oil and gas, comme on dit maintenant. Ce dirigeant et cet actionnaire ont malgré tout fait une fausse fusion entre égaux avec une entreprise en faillite, dont les actifs ont été surévalués sur mandat d'une banque d'affaires américaines, qui a menti. En réalité, c'est FMC qui a racheté Technip, qui représentait pourtant 70 000 salariés dans le monde et une cotation au CAC 40 ! Ce n'est pas connu des Français, car c'est du B to B, mais c'est fondamental pour notre présence sur la question énergétique. Résultat ? Le siège social et ses 700 emplois ont été perdus et la totalité du conseil d'administration a vu ses émoluments multipliés par x - j'ai du mal à me rappeler le prix de la trahison. Cet abandon a été décidé. Il était parfaitement possible au ministre de l'économie de dire, sur la base de mon décret : cette vente n'aura pas lieu. Mais après, les syndicats et le Parlement s'y intéressent, et l'on découvre l'ampleur des dégâts. Le Gouvernement a fait son affaire dans son coin - sans la moindre transparence - et le décret du 14 mai 2014 n'a pas été utilisé. Il n'aurait pas pu l'être dans l'affaire LafargeHolcim, mais il aurait pu l'être pour Alstom et pour Technip.
Deuxième question : les engagements de l'État. J'avais le dos au mur. Le Président de la République me dit : « Nous allons vendre à General Electric, trouve le moyen que cela se fasse le mieux possible. » J'ai répondu : nationalisons Alstom, qui est un bien commun - comme l'avait fait en son temps le président Sarkozy. Je l'ai rappelé au président Hollande : le président Hollande peut-il faire moins bien que le président Sarkozy ? C'est ainsi que j'ai pu arracher un arbitrage contre les conseillers du président, qui me répondaient : on n'est pas au Venezuela. Que je sache, la présidence Sarkozy, ce n'était pas le Venezuela !
Cette période a été celle d'un combat intense, que j'ai perdu. Mais j'ai arraché le droit de former trois co-entreprises, ce qui a encore des conséquences aujourd'hui. Pourquoi ? Je me suis dit : ils veulent vendre à General Electric, parce que c'est plus « sexy » qu'un accord avec Siemens - lequel aurait été plus difficile, car les Allemands sont en position dominante dans l'Union européenne. Mais on aurait eu les moyens de contrôler les choses. Belfort, ce n'est pas loin de l'Allemagne ; contrairement aux Américains qui se débarrassent de 10 000 emplois en dix minutes, les Allemands ne sont pas insensibles à la question de l'emploi industriel : nous partageons avec eux la même culture du capitalisme rhénan.
Les Américains sont en position de force, étant des investisseurs importants sur le territoire national. Nous avions de plus un précédent positif, avec l'alliance de l'ancienne Snecma (Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation) avec General Electric pour la construction des moteurs d'avion CFM56, pour lesquels Safran et General Electric sont à 50-50 depuis 55 ans. Nous étions d'ailleurs allés à Washington pour fêter l'anniversaire de cette alliance en 2014. C'est devenu le principal moteur d'avion dans le monde : on dit que l'un de ces moteurs se pose ou atterrit toutes les deux secondes !
Avec l'accord du Président, j'ai donc négocié trois co-enteprises sur ce modèle pour les secteurs d'avenir. La première pour le nucléaire, avec une golden chair, c'est-à-dire un droit de veto, pour la France. C'était là un moindre mal. La deuxième pour les énergies renouvelables, où Alstom avait investi ; Alstom détenait 25 % des parts du marché mondial des turbines pour les barrages ; on a par exemple équipé les grands barrages chinois depuis l'usine de Grenoble - que General Electric est en train de vendre aux Chinois. Soit dit en passant, il faudra faire quelque chose de ce côté. Il est bon que le Sénat se saisisse de ce sujet : il faut que les Français, et leurs représentants légitimes que vous êtes,s'occupent de ces problèmes et ne les laissent pas à des experts à la main de puissances économiques, qui font « leur fortune privée dans un coin de l'infortune publique », comme disait le Ruy Blas de Victor Hugo - ce grand pair de France et sénateur.
La troisième co-entreprise concernait les réseaux. Nous considérions que le charbon était plutôt une énergie du passé, et que pour le gaz, General Electric avait une meilleure technologie. Ces trois co-entreprises-là nous permettaient de préserver sous notre souveraineté quelques milliards de valeur et de technologie. Nous pouvions en racheter l'une des trois, et bloquer leur rachat par General Electric des deux autres. Le centre de direction d'une des coentreprises devait rester à Belfort. Il fallait qu'il y ait capable de résister à General Electric.
Il y avait donc les 250 milliards de dollars de valeur boursière de General Electric d'un côté, les 25 milliards de dollars d'Alstom de l'autre. Nous avons mis l'État dans le second plateau pour rééquilibrer la balance et défendre nos intérêts. C'était une position d'attente. J'avais ainsi obtenu de General Electric l'engagement de créer 1 000 emplois sur le territoire français, sous peine d'amende ; c'était la première fois qu'une telle condition était fixée dans un tel accord. Nous l'avons arrachée nuitamment, difficilement, car ni Alstom ni General Electric n'en voulaient. L'amende était certes symbolique - 50 millions d'euros -, mais c'était un début. J'ai regretté de n'avoir pas été plus exigeant encore, en demandant une clause de retour à l'état antérieur en cas de non-respect des engagements, mais je n'avais pas les coudées franches.
Le retour à l'état antérieur, c'est ce qu'il conviendrait à présent d'obtenir. Nous savons en effet qu'il y a eu des manoeuvres dolosives : M. Pierucci a été instrumentalisé par le Department of Justice américain pour forcer le conseil d'administration d'Alstom à vendre rapidement, dans le dos de son gouvernement, la branche énergie d'Alstom à General Electric. En droit français, une vente réalisée par violation du consentement peut être annulée à la demande de l'une des parties. Si j'étais ministre de l'Economie, je saisirais le tribunal de céans, sans doute la Cour d'appel de Paris, pour faire annuler l'accord et rétablir les choses en l'état antérieur. Cela nous donnerait de grandes capacités de négociation dans la période actuelle...
Je vous le dis, donc, mesdames et messieurs : le Gouvernement a la possibilité de faire respecter l'accord, compte tenu de ce que nous savons des conditions dans lesquelles il a été obtenu. C'est en tout cas mon opinion juridique, et je ne suis pas le seul juriste à le penser. Les révélations publiques d'un haut cadre d'Alstom sorti de prison, le plaider-coupable de M. Kron lui-même, le confirment. La fragilisation d'Alstom par le Department of Justice aussi longtemps que la vente n'avait pas été réalisée réunit les conditions du dol. Puisque M. Trump, qui n'aime pas les taxes sur les Google, Amazon, Facebook et Apple, est en train de prendre des décisions punitives à notre encontre, il est temps de s'armer contre les excès de puissance de nos anciens alliés - je n'appelle en effet pas nos relations une alliance, ni une amitié. Nous avons face à nous deux empires, l'empire américain et l'empire chinois, qui ont décidé de s'entendre sur notre dos. Va-t'on réarmer la puissance publique ? Nous avons les armes ; il faudrait les dirigeants capables de les utiliser - sur ce dernier point, permettez-moi de ne pas insister.
Sur les outils de surveillance, mon expérience est très négative. Dans l'affaire Alstom, nous n'avons rien vu. Quand j'ai appelé le contre-espionnage, celui-ci m'a répondu que nous n'espionnions pas notre ami américain. M. Snowden a pourtant révélé que les Américains, eux, avaient capté 75 millions de conversations par mail ou SMS en douze mois. La justice américaine, qui joue de son extraterritorialité pour faire la police de la corruption dans le monde, a ainsi présenté à M. Pierucci un million de mails à charge contre Alstom, qui provenaient des écoutes de la National Security Agency. Vous remarquerez que le Department of Justice ne poursuit presque que des entreprises étrangères, souvent européennes... La somme des amendes qui leur ont été infligées atteint plusieurs dizaines de milliards de dollars ; c'est autant de substance économique européenne captée par les Américains. L'efficacité de la loi de 1978, qui fonde cette compétence extraterritoriale, a été démultipliée par la National Security Agency. Et cela sans aucune réaction des puissances écoutées !
Si je résume, l'avocat américain commis d'office a dit au patron mondial des chaudières d'Alstom, incarcéré, qu'il lui faudrait trois ans pour examiner le million de mails piratés à son insu et que la seule chose qui lui restait à faire était de plaider coupable ; si ce n'est pas une pression, je veux bien être moi-même soumis à la question du Department of Justice... Voilà la réalité de la guerre économique. Voilà ce que la France a subi. C'est en effet une humiliation nationale, qui mérite une réparation ou, à tout le moins, des mesures pour rétablir nos intérêts. Je ne devrais pas parler sous le coup de l'émotion - même si elle a parfois traversé mon coeur -, mais les intérêts de la France doivent être préservés. Nous pouvons demander l'annulation de la vente. Cela ne fera pas plaisir à M. Kron, ni à M. Bouygues, mais ce n'est pas grave : la France passe avant tout le monde, c'est ainsi.
Comment distinguer le prédateur de l'investisseur ? Ils se reconnaissent à l'usage. Il faut utiliser le décret en posant des conditions, comme le fait le Committee on Foreign Investment in the United States, ou CFIUS, américain. Nous n'envisagions du reste qu'une stricte réciprocité. Le CFIUS peut en effet prendre, sans voie de recours, sur l'initiative du Président des États-Unis, des mesures interdisant - c'est arrivé à Thalès - que le PDG soit français ou prescrivant que le conseil d'administration soit majoritairement américain et compétent pour se prononcer sur toute décision d'investissement. En vérité, ils ont accepté l'investissement étranger à condition qu'il soit dirigé par des américains. Je propose que l'on fasse la même chose, et le décret permet de le faire. Les décisions du CFIUS ne sont jamais des interdictions, mais toujours des autorisations sous conditions. - à l'exception du cas où des investisseurs du Golfe ont voulu acheter des ports américains, une interdiction formelle a été émise, pour des motifs de sécurité nationale. Il serait ainsi utile que nous fixions nous-mêmes des conditions : choix du PDG, règles de majorité, interdiction d'entrer en bourse, etc. Une loi n'est pas nécessaire pour cela : mon décret permet de le faire. Nous avons l'appareillage juridique, ne manque que l'appareillage politique, ou le dispositif humain, si je puis dire.
Les quotas sur le sucre garantissaient des prix et des quantités. Dès lors que l'Union européenne décide de mettre les paysans européens sur le marché mondial sans protection, les menaces sur les prix se conjuguent aux risques climatiques. La bonne vieille méthode des Offices du vin et du blé conçue sous le Front populaire et reprise par la Politique agricole commune est la meilleure pour protéger les paysans des aléas sur les prix et garantir notre souveraineté alimentaire. C'était avant que les libéraux, partisans du « tout marché » et du laissez-faire ne prennent le pouvoir dans l'Union européenne. Les industriels de la transformation du sucre, face au yo-yo des cours, se mettent en cycle bas pour attendre la remontée des prix, voire préparent de ne faire remonter leur production qu'à l'étranger où les coûts sont moins élevés - ce sont des délocalisations déguisées.
La loi Florange avait de bonnes intentions, mais, elle n'a pas prévu l'arsenal de sanctions qui aurait permis qu'elle soit respectée. C'est pourtant la seule solution lorsqu'est en cause une entreprise rentable, c'est-à-dire lorsqu'il existe des candidats à la reprise. Nous l'avons utilisée pour sauver, dans l'Eure, une papeterie rentable, mais appartenant à un groupe en déconfiture. Nous avons procédé à une forme de départementalisation, comme font les Länder allemands : la puissance publique s'est approprié l'outil de travail et l'a revendu - à un Thaïlandais, en l'espèce.
C'est ce que j'avais essayé de faire à Florange. J'avais à l'époque obtenu le soutien de la totalité de la classe politique, au-delà de mon groupe. Le Gouvernement était favorable à une nationalisation temporaire des hauts-fourneaux de Florange. Un repreneur était d'ailleurs prêt à les reprendre, tandis que Mittal, en bas de cycle, entendait privilégier son activité minière. Au passage, l'acier français a été nationalisé plusieurs fois ; même M. Barre l'a fait, la famille de Wendel s'en souvient. Le cycle politique suit les crises économiques : ce n'est donc pas une question idéologique, mais un problème pratique, de souveraineté nationale. Cet acier, nous avons payé pour le garder, et des générations entières ont peiné dans ces hauts fourneaux. Nous avions donc le devoir de les conserver. J'avais également, à droite et au centre, le soutien de MM. Borloo, Breton, Guaino, Baroin, Bayrou, et j'avais obtenu que M. Mélenchon et Mme Le Pen disent du bien de cette nationalisation. Que 100 % de la classe politique soit d'accord sur une nationalisation, c'est tout de même rare ! Je n'ai pas eu de chance : le Président de la République et le Premier ministre étaient contre, et les hauts-fourneaux et leurs emplois sont partis. Comme d'habitude, oserais-je ajouter. Il y avait pourtant un repreneur, qui entendait trouver des marchés et faire tourner la boîte. Mais il n'y a en règle générale pas d'autre solution que l'intervention de la puissance publique. Nous n'échapperons pas à cette reprise en main de l'économie face aux multinationales qui se fichent des États et des gens qui sont derrière - les citoyens français, vos électeurs, mesdames et messieurs. Il ne s'agit pas de nationaliser tout ce qui est en faillite, mais de protéger ce qui peut trouver une solution économique ; c'était le cas en l'espèce, puisqu'il ne s'agissait que d'un ajustement de cycle.
J'aimerais vivre dans un pays où il serait possible d'agir intelligemment, sous le contrôle du Parlement, par la discussion consensuelle transpartisane - car je considère que l'outil de travail n'appartient pas à un parti ou à un autre -, un pays dans lequel la protection de nos intérêts fait ainsi l'objet d'une continuité politique. Ce n'est pas le cas ; je le regrette. Je suis en tout cas heureux d'exposer ces idées devant une assemblée composite.
Merci, monsieur le ministre. C'est toujours un plaisir d'entendre une autre conception de la politique, et de la politique industrielle en particulier. C'est dramatique, ce qui se passe en France et en Europe - encore que les Allemands et les Italiens s'en sortent un peu mieux que nous, car leur État n'hésite pas à prendre des parts pour éviter les départs d'entreprises.
J'étais hier avec les salariés d'Alstom, qui se posent plusieurs questions. L'accord signé en 2014 entre General Electric et l'État français incluait-il des stipulations sur l'activité des turbines à gaz à Belfort et, si oui, lesquelles ?
L'État pourrait-il faire annuler le plan de sauvegarde de l'emploi à Belfort en raison de sa non-conformité avec l'accord de 2014 ? La direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) de Belfort dit attendre les ordres du Gouvernement ; le maire, lui, refuse de donner une salle à General Electric pour négocier le plan social, car toute la région le refuse ! Ce que nous voulons, c'est une négociation sur un projet industriel.
Troisième question, à laquelle vous avez en partie répondu : le non-respect de l'accord pourrait-il remettre en question la vente de la branche énergie d'Alstom ? Je pense que vous avez raison. Imaginez un instant qu'un Français fasse aux États-Unis ce que General Electric a fait en France : il lui en coûterait au minimum des milliards de dollars d'amende, et peut-être même de la prison ! Il faut lire le livre de M. Pierucci...
Une révision constitutionnelle est en cours, et le Parlement regarde les trains passer. Il faut réarmer le Parlement ! Or nous ne sommes pas entendus. Les commissions des Affaires économiques des deux assemblées ne devraient-elles pas se réunir pour prendre position sur ces questions ?
La responsabilité du ministre de l'époque, qui est désormais Président de la République, n'est-elle pas engagée dans ce dossier ? Il me semble qu'il a laissé passer des trains, et qu'il faut lui demander des comptes... Le député Marleix a d'ailleurs porté plainte. Son inaction en dépit des clauses prévues dans l'accord est-elle susceptible de fonder des poursuites ?
Je souhaiterais revenir sur l'extraterritorialité du droit américain, qui a pu fragiliser certaines de nos entreprises. Les procédures judiciaires engagées contre les groupes étrangers servent les intérêts des grandes entreprises américaines, qui en tirent des avantages économiques substantiels. Peut-on imaginer un outil à l'échelle européenne permettant de lutter contre cette pratique, dans le cadre du traité de libre-échange transatlantique par exemple ?
La liste des secteurs concernés par le contrôle des investissements étrangers, dont vous avez été à l'origine, monsieur le ministre, a été étendue il y a quelques mois par Bruno Le Maire. La loi Pacte renforce aussi la protection des intérêts publics lors d'investissements dans les entreprises sensibles. Que pensez-vous de ces dispositions ? Pensez-vous à présent que tout a été fait au plan juridique pour protéger notre industrie ? L'État dispose-t-il en amont d'un système de veille stratégique pour nos entreprises et nos filières les plus exposées ?
Merci, monsieur le ministre, de votre intervention. Je me réjouis de constater que votre nouveau métier ne vous a pas rendu mielleux - ce que vous n'avez jamais été !
Une question assez précise et indiscrète, concernant M. Hugh Bailey. Ce dernier a eu un beau parcours de fonctionnaire mis en disponibilité. En 2011, il représente l'État au sein de Civipol, qui exporte le savoir-faire français en matière de maintien de l'ordre. En 2013, il fait son entrée en politique en devenant conseiller à votre cabinet. De 2014 à 2016, il est conseiller pour le financement de l'export du ministre Macron. En 2017, il prolonge sa mise en disponibilité en devenant directeur des affaires institutionnelles, autrement dit lobbyiste, de General Electric. En avril dernier, le voilà propulsé à la tête de General Electric France pour défendre les intérêts de la multinationale. A-t-il participé à la négociation de l'accord ? Compte tenu de son palmarès, se trouve-t-il selon vous en situation de prise illégale d'intérêts ?
Un rapport a préconisé la vente de la branche énergie d'Alstom. Quand a-t-il été réalisé ? Étiez-vous au courant ? Si oui, quelles étaient ses préconisations ? Savez-vous qui l'avait commandé ?
Les difficultés d'Alcatel l'ont conduit à fusionner avec l'américain Lucent en 2006, qui a été absorbé par Nokia en 2015. L'État avait alors obtenu un droit de regard en cas de cession par Nokia de l'actif très stratégique que constitue Alcatel Submarine Networks, spécialisé dans les câbles sous-marins de fibre optique - qui prend du retard, alors que les Chinois sont en train de consolider leur propre filière de câbles sous-marins. L'État voudrait qu'un acteur français rachète cette filiale, mais se heurte au refus de Nokia. Aurait-on pu éviter cela en prévoyant des garanties ? Que faudrait-il faire pour y remédier ? Nokia n'a pas non plus respecté ses engagements en matière d'emploi et de recherche et d'innovation.
Les concessions hydroélectriques, qui sont des outils stratégiques de gestion de l'eau et de l'énergie en France, vont sans doute, sur injonction de l'Europe, être mises en concurrence. Or, il serait important de protéger la gestion de l'eau des investissements étrangers. La législation française actuelle nous le permet-elle ?
Le dispositif d'intelligence économique a fait l'objet de nombreuses modifications depuis sa création en 2003. La dernière date du décret du 20 mars dernier relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique, en vertu duquel le directeur général des entreprises est également commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique et dirige un service spécifique. Celui-ci a notamment pour mission de contribuer à la détection et l'identification des opérations d'investissement étranger. Le caractère interministériel de ces travaux est garanti par un comité de liaison qui réunit l'ensemble des ministères et les services de renseignement, sous l'égide du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, rattaché au Premier ministre. Cette nouvelle architecture est-elle pertinente et suffisante à l'heure où la guerre économique bat son plein ?
Merci, monsieur le ministre, pour votre intervention. Je partage votre analyse de la perte de contrôle, qui conduit à une perte de recherche et d'innovation, qui elle-même provoque une perte de production. On ne peut pas dire que la France, dans l'Union européenne, brille par ses performances industrielles. Nous sommes à la traîne, en permanence en train de nous appauvrir. Nous perdons, en conséquence, notre jeunesse et nos cerveaux, au détriment de notre industrie. Comment, après les élections européennes, et surtout avant un Brexit qui s'annonce difficile, réarmer la France et l'Union européenne pour peser face à la Chine et aux États-Unis ?
Le crédit d'impôt recherche, très utilisé, a pour vocation de permettre que les activités de recherche et développement se fassent en France. Pourtant, certaines entreprises qui en bénéficient délocalisent leurs centres de recherche. Que pensez-vous de ce dispositif et que peut-on faire, selon vous, contre ces comportements que vous évoquiez ?
En outre, je souhaite aborder le sujet de la privatisation d'Aéroports de Paris, ADP. Les différents groupes du Sénat s'y sont presque unanimement opposés, pour des raisons très différentes : certains parce qu'il leur semblait qu'il s'agissait d'un actif stratégique, d'autres, dont je suis, parce que le cahier des charges leur paraissait médiocre. Qu'en pensez-vous ?
Sur le gaz, monsieur Martial Bourquin, il était prévu dans l'accord qu'entre 2015 et 2018, pendant trois ans, on ne touche pas à l'état des implantations et des emplois en France dans ce domaine. Cela concernait seulement le gaz, donc General Electric, mais pas Alstom.
Les syndicats s'alarmaient en effet, et cet accord a permis de bloquer la situation pendant trois ans. Il a été respecté, mais nous sommes aujourd'hui en 2019 et il a expiré. Peut-être aurions-nous dû négocier cinq ans ? General Electric aurait seulement attendu deux ans de plus. En tout état de cause, on ne peut pas geler indéfiniment une entreprise.
Il faut plutôt chercher à contrôler les outils de production et donc à reprendre le contrôle dans certains secteurs. Je vous soumets ainsi une proposition : General Electric est aujourd'hui en déconfiture et nous pourrions racheter des morceaux dont cette entreprise s'était emparée en acquérant la branche énergie d'Alstom. Pourquoi, par exemple, ne pas racheter la branche nucléaire, qui est une affaire de souveraineté ; qui est rentable, avec 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires et un excellent résultat, pour l'industrie lourde, de 10 %. De plus, cette branche est invendable à un autre que la France, en raison du veto que j'avais négocié. Elle est en charge des îlots conventionnels des centrales nucléaires, de toute la maintenance et de tout le service sur un parc important aux États-Unis et en Russie, incluant les centrales Rosatom, ainsi que des cinquante-huit centrales françaises d'EDF. General Electric est disposé à vendre et des investisseurs privés pourraient se rallier à une impulsion minoritaire d'EDF et de Bpifrance pour mener à bien cette reprise.
Madame la présidente, si vous avez quelque influence auprès du Gouvernement, faites pression à ce sujet sur le Premier ministre et sur le ministre de l'Économie et des Finances. Le cas échéant, je suis prêt à apporter mon concours, à titre tout à fait bénévole, à ce tour de table dans lequel les capitaux publics seront présents, mais minoritaires, et qui nous permettra de reprendre le contrôle du nucléaire français, de nos bâtiments militaires et de notre parc. J'ai déjà évoqué cette idée devant les syndicats belfortains, il me semble que des investisseurs seraient intéressés pour faire revenir dans notre giron la technologie française.
L'État peut-il faire juger le plan de sauvegarde de l'emploi non conforme ? Oui, puisqu'il en est partie. Il a, en outre, les moyens de négocier avec General Electric. Les turbines à gaz sont en bas de cycle, mais elles vont remonter, il importe donc de négocier pour préserver l'outil industriel à Belfort.
S'agissant de la responsabilité du Parlement, il exerce un contrôle a posteriori, qui est nécessaire, mais il faudrait imaginer des missions permanentes d'enquête et de contrôle sur ce sujet ; vous en avez le pouvoir. Jeune parlementaire, j'ai participé, il y a vingt ans, à la mission parlementaire la plus longue de la Ve République sur les paradis fiscaux. Elle avait duré deux ans et demi, durant lesquels nous avions mené la vie dure à tous les paradis fiscaux d'Europe. M. Peillon en était le président, j'en étais le méchant rapporteur et nous avions obtenu des avancées, à Monaco, au Luxembourg, à Jersey et Guernesey, etc. Nous étions des pionniers ! Depuis lors, des progrès importants ont été réalisés, avec les échanges automatiques, par exemple.
Le paradis avait changé de camp !
Vous m'interrogez sur la responsabilité de M. Macron. Nous sommes responsables politiquement des décisions que nous prenons. On m'interroge, je réponds de mes actes ; les syndicats m'invitent, j'y vais ; le Sénat me convoque, j'y défère. La responsabilité politique implique de rendre des comptes, c'est ainsi depuis le Ve siècle avant Jésus-Christ, sous Périclès. À l'époque, lorsque la reddition des comptes n'était pas jugée satisfaisante, on risquait la lapidation. Aujourd'hui, le processus est plus amical, courtois et civilisé, mais peut-être devrions-nous parfois le durcir un peu !
Mme Renaud-Garabedian me demande quelles sont nos capacités de riposte face aux lois extraterritoriales des États-Unis. Dans le cadre des négociations au plus haut niveau, l'Union européenne ne s'est jamais emparée du sujet. Les mesures anti-dumping, par exemple, relèvent du dialogue entre la Commission européenne et le Conseil, mais même les décisions les plus anodines, comme passer les droits de douane sur l'acier chinois de 16 % à 30 % - c'est-à-dire rien : M. Trump peut décider seul de les passer à 250 % ! - ne trouvent pas de majorité, parce que chaque pays européen a des intérêts propres et divergents. Les Allemands, en particulier, n'en veulent pas, car ils sont obnubilés par les voitures qu'ils vont vendre en Chine et aux États-Unis.
Sur les questions économiques, l'Union européenne est une grande paralytique qui n'offre pas de protection. Il faut donc revenir aux États. La France en a vu d'autres, elle a les moyens de reconstituer son potentiel économique, cela prendra dix ans et sera l'oeuvre de la génération à venir, mais pas de celle qui est aux affaires. Il faut espérer que la prise de conscience citoyenne et transpartisane à ce sujet aboutisse.
Nos lois sont-elles suffisantes ? Oui, nous disposons de l'arsenal, mais nous manquons des bonnes personnes pour les appliquer. C'est pourquoi le Parlement doit être plus offensif sur ce sujet.
Vous m'interrogez sur M. Hugh Bailey. J'ai déjà répondu aux questions des journalistes à ce sujet : celui-ci a été recruté comme chargé de mission au sein de la cellule restructurations, pilotée par un de mes conseillers, et n'a donc jamais eu à connaître de dossiers stratégiques sous mon ministère. Pour moi, c'est un homme parfaitement honnête.
Il a ensuite été embauché par M. Macron. En tout état de cause, il me semble qu'il s'est soumis à l'avis de la commission de déontologie, qui lui a donné le feu vert. Chacun pense ce qu'il veut de cette institution, qui est certes plus souple que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, la HATVP, mais elle ne laisse pas pour autant passer n'importe quoi. Il me semble d'ailleurs qu'il faudrait fusionner ces deux organismes.
Les procédures ont donc été respectées,. Cela ne fait pas de lui le saint que certains voudraient voir en lui, et l'on ne peut pas considérer que la politique qu'il mène pour General Electric soit enviable. Il serait bon, toutefois, de distinguer les personnes des décisions.
En effet, monsieur Michel Raison, nous disposions d'un rapport sur la vente d'Alstom. Pendant l'année 2013, je n'ai cessé d'avoir des relations de travail avec M. Kron, qui passait sa vie dans mon bureau pour me demander de faire pression sur la SNCF pour vendre des TGV et d'intervenir auprès de chefs d'État étrangers pour vendre des centrales. Je le faisais bien volontiers, car c'était une partie de ma mission.
À chaque fois, je l'interrogeais sur l'avenir de l'entreprise. Nous savions en effet que Bouygues, qui avait remplacé l'État, cherchait à se dégager de son capital pour se concentrer sur ses problèmes dans le secteur des télécommunications et nous voulions savoir quelle était la stratégie d'actionnariat d'Alstom. À chaque fois, il éludait. Je me souviens que nous nous sommes vus à Abou Dhabi, et qu'il m'avait alors répondu qu'il s'en occupait, que cela ne poserait pas de problème et que nous serions tenus au courant.
Le temps passait, nous n'obtenions pas de réponse, j'ai donc commandé à Roland Berger une étude mondiale sur les secteurs de l'énergie et de la mobilité ferroviaire, croisée avec l'expertise de la Direction générale des entreprises. Le rapport a été rendu en février 2014 et plaidait pour une consolidation à terme, sans urgence. Beaucoup de scénarios étaient envisagés : une alliance avec General Electric risquait d'entraîner des dégâts considérables, avec Siemens, les perspectives étaient un peu meilleures, mais d'autres problèmes se posaient - ce qui se vérifiera plus tard. En revanche, un rapprochement avec Mitsubishi apparaissait comme très favorable.
En mai 2014, l'affaire a éclaté et la décision a été prise en juin 2014. L'État n'était alors pas désarmé face à la trahison de M. Kron, qui a vendu en pièces détachées ce qui était presque un bien commun de la Nation pour éviter la prison face à la justice américaine en raison de ses actes condamnables. Cette histoire est très grave, il s'agit d'une trahison des élites.
Madame Artigalas, vous posez la question du rachat d'Alcatel par Nokia. C'est une des affaires dans lesquelles nous aurions pu agir différemment. Le président d'Alcatel est en effet venu me demander d'interdire Huawei, ce qui m'a semblé une bonne idée. En échange, j'exigeais de lui qu'il ne lance pas de plan social, qu'il continue à investir et qu'il ne vende pas l'entreprise. La défense était d'accord, mais j'ai perdu l'arbitrage et je n'ai pas obtenu cette interdiction. M. Trump l'a fait. Ce débat a donc eu lieu dès 2013-2014, nous n'avions pas les chefs qu'il fallait.
Alcatel a été rachetée par Nokia. Nous estimions pourtant qu'en attendant l'évolution des courbes, Alcatel pourrait se retrouver en position d'acheter Nokia. Bien entendu, aujourd'hui, il est difficile de rattraper les morceaux, même si vous avez raison de souligner que les câbles sous-marins constituent un enjeu stratégique.
En ce qui concerne les concessions sur les barrages hydroélectriques, l'Union européenne a pour politique de mettre sur le marché les outils de production électrique. Une telle évolution ne me semble pas présenter d'intérêt pour la France, où les barrages sont anciens et amortis. Cela reviendrait à les donner, plutôt que de les vendre, pour créer les conditions d'une concurrence. En situation de monopole, cela n'a pas de sens. L'Union européenne et la Commission européenne n'ont pas de légitimité pour nous imposer cela, selon moi, s'agissant d'un bien public, rien n'empêche la France de dire non.
Monsieur Babary, vous me demandez ce que je pense de l'état de l'architecture. Je ne forme pas d'analyse particulière à propos des réformes qui ont été mises en place, notamment parce qu'elles sont extrêmement complexes. Ce qui compte, c'est la volonté d'agir, mais plus il y a de monde concerné, moins cela donne de résultats, conformément à la loi de l'entropie bureaucratique. Aujourd'hui, beaucoup d'acteurs sont responsables, je ne suis donc pas convaincu, mais je suis prêt à laisser une chance au dispositif !
Monsieur Daniel Gremillet, vous évoquez le réarmement de l'Union européenne. Celle-ci est divisée dans la guerre économique mondiale et ne sait pas prendre de décision. Il n'y a donc pas d'autre solution que de mettre en place des stratégies nationales, comme la taxe sur les GAFA. Il faut prendre notre courage à deux mains et affronter le monde !
L'Union européenne ne nous protège pas, elle nous met à nu face à l'adversité, dans l'agriculture comme dans l'industrie, et nous empêche de nous organiser. Prétendre le contraire, c'est raconter une fable pour entretenir une fausse religion.
Nous sommes en situation d'urgence nationale, il y va de la défense de notre intérêt supérieur : le pain des Français, leurs fins de mois et la puissance de la France reposent sur l'économie. Si l'on ne s'en occupe pas et que l'on attend que l'Union européenne s'en charge, là où nous sommes aujourd'hui à 10 %, nous serons à 5 % dans dix ans !
S'agissant du crédit d'impôt recherche, j'en suis un partisan déclaré. Il faut le défendre, car c'est ce qui nous reste en matière scientifique et notre secteur numérique lui doit sa puissance. Toutefois, il faut modérer l'administration fiscale, parce que l'attribution du CIR s'accompagne automatiquement d'un contrôle fiscal qui fragilise les PME. Je vous conseille de vous pencher sur cette question.
Madame la présidente, vous évoquez la privatisation d'Aéroports de Paris. Je suis opposé à toute forme de privatisation en situation de monopole. Quel contre-pouvoir, peut, en effet, se dresser face à un monopole privé ? Aucun. En revanche, s'il est public, il fait l'objet d'un contrôle du Parlement. On le voit bien dans le domaine des autoroutes : si l'État les possédait encore, il pourrait intervenir sur les péages pour financer tel ou tel projet.
Trente-six aéroports ont été privatisés dans le monde, c'est une minorité, et, dans chacun de ces cas, les taxes d'atterrissage, les droits et les redevances infligés aux compagnies ont bondi, provoquant des optimisations du profit des investisseurs. C'est normal : on leur a donné le pouvoir d'agir ainsi, et la régulation n'existe pas.
Je suis donc opposé à cette privatisation, je vais signer l'appel au référendum et j'appelle mes concitoyens à faire de même. Nous débattrons ensuite et personne ne peut préjuger de la décision qui sera prise par les Français.
Je souhaite avoir des précisions sur la solution Mitsubishi, que vous présentez très favorablement.
Mitsubishi est un conglomérat japonais, comme il en existait en France, avec la Compagnie générale d'électricité, par exemple, qui regroupait, entre autres, Thomson, Alstom et Technicolor. Elle a été démantelée, car on considérait que les entreprises devaient se concentrer sur leur coeur de métier. C'était une erreur : les conglomérats ont survécu à la crise, les entreprises concentrées sur leur coeur de métier ont disparu ou ont été rachetées.
Il faut en tirer les leçons et construire des conglomérats : imaginez que Saint-Gobain rachète Lafarge - nous disposerions d'un conglomérat dans le BTP et nous aurions évité Holcim - ou que Thalès reprenne la branche ferroviaire d'Alstom, très performante dans la signalisation.
Les marchés de Mitsubishi sont différents de ceux d'Alstom et le Japon et la France connaissent une entente culturelle ancienne, qui a été expérimentée entre Renault et Nissan, malgré les récentes péripéties. Le président de Mitsubishi, que j'ai rencontré, était disposé à entamer les discussions, mais nous ne saurons jamais ce que cela aurait donné.
Il est évident que le conseil d'administration d'Alstom avait été verrouillé par M. Kron. Celui-ci avait fait signer par avance à tous les membres, qui ont touché un surcroît de jetons de présence, l'obligation de voter comme le président. Toute autre solution que General Electric aurait donc été rejetée... Je reste convaincu que Mitsubishi aurait été une piste intéressante, qui figurait d'ailleurs dans le rapport de Roland Berger. J'ai remis ce document à la commission d'enquête sur Alstom de l'Assemblée nationale. Je vous le transmettrai, pour que vous puissiez réfléchir à nos futurs conglomérats.
Nous allons être interrogés dans quelque temps sur le « démantèlement » d'EDF, qui va probablement se spécialiser par grandes activités. N'est-ce pas une évolution contraire à la position que vous venez d'évoquer ?
Je ne dispose pas de toutes les informations, mais je n'ai pas compris quel était l'objectif. Je rappelle que, dans notre pays, l'électricité, comme le chemin de fer d'ailleurs, relevait historiquement de sociétés privées éparpillées sur le territoire. Un réseau a été constitué pour optimiser la gestion du secteur. Je ne vois pas pourquoi il faudrait couper ce réseau en tranches et revenir à la situation antérieure.
Regardez ce qu'ont fait les Allemands : quand l'Union européenne avait imposé la séparation entre le réseau et l'exploitation des services ferroviaires, ils ont refusé d'appliquer cette décision, qui pour eux s'apparentait à du « sanscrit » de talibans du droit européen... Ils ont conservé Deutsche Bahn en une seule entité. De notre côté, comme nous sommes - malheureusement - les bons élèves de l'Europe, nous avons créé deux structures : RFF et la SNCF. RFF a accumulé de la dette et en fait payer le prix à la SNCF. En effet, construire des lignes de façon déconnectée de leur exploitation, en arguant que l'on fera jouer un jour la concurrence sur ces lignes, est complètement idiot. La concurrence, c'est toujours la baisse des coûts ; or la dette, c'est la hausse des coûts ! On a fini par recréer une unité.
Ne vous inquiétez pas, si l'on démantèle EDF, dans dix ans on la recréera... Car cela n'a aucun sens ! Il est normal d'avoir un acteur unique quasi monopolistique de production d'électricité. Qui peut aujourd'hui financer la construction de centrales ? Pas Direct Énergie, qui n'en a pas les moyens, puisqu'il n'est qu'un fournisseur de services aux usagers.
Nous devrions faire le contraire : créer des conglomérats. EDF, par exemple, devrait racheter le nucléaire d'Alstom : voilà une bonne proposition !
sur ces dossiers qui vous tiennent à coeur et sur lesquels vous avez beaucoup oeuvré. Nous avons peut-être eu des différences politiques par le passé, mais nous partageons une certaine vision de la France dans les domaines souverains.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 5.