Madame la présidente, je vous remercie de cette présentation à la fois crue et cruelle de la situation industrielle de notre pays.
Comment un pays comme la France, qui est un grand pays économique, très créatif sur le plan scientifique, technologique et industriel, se trouve-t-il menacé par des prises de contrôle qui font migrer les centres de décision hors de France ?
Il y a dix ans, une telle vision aurait été considérée comme de la xénophobie économique. Aujourd'hui, chacun prend conscience que nous sommes dans une guerre économique où les États s'appuient sur des entreprises transnationales pour prendre des parts de marché et attaquer les ressources économiques et technologiques d'autres nations. La naïveté n'est donc plus de mise.
Vous posez la question des risques de dévitalisation de notre économie, conséquence de la liberté offerte à des investisseurs étrangers de « faire leur shopping » dans l'économie française.
J'ai passé deux ans et demi à Bercy, avec un mandat défensif qui consistait à ne pas accepter les défaisances, les faillites et les délocalisations, en d'autres termes tout ce que la mondialisation présentée comme heureuse a rendu parfaitement normal et possible, organisant en quelque sorte l'impuissance de la puissance publique. Que retirer de cette expérience intense, mais courte ?
À chaque fois que des entreprises qui n'étaient pas françaises ont racheté des entreprises françaises à capitaux localisés français, le même scénario s'est reproduit. Tous mes anciens collègues ministres de l'Economie ont rencontré les mêmes difficultés et nous formons une sorte de confrérie des déçus.
Cela a commencé voilà vingt ans avec Péchiney. À l'époque, le gouvernement Chirac n'a pas cru utile de s'y opposer. Thierry Breton s'est battu comme il a pu avec les moyens qu'on lui a laissés, parce qu'il paraissait incongru de se défendre.
Sous tous les quinquennats - Chirac, Sarkozy, Hollande et bientôt Macron -, nous avons connu les mêmes situations. À partir du moment où vous laissez la prise de décision sortir du territoire national, ce ne sont plus les intérêts de la France qui priment, mais des intérêts divergents.
Déjà que des conflits existent dans une grande entreprise française, qui a un siège social en France, un conseil d'administration français, un capital majoritairement français, un actionnariat de référence au-delà de 15 à 20 %, une histoire et une géographie françaises, vous imaginez bien que, lorsque vous perdez le centre de décision, vous perdez tout : le contrôle, mais surtout les laboratoires de R&D, les usines de fabrication, etc. Nous avons tout perdu dans tous ces secteurs. Notre naïveté, c'est de ne pas avoir réagi plus tôt.
Alstom a fait l'objet d'une prise de contrôle agressive, inamicale, avec trahison des dirigeants d'Alstom - cela se passe toujours ainsi : des Français aident la puissance adverse. C'est pourquoi il a fallu inventer des stratagèmes, notamment ce décret qui a permis d'améliorer les conditions de la négociation.
Madame la présidente, vous m'avez demandé si l'on pouvait faire quelque chose. Oui, on peut bloquer les ventes.
Ainsi, j'avais arraché au Premier ministre de l'époque, M. Valls, ce décret qui permettait de considérer qu'Alstom était un actif stratégique, qu'il était hors de question de céder. D'ailleurs, dans l'arbitrage collégial qui s'est tenu à l'Élysée en présence du Président de la République, de son secrétaire général M. Jouyet, de son secrétaire général adjoint M. Macron, du Premier ministre et, me semble-t-il, du ministre des finances M. Sapin, j'ai défendu cette position. Le Président de la République a pris la décision contraire.
Maintenant, nous avons des outils. On m'avait prédit, lors de questions d'actualité assez agressives à l'Assemblée nationale, que la Commission européenne s'opposerait à ces décrets. J'avais répondu que cela ne la concernait pas : elle n'a pas à s'opposer à la conception que la France se fait de la mondialisation ; il ne s'agit pas du marché intérieur. Si j'avais été consulté, je n'aurais pas choisi General Electric, qui a des problèmes économiques à gérer, et qui le fait, bien entendu, en fonction de ses intérêts américains : Belfort passera bien après tout le reste.
Cela a continué avec Technip. Vous avez un dirigeant qui n'a pas la moindre reconnaissance pour son pays, M. Pilenko ; un actionnaire public, la Banque publique d'investissement (BPI) ; une origine, les brevets de l'Institut français du pétrole, créé par le général de Gaulle comme un outil de recherche publique au service du secteur oil and gas, comme on dit maintenant. Ce dirigeant et cet actionnaire ont malgré tout fait une fausse fusion entre égaux avec une entreprise en faillite, dont les actifs ont été surévalués sur mandat d'une banque d'affaires américaines, qui a menti. En réalité, c'est FMC qui a racheté Technip, qui représentait pourtant 70 000 salariés dans le monde et une cotation au CAC 40 ! Ce n'est pas connu des Français, car c'est du B to B, mais c'est fondamental pour notre présence sur la question énergétique. Résultat ? Le siège social et ses 700 emplois ont été perdus et la totalité du conseil d'administration a vu ses émoluments multipliés par x - j'ai du mal à me rappeler le prix de la trahison. Cet abandon a été décidé. Il était parfaitement possible au ministre de l'économie de dire, sur la base de mon décret : cette vente n'aura pas lieu. Mais après, les syndicats et le Parlement s'y intéressent, et l'on découvre l'ampleur des dégâts. Le Gouvernement a fait son affaire dans son coin - sans la moindre transparence - et le décret du 14 mai 2014 n'a pas été utilisé. Il n'aurait pas pu l'être dans l'affaire LafargeHolcim, mais il aurait pu l'être pour Alstom et pour Technip.
Deuxième question : les engagements de l'État. J'avais le dos au mur. Le Président de la République me dit : « Nous allons vendre à General Electric, trouve le moyen que cela se fasse le mieux possible. » J'ai répondu : nationalisons Alstom, qui est un bien commun - comme l'avait fait en son temps le président Sarkozy. Je l'ai rappelé au président Hollande : le président Hollande peut-il faire moins bien que le président Sarkozy ? C'est ainsi que j'ai pu arracher un arbitrage contre les conseillers du président, qui me répondaient : on n'est pas au Venezuela. Que je sache, la présidence Sarkozy, ce n'était pas le Venezuela !
Cette période a été celle d'un combat intense, que j'ai perdu. Mais j'ai arraché le droit de former trois co-entreprises, ce qui a encore des conséquences aujourd'hui. Pourquoi ? Je me suis dit : ils veulent vendre à General Electric, parce que c'est plus « sexy » qu'un accord avec Siemens - lequel aurait été plus difficile, car les Allemands sont en position dominante dans l'Union européenne. Mais on aurait eu les moyens de contrôler les choses. Belfort, ce n'est pas loin de l'Allemagne ; contrairement aux Américains qui se débarrassent de 10 000 emplois en dix minutes, les Allemands ne sont pas insensibles à la question de l'emploi industriel : nous partageons avec eux la même culture du capitalisme rhénan.
Les Américains sont en position de force, étant des investisseurs importants sur le territoire national. Nous avions de plus un précédent positif, avec l'alliance de l'ancienne Snecma (Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation) avec General Electric pour la construction des moteurs d'avion CFM56, pour lesquels Safran et General Electric sont à 50-50 depuis 55 ans. Nous étions d'ailleurs allés à Washington pour fêter l'anniversaire de cette alliance en 2014. C'est devenu le principal moteur d'avion dans le monde : on dit que l'un de ces moteurs se pose ou atterrit toutes les deux secondes !
Avec l'accord du Président, j'ai donc négocié trois co-enteprises sur ce modèle pour les secteurs d'avenir. La première pour le nucléaire, avec une golden chair, c'est-à-dire un droit de veto, pour la France. C'était là un moindre mal. La deuxième pour les énergies renouvelables, où Alstom avait investi ; Alstom détenait 25 % des parts du marché mondial des turbines pour les barrages ; on a par exemple équipé les grands barrages chinois depuis l'usine de Grenoble - que General Electric est en train de vendre aux Chinois. Soit dit en passant, il faudra faire quelque chose de ce côté. Il est bon que le Sénat se saisisse de ce sujet : il faut que les Français, et leurs représentants légitimes que vous êtes,s'occupent de ces problèmes et ne les laissent pas à des experts à la main de puissances économiques, qui font « leur fortune privée dans un coin de l'infortune publique », comme disait le Ruy Blas de Victor Hugo - ce grand pair de France et sénateur.
La troisième co-entreprise concernait les réseaux. Nous considérions que le charbon était plutôt une énergie du passé, et que pour le gaz, General Electric avait une meilleure technologie. Ces trois co-entreprises-là nous permettaient de préserver sous notre souveraineté quelques milliards de valeur et de technologie. Nous pouvions en racheter l'une des trois, et bloquer leur rachat par General Electric des deux autres. Le centre de direction d'une des coentreprises devait rester à Belfort. Il fallait qu'il y ait capable de résister à General Electric.
Il y avait donc les 250 milliards de dollars de valeur boursière de General Electric d'un côté, les 25 milliards de dollars d'Alstom de l'autre. Nous avons mis l'État dans le second plateau pour rééquilibrer la balance et défendre nos intérêts. C'était une position d'attente. J'avais ainsi obtenu de General Electric l'engagement de créer 1 000 emplois sur le territoire français, sous peine d'amende ; c'était la première fois qu'une telle condition était fixée dans un tel accord. Nous l'avons arrachée nuitamment, difficilement, car ni Alstom ni General Electric n'en voulaient. L'amende était certes symbolique - 50 millions d'euros -, mais c'était un début. J'ai regretté de n'avoir pas été plus exigeant encore, en demandant une clause de retour à l'état antérieur en cas de non-respect des engagements, mais je n'avais pas les coudées franches.
Le retour à l'état antérieur, c'est ce qu'il conviendrait à présent d'obtenir. Nous savons en effet qu'il y a eu des manoeuvres dolosives : M. Pierucci a été instrumentalisé par le Department of Justice américain pour forcer le conseil d'administration d'Alstom à vendre rapidement, dans le dos de son gouvernement, la branche énergie d'Alstom à General Electric. En droit français, une vente réalisée par violation du consentement peut être annulée à la demande de l'une des parties. Si j'étais ministre de l'Economie, je saisirais le tribunal de céans, sans doute la Cour d'appel de Paris, pour faire annuler l'accord et rétablir les choses en l'état antérieur. Cela nous donnerait de grandes capacités de négociation dans la période actuelle...
Je vous le dis, donc, mesdames et messieurs : le Gouvernement a la possibilité de faire respecter l'accord, compte tenu de ce que nous savons des conditions dans lesquelles il a été obtenu. C'est en tout cas mon opinion juridique, et je ne suis pas le seul juriste à le penser. Les révélations publiques d'un haut cadre d'Alstom sorti de prison, le plaider-coupable de M. Kron lui-même, le confirment. La fragilisation d'Alstom par le Department of Justice aussi longtemps que la vente n'avait pas été réalisée réunit les conditions du dol. Puisque M. Trump, qui n'aime pas les taxes sur les Google, Amazon, Facebook et Apple, est en train de prendre des décisions punitives à notre encontre, il est temps de s'armer contre les excès de puissance de nos anciens alliés - je n'appelle en effet pas nos relations une alliance, ni une amitié. Nous avons face à nous deux empires, l'empire américain et l'empire chinois, qui ont décidé de s'entendre sur notre dos. Va-t'on réarmer la puissance publique ? Nous avons les armes ; il faudrait les dirigeants capables de les utiliser - sur ce dernier point, permettez-moi de ne pas insister.
Sur les outils de surveillance, mon expérience est très négative. Dans l'affaire Alstom, nous n'avons rien vu. Quand j'ai appelé le contre-espionnage, celui-ci m'a répondu que nous n'espionnions pas notre ami américain. M. Snowden a pourtant révélé que les Américains, eux, avaient capté 75 millions de conversations par mail ou SMS en douze mois. La justice américaine, qui joue de son extraterritorialité pour faire la police de la corruption dans le monde, a ainsi présenté à M. Pierucci un million de mails à charge contre Alstom, qui provenaient des écoutes de la National Security Agency. Vous remarquerez que le Department of Justice ne poursuit presque que des entreprises étrangères, souvent européennes... La somme des amendes qui leur ont été infligées atteint plusieurs dizaines de milliards de dollars ; c'est autant de substance économique européenne captée par les Américains. L'efficacité de la loi de 1978, qui fonde cette compétence extraterritoriale, a été démultipliée par la National Security Agency. Et cela sans aucune réaction des puissances écoutées !
Si je résume, l'avocat américain commis d'office a dit au patron mondial des chaudières d'Alstom, incarcéré, qu'il lui faudrait trois ans pour examiner le million de mails piratés à son insu et que la seule chose qui lui restait à faire était de plaider coupable ; si ce n'est pas une pression, je veux bien être moi-même soumis à la question du Department of Justice... Voilà la réalité de la guerre économique. Voilà ce que la France a subi. C'est en effet une humiliation nationale, qui mérite une réparation ou, à tout le moins, des mesures pour rétablir nos intérêts. Je ne devrais pas parler sous le coup de l'émotion - même si elle a parfois traversé mon coeur -, mais les intérêts de la France doivent être préservés. Nous pouvons demander l'annulation de la vente. Cela ne fera pas plaisir à M. Kron, ni à M. Bouygues, mais ce n'est pas grave : la France passe avant tout le monde, c'est ainsi.
Comment distinguer le prédateur de l'investisseur ? Ils se reconnaissent à l'usage. Il faut utiliser le décret en posant des conditions, comme le fait le Committee on Foreign Investment in the United States, ou CFIUS, américain. Nous n'envisagions du reste qu'une stricte réciprocité. Le CFIUS peut en effet prendre, sans voie de recours, sur l'initiative du Président des États-Unis, des mesures interdisant - c'est arrivé à Thalès - que le PDG soit français ou prescrivant que le conseil d'administration soit majoritairement américain et compétent pour se prononcer sur toute décision d'investissement. En vérité, ils ont accepté l'investissement étranger à condition qu'il soit dirigé par des américains. Je propose que l'on fasse la même chose, et le décret permet de le faire. Les décisions du CFIUS ne sont jamais des interdictions, mais toujours des autorisations sous conditions. - à l'exception du cas où des investisseurs du Golfe ont voulu acheter des ports américains, une interdiction formelle a été émise, pour des motifs de sécurité nationale. Il serait ainsi utile que nous fixions nous-mêmes des conditions : choix du PDG, règles de majorité, interdiction d'entrer en bourse, etc. Une loi n'est pas nécessaire pour cela : mon décret permet de le faire. Nous avons l'appareillage juridique, ne manque que l'appareillage politique, ou le dispositif humain, si je puis dire.
Les quotas sur le sucre garantissaient des prix et des quantités. Dès lors que l'Union européenne décide de mettre les paysans européens sur le marché mondial sans protection, les menaces sur les prix se conjuguent aux risques climatiques. La bonne vieille méthode des Offices du vin et du blé conçue sous le Front populaire et reprise par la Politique agricole commune est la meilleure pour protéger les paysans des aléas sur les prix et garantir notre souveraineté alimentaire. C'était avant que les libéraux, partisans du « tout marché » et du laissez-faire ne prennent le pouvoir dans l'Union européenne. Les industriels de la transformation du sucre, face au yo-yo des cours, se mettent en cycle bas pour attendre la remontée des prix, voire préparent de ne faire remonter leur production qu'à l'étranger où les coûts sont moins élevés - ce sont des délocalisations déguisées.
La loi Florange avait de bonnes intentions, mais, elle n'a pas prévu l'arsenal de sanctions qui aurait permis qu'elle soit respectée. C'est pourtant la seule solution lorsqu'est en cause une entreprise rentable, c'est-à-dire lorsqu'il existe des candidats à la reprise. Nous l'avons utilisée pour sauver, dans l'Eure, une papeterie rentable, mais appartenant à un groupe en déconfiture. Nous avons procédé à une forme de départementalisation, comme font les Länder allemands : la puissance publique s'est approprié l'outil de travail et l'a revendu - à un Thaïlandais, en l'espèce.
C'est ce que j'avais essayé de faire à Florange. J'avais à l'époque obtenu le soutien de la totalité de la classe politique, au-delà de mon groupe. Le Gouvernement était favorable à une nationalisation temporaire des hauts-fourneaux de Florange. Un repreneur était d'ailleurs prêt à les reprendre, tandis que Mittal, en bas de cycle, entendait privilégier son activité minière. Au passage, l'acier français a été nationalisé plusieurs fois ; même M. Barre l'a fait, la famille de Wendel s'en souvient. Le cycle politique suit les crises économiques : ce n'est donc pas une question idéologique, mais un problème pratique, de souveraineté nationale. Cet acier, nous avons payé pour le garder, et des générations entières ont peiné dans ces hauts fourneaux. Nous avions donc le devoir de les conserver. J'avais également, à droite et au centre, le soutien de MM. Borloo, Breton, Guaino, Baroin, Bayrou, et j'avais obtenu que M. Mélenchon et Mme Le Pen disent du bien de cette nationalisation. Que 100 % de la classe politique soit d'accord sur une nationalisation, c'est tout de même rare ! Je n'ai pas eu de chance : le Président de la République et le Premier ministre étaient contre, et les hauts-fourneaux et leurs emplois sont partis. Comme d'habitude, oserais-je ajouter. Il y avait pourtant un repreneur, qui entendait trouver des marchés et faire tourner la boîte. Mais il n'y a en règle générale pas d'autre solution que l'intervention de la puissance publique. Nous n'échapperons pas à cette reprise en main de l'économie face aux multinationales qui se fichent des États et des gens qui sont derrière - les citoyens français, vos électeurs, mesdames et messieurs. Il ne s'agit pas de nationaliser tout ce qui est en faillite, mais de protéger ce qui peut trouver une solution économique ; c'était le cas en l'espèce, puisqu'il ne s'agissait que d'un ajustement de cycle.
J'aimerais vivre dans un pays où il serait possible d'agir intelligemment, sous le contrôle du Parlement, par la discussion consensuelle transpartisane - car je considère que l'outil de travail n'appartient pas à un parti ou à un autre -, un pays dans lequel la protection de nos intérêts fait ainsi l'objet d'une continuité politique. Ce n'est pas le cas ; je le regrette. Je suis en tout cas heureux d'exposer ces idées devant une assemblée composite.