Le paradis avait changé de camp !
Vous m'interrogez sur la responsabilité de M. Macron. Nous sommes responsables politiquement des décisions que nous prenons. On m'interroge, je réponds de mes actes ; les syndicats m'invitent, j'y vais ; le Sénat me convoque, j'y défère. La responsabilité politique implique de rendre des comptes, c'est ainsi depuis le Ve siècle avant Jésus-Christ, sous Périclès. À l'époque, lorsque la reddition des comptes n'était pas jugée satisfaisante, on risquait la lapidation. Aujourd'hui, le processus est plus amical, courtois et civilisé, mais peut-être devrions-nous parfois le durcir un peu !
Mme Renaud-Garabedian me demande quelles sont nos capacités de riposte face aux lois extraterritoriales des États-Unis. Dans le cadre des négociations au plus haut niveau, l'Union européenne ne s'est jamais emparée du sujet. Les mesures anti-dumping, par exemple, relèvent du dialogue entre la Commission européenne et le Conseil, mais même les décisions les plus anodines, comme passer les droits de douane sur l'acier chinois de 16 % à 30 % - c'est-à-dire rien : M. Trump peut décider seul de les passer à 250 % ! - ne trouvent pas de majorité, parce que chaque pays européen a des intérêts propres et divergents. Les Allemands, en particulier, n'en veulent pas, car ils sont obnubilés par les voitures qu'ils vont vendre en Chine et aux États-Unis.
Sur les questions économiques, l'Union européenne est une grande paralytique qui n'offre pas de protection. Il faut donc revenir aux États. La France en a vu d'autres, elle a les moyens de reconstituer son potentiel économique, cela prendra dix ans et sera l'oeuvre de la génération à venir, mais pas de celle qui est aux affaires. Il faut espérer que la prise de conscience citoyenne et transpartisane à ce sujet aboutisse.
Nos lois sont-elles suffisantes ? Oui, nous disposons de l'arsenal, mais nous manquons des bonnes personnes pour les appliquer. C'est pourquoi le Parlement doit être plus offensif sur ce sujet.
Vous m'interrogez sur M. Hugh Bailey. J'ai déjà répondu aux questions des journalistes à ce sujet : celui-ci a été recruté comme chargé de mission au sein de la cellule restructurations, pilotée par un de mes conseillers, et n'a donc jamais eu à connaître de dossiers stratégiques sous mon ministère. Pour moi, c'est un homme parfaitement honnête.
Il a ensuite été embauché par M. Macron. En tout état de cause, il me semble qu'il s'est soumis à l'avis de la commission de déontologie, qui lui a donné le feu vert. Chacun pense ce qu'il veut de cette institution, qui est certes plus souple que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, la HATVP, mais elle ne laisse pas pour autant passer n'importe quoi. Il me semble d'ailleurs qu'il faudrait fusionner ces deux organismes.
Les procédures ont donc été respectées,. Cela ne fait pas de lui le saint que certains voudraient voir en lui, et l'on ne peut pas considérer que la politique qu'il mène pour General Electric soit enviable. Il serait bon, toutefois, de distinguer les personnes des décisions.
En effet, monsieur Michel Raison, nous disposions d'un rapport sur la vente d'Alstom. Pendant l'année 2013, je n'ai cessé d'avoir des relations de travail avec M. Kron, qui passait sa vie dans mon bureau pour me demander de faire pression sur la SNCF pour vendre des TGV et d'intervenir auprès de chefs d'État étrangers pour vendre des centrales. Je le faisais bien volontiers, car c'était une partie de ma mission.
À chaque fois, je l'interrogeais sur l'avenir de l'entreprise. Nous savions en effet que Bouygues, qui avait remplacé l'État, cherchait à se dégager de son capital pour se concentrer sur ses problèmes dans le secteur des télécommunications et nous voulions savoir quelle était la stratégie d'actionnariat d'Alstom. À chaque fois, il éludait. Je me souviens que nous nous sommes vus à Abou Dhabi, et qu'il m'avait alors répondu qu'il s'en occupait, que cela ne poserait pas de problème et que nous serions tenus au courant.
Le temps passait, nous n'obtenions pas de réponse, j'ai donc commandé à Roland Berger une étude mondiale sur les secteurs de l'énergie et de la mobilité ferroviaire, croisée avec l'expertise de la Direction générale des entreprises. Le rapport a été rendu en février 2014 et plaidait pour une consolidation à terme, sans urgence. Beaucoup de scénarios étaient envisagés : une alliance avec General Electric risquait d'entraîner des dégâts considérables, avec Siemens, les perspectives étaient un peu meilleures, mais d'autres problèmes se posaient - ce qui se vérifiera plus tard. En revanche, un rapprochement avec Mitsubishi apparaissait comme très favorable.
En mai 2014, l'affaire a éclaté et la décision a été prise en juin 2014. L'État n'était alors pas désarmé face à la trahison de M. Kron, qui a vendu en pièces détachées ce qui était presque un bien commun de la Nation pour éviter la prison face à la justice américaine en raison de ses actes condamnables. Cette histoire est très grave, il s'agit d'une trahison des élites.
Madame Artigalas, vous posez la question du rachat d'Alcatel par Nokia. C'est une des affaires dans lesquelles nous aurions pu agir différemment. Le président d'Alcatel est en effet venu me demander d'interdire Huawei, ce qui m'a semblé une bonne idée. En échange, j'exigeais de lui qu'il ne lance pas de plan social, qu'il continue à investir et qu'il ne vende pas l'entreprise. La défense était d'accord, mais j'ai perdu l'arbitrage et je n'ai pas obtenu cette interdiction. M. Trump l'a fait. Ce débat a donc eu lieu dès 2013-2014, nous n'avions pas les chefs qu'il fallait.
Alcatel a été rachetée par Nokia. Nous estimions pourtant qu'en attendant l'évolution des courbes, Alcatel pourrait se retrouver en position d'acheter Nokia. Bien entendu, aujourd'hui, il est difficile de rattraper les morceaux, même si vous avez raison de souligner que les câbles sous-marins constituent un enjeu stratégique.
En ce qui concerne les concessions sur les barrages hydroélectriques, l'Union européenne a pour politique de mettre sur le marché les outils de production électrique. Une telle évolution ne me semble pas présenter d'intérêt pour la France, où les barrages sont anciens et amortis. Cela reviendrait à les donner, plutôt que de les vendre, pour créer les conditions d'une concurrence. En situation de monopole, cela n'a pas de sens. L'Union européenne et la Commission européenne n'ont pas de légitimité pour nous imposer cela, selon moi, s'agissant d'un bien public, rien n'empêche la France de dire non.
Monsieur Babary, vous me demandez ce que je pense de l'état de l'architecture. Je ne forme pas d'analyse particulière à propos des réformes qui ont été mises en place, notamment parce qu'elles sont extrêmement complexes. Ce qui compte, c'est la volonté d'agir, mais plus il y a de monde concerné, moins cela donne de résultats, conformément à la loi de l'entropie bureaucratique. Aujourd'hui, beaucoup d'acteurs sont responsables, je ne suis donc pas convaincu, mais je suis prêt à laisser une chance au dispositif !
Monsieur Daniel Gremillet, vous évoquez le réarmement de l'Union européenne. Celle-ci est divisée dans la guerre économique mondiale et ne sait pas prendre de décision. Il n'y a donc pas d'autre solution que de mettre en place des stratégies nationales, comme la taxe sur les GAFA. Il faut prendre notre courage à deux mains et affronter le monde !
L'Union européenne ne nous protège pas, elle nous met à nu face à l'adversité, dans l'agriculture comme dans l'industrie, et nous empêche de nous organiser. Prétendre le contraire, c'est raconter une fable pour entretenir une fausse religion.
Nous sommes en situation d'urgence nationale, il y va de la défense de notre intérêt supérieur : le pain des Français, leurs fins de mois et la puissance de la France reposent sur l'économie. Si l'on ne s'en occupe pas et que l'on attend que l'Union européenne s'en charge, là où nous sommes aujourd'hui à 10 %, nous serons à 5 % dans dix ans !
S'agissant du crédit d'impôt recherche, j'en suis un partisan déclaré. Il faut le défendre, car c'est ce qui nous reste en matière scientifique et notre secteur numérique lui doit sa puissance. Toutefois, il faut modérer l'administration fiscale, parce que l'attribution du CIR s'accompagne automatiquement d'un contrôle fiscal qui fragilise les PME. Je vous conseille de vous pencher sur cette question.
Madame la présidente, vous évoquez la privatisation d'Aéroports de Paris. Je suis opposé à toute forme de privatisation en situation de monopole. Quel contre-pouvoir, peut, en effet, se dresser face à un monopole privé ? Aucun. En revanche, s'il est public, il fait l'objet d'un contrôle du Parlement. On le voit bien dans le domaine des autoroutes : si l'État les possédait encore, il pourrait intervenir sur les péages pour financer tel ou tel projet.
Trente-six aéroports ont été privatisés dans le monde, c'est une minorité, et, dans chacun de ces cas, les taxes d'atterrissage, les droits et les redevances infligés aux compagnies ont bondi, provoquant des optimisations du profit des investisseurs. C'est normal : on leur a donné le pouvoir d'agir ainsi, et la régulation n'existe pas.
Je suis donc opposé à cette privatisation, je vais signer l'appel au référendum et j'appelle mes concitoyens à faire de même. Nous débattrons ensuite et personne ne peut préjuger de la décision qui sera prise par les Français.