Je suis très sensible à votre invitation. Je viens ici avec émotion car je reste attaché au Sénat, où j'ai siégé pendant quelques années. Mon mandat de député européen prenant fin dans trois jours, j'effectue ma dernière prise de parole publique devant vous. J'attache en effet une grande importance aux liens entre le Parlement européen et les parlements nationaux. Lorsque j'étais président de la commission des finances du Sénat, je me rendais chaque année à la semaine parlementaire européenne en me demandant ce que j'en retirerais car chacun y prenait la parole dans une forme de désordre : l'ordre du jour n'était pas clair, nous n'y votions aucune motion... Les marges de progrès dans les relations entre le Parlement européen et les parlements nationaux sont immenses. J'attache donc une grande importance à la présente audition.
Président de la commission des budgets au Parlement européen, j'ai vu à quel point le budget de l'Union européenne était symbolique : il ne représente que 1 % du PIB de l'Union européenne, soit un cinquante-septième des dépenses publiques françaises... Et qu'en fait-on ? Les trois quarts sont redistribués aux États membres par le biais de la politique agricole commune ou de la politique de cohésion, et 6 % servent au fonctionnement des institutions que sont la Commission européenne, le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne, la Cour de justice de l'Union européenne, la Cour des comptes européenne, le Comité des régions, le Conseil économique et social européen, etc. Bref, il ne reste que 20 % du budget pour financer des actions que l'on peut qualifier de supranationales comme celles d'Horizon 2020 ou le programme Erasmus.
Lorsque je suis arrivé au Parlement européen, en 2014, Erasmus représentait 1,570 milliard d'euros. Nous sommes parvenus à faire passer son budget à 3 milliards d'euros en 2019, mais la moitié seulement des demandes sont satisfaites. Or c'est l'un des plus beaux projets que l'Union européenne ait pu développer, en ce qu'il parle à tous les Européens, notamment aux jeunes. Lorsque, député européen, on rentre dans sa circonscription, on se demande souvent quoi dire à ses concitoyens qui les intéressera, car l'Europe ne parle guère aux Européens. On en parle un peu à la veille des élections européennes, que l'on transforme vite en référendum pour ou contre le Président de la République, puis les députés européens entrent dans une sorte de carmel médiatique. J'ai pour ma part fait de la situation des apprentis une priorité, afin de leur permettre de bénéficier de la mobilité.
Les apprentis peuvent représenter jusqu'à 15 % des jeunes dans certains pays. Quand ils partent à l'étranger, c'est pour une semaine, deux semaines, parfois trois. C'est très bien, mais cela ressemble plus à du tourisme professionnel qu'à autre chose. L'enjeu était donc de permettre leur immersion d'au moins six mois dans un autre pays, pour qu'ils se familiarisent avec sa langue - ce qui revient souvent à parfaire son anglais... J'ai d'ailleurs le souvenir d'un jeune pâtissier vendéen parti en Hongrie qui me disait avoir progressé non en hongrois, comme je m'y attendais, mais en anglais...
Le chômage des jeunes est très élevé en Europe puisqu'il touche parfois près de la moitié d'entre eux, à l'exception des quelques pays qui ont une vraie tradition de l'apprentissage comme l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Autriche, le Danemark ou encore les pays nordiques - j'étais d'ailleurs en Finlande la semaine dernière. Dans ces pays, le chômage des jeunes est quasi nul ; entrer en apprentissage ne veut pas dire renoncer à l'enseignement supérieur. Les Suisses - qui ne sont certes pas membres de l'Union européenne - sont fiers d'avoir un tiers de bacheliers ; quand on y a réussi dans l'apprentissage, on peut entrer à l'université.
Second constat : ceux qui ont suivi le programme Erasmus sont mieux protégés du chômage. Je me suis donc demandé comment coupler Erasmus et apprentissage. Pour identifier les freins et blocages, j'ai lancé un projet pilote, que j'ai fait voter dans le budget 2016 de l'Union européenne. Les projets pilotes sont en quelque sorte pour le Parlement européen ce qu'était la réserve parlementaire pour les parlementaires français : l'occasion de tenter d'innover sur des projets particuliers. Mon projet consistait à faire appel à des centres de formation des apprentis (CFA) nationaux pour présenter des candidatures, conjointement avec un centre d'apprentis situé dans un autre pays ; les deux parties s'engageaient ainsi à encourager leurs apprentis à partir vers l'autre centre et à recevoir les siens en échange, pour une durée suffisamment longue. Cela supposait qu'il y ait un référent dans chaque centre, pour prendre en charge la préparation, parfaire les capacités linguistiques des jeunes et convaincre les maîtres d'apprentissage que ces échanges seront une aventure humaine extraordinaire. L'idée supposait donc un peu de temps pour être acceptée par les CFA.
Nous avions inscrit à cette fin 2,5 millions d'euros de crédits budgétaires, et constitué un consortium, piloté par les Compagnons du devoir, très désireux de faire avancer le projet, et une quinzaine de CFA. La mise en oeuvre a été très compliquée, d'abord du fait des procédures de la Commission européenne. Depuis la chute de la commission Santer, cette dernière prévoit en effet ceinture et bretelles... L'Europe n'ayant pas de gouvernement, ayant un budget essentiellement de redistribution, et certains de ses membres ayant de l'État de droit une vision approximative du fait de l'empreinte laissée par des pratiques mafieuses, elle ne peut être gouvernée que par des textes. On applique donc les règlements à la lettre, partout, ce qui confine parfois à l'absurde. En l'espèce, deux directions générales étaient concernées : celle de l'éducation et de la culture d'une part, chargée des bourses Erasmus, celle de l'emploi d'autre part, dont la commissaire est Mme Marianne Thyssen. Or leurs procédures respectives diffèrent. Une fois désignés les CFA susceptibles de recevoir les crédits pour participer à l'expérimentation, il restait à trouver les crédits Erasmus pour les apprentis concernés. Or les bourses Erasmus sont distribuées à la fin du mois de janvier de chaque année pour l'année scolaire commençant en septembre... De nouvelles lignes budgétaires ont donc dû être inscrites sur le budget 2017.
La Commission européenne nous a aidés en diffusant une recommandation pour un statut de l'apprentissage efficace et de qualité, invitant les États membres à légiférer. En la matière, la difficulté est que l'Union européenne n'est pas compétente, puisque ses compétences exclusives se limitent à la politique commerciale, la politique de concurrence, la monnaie pour les membres de l'union économique et monétaire, et la protection des ressources halieutiques. Au-delà de ces matières, la Commission est plus timorée, par crainte de se faire retoquer par les États membres. La formation professionnelle, qui relève de la souveraineté nationale, ne se partage pas ! La Commission a néanmoins fléché 400 millions d'euros vers un programme intitulé « Erasmus Pro », que l'on a pu affecter aux apprentis et aux stagiaires des lycées professionnels.
Au bout de deux ans, nous avons vu les freins et obstacles qui se dressent devant un tel projet. Un tel contrat d'apprentissage est à la fois un contrat de formation, aspect sur lequel deux centres de pays différents peuvent se mettre d'accord, et un contrat de travail ; or, en la matière, il existe vingt-huit législations différentes... Et dans certains pays, comme l'Italie, rien n'est prévu pour l'apprentissage. Comme j'étais intervenu à ce sujet auprès du candidat Macron, qui avait fait d'Erasmus pour les apprentis un élément de son programme, Mme Muriel Pénicaud m'a confié une mission pour identifier les freins et obstacles à cette politique, qui sont ceux que nous avions recensés dans notre projet pilote. Ce dernier, à la vérité, était en souffrance.
J'ai donc fait des propositions pour faire évoluer le droit français, et je sais gré au Sénat d'avoir permis la transcription immédiate de l'une d'entre elles. Auparavant, le maître de stage était tenu de rémunérer l'apprenti sur toute la durée de l'apprentissage, même s'il partait à l'étranger, et était responsable en cas d'accident. Cela pouvait constituer un frein. J'ai proposé de suspendre ces dispositions. Le président de la commission des affaires sociales a alors déposé un amendement au projet de loi de ratification des ordonnances relatives au droit du travail, dont je craignais la censure par le Conseil constitutionnel car cela pouvait constituer un cavalier. Cela n'a pas été le cas, et je salue la réactivité du Sénat, car il fallait que la loi soit modifiée avant l'attribution des bourses Erasmus, au mois de janvier.
La couverture sociale des apprentis était un autre problème. Certains États ont des législations proches de la nôtre, mais d'autres ne prévoient rien en la matière. J'ai donc suggéré que l'apprenti en mobilité bénéficie du statut d'étudiant, donc relève du régime général. L'autonomie financière des jeunes était un autre obstacle. Une bourse Erasmus de 300 ou 400 euros par mois ne suffisait pas. J'ai donc proposé que les opérateurs de compétences, gérés par les branches professionnelles, prennent le relais, afin d'encourager les jeunes à s'ouvrir à l'Europe. Autre frein encore : la reconnaissance des acquis de la mobilité. Si l'Éducation nationale n'y voit pas de difficulté théorique, j'ai rencontré des jeunes à qui l'autorité académique a demandé des mois de formation supplémentaires pour obtenir le diplôme ! Quelques rectorats sont flexibles, mais ce n'est pas le cas partout...
L'apprentissage ne concerne pas que les ouvriers professionnels. Les effectifs d'apprentis croissent d'ailleurs plus vite dans l'enseignement supérieur qu'aux niveaux IV et V. D'où l'idée de faire de l'apprentissage une passerelle entre l'enseignement général et la vie professionnelle. Pour l'enseignement supérieur, cela ne pose pas de problème puisque les titres sont délivrés par les universités ou les grandes écoles, liées à leurs homologues étrangères par des conventions. Pour les apprentis, ce n'est pas le cas : c'est l'autorité académique qui décide. Il faudra donc des impulsions politiques fortes pour faciliter la reconnaissance des qualifications, et je compte là aussi sur le travail du Sénat.
La langue est un autre frein. Au collège, les jeunes ont une heure ou deux par semaine de cours de langue. Dans l'apprentissage, c'est plutôt une heure ou deux par mois, ce qui est très insuffisant. Les universités et les grandes écoles proposent même des cours en langue étrangère. Les CFA devront se mettre en tête qu'il faudra développer les enseignements dans d'autres langues, notamment en anglais, quel que soit le sort du Brexit...
C'est une révolution qu'il faudra accomplir. Les quelques candidats d'Europe de l'Est qui souhaitaient participer à nos échanges y ont renoncé dès qu'ils ont constaté qu'aucun cours n'était proposé en anglais.
Certains de nos CFA ont des projets ambitieux. D'autres sont décalés. La formation professionnelle est l'un des plus beaux investissements pour préparer l'avenir. Il y va de la compétitivité européenne. Chaque jeune doit pouvoir cultiver son talent pour contribuer à la dynamique de l'Europe.
Je suggère de développer les jumelages entre CFA sur la base de chartes de qualité qui mentionneront les valeurs, les programmes et les modes pédagogiques privilégiés. Il faudra aussi prévoir une assistance en matière de logement ou de formation linguistique pour les jeunes qui y participeront. Des certificats d'acquis de compétences et d'expérience professionnelle seront délivrés à l'issue du programme.
L'Europe doit abonder le financement de son programme Erasmus. Dans toutes les démocraties, les parlements ont été institués pour encadrer le consentement à l'impôt. Tout gouvernement est persuadé que le Parlement a tendance à abuser de la dépense publique, de sorte qu'au niveau européen, on a enfermé le budget dans un cadre pluriannuel voté à l'unanimité. La Commission européenne a proposé de doubler les crédits Erasmus, alors qu'il faudrait les tripler en prévision des cohortes d'apprenants professionnels qui partiront à l'étranger pour six mois.
L'Europe peut financer la formation professionnelle avec les fonds de développement régional et avec le fonds social européen. Il faut négocier cela avec les régions. Il faudra d'autant plus veiller à tripler les crédits Erasmus dans le cadre pluriannuel 2021-2027, que le Brexit risque de créer un manque à gagner de 12 milliards d'euros.
Veillons à ce que les chefs d'État et de gouvernement posent la lutte contre le chômage des jeunes comme une priorité européenne. Dans certains États membres, cela relève de la compétence des ministres de l'Éducation nationale, dans d'autres, de celle des ministres du travail, donc il n'existe pas de formation du Conseil appropriée pour traiter de ce sujet.
Je fonde beaucoup d'espoir sur la présidence finlandaise qui débutera au 1er juillet. Leur modèle de formation professionnelle fait primer la flexibilité, une totale déconcentration et la responsabilité des opérateurs. L'État finlandais ne rémunère pas les professeurs, mais fixe les orientations. Lorsque les jeunes ont terminé leur cycle scolaire à 16 ans, la moitié se dirige vers la formation professionnelle, l'autre vers la formation académique. Les passerelles entre les deux restent ouvertes à tous les niveaux. Dans les centres de formation professionnelle, les apprenants peuvent avoir aussi bien 16 que 40 ans. Chaque apprenant bénéficie d'une feuille de route personnalisée, de sorte que le système se met à sa portée et pas l'inverse.
Erasmus incite au benchmarking, c'est-à-dire à aller voir ce qui se passe ailleurs. C'est bien pour les familles, pour les entreprises, pour les syndicats, et même pour les politiques.
Pas moins de 20 000 jeunes ont bénéficié de l'Erasmus pro, mais seulement 200 à 300 ont pu l'intégrer à leur cursus. La plupart des jeunes partent en effet souvent après leur diplôme. L'effort à accomplir est immense. La France n'est pas la seule concernée. Les autres pays doivent aussi agir.
Je souhaite créer une fondation à laquelle participeront des entreprises disposant de filiales dans tous les pays européens, Air Liquide ou BNP Paribas, par exemple. Ces entreprises pourront fournir un tableau précis de la diversité des législations en Europe. Grâce à ces entreprises, nous pourrions choisir les 7 à 10 pays les plus convergents, et nous pourrions identifier les centres de formation les plus performants, afin de les rapprocher jusqu'à la délivrance des diplômes. L'expérimentation ne peut être qu'intéressante.
J'ai découvert par ailleurs les Olympiades des métiers, dans le cadre des World skills et de l'Euro skills. Lors de ces compétitions d'apprentis, dont la dernière a eu lieu en 2017, à Abu Dhabi, les performances des apprentis de l'équipe de France se distinguent de celles des autres pays comme une esquisse de Léonard de Vinci d'un dessin d'enfant.
L'apprentissage est rarement un choix en France. Preuve en est, les principaux de collège étaient encore récemment d'autant mieux notés que le nombre d'élèves partant en apprentissage était faible. Le corporatisme règne partout. Dire qu'un apprenti doit être capable de parler une autre langue que sa langue maternelle, et qu'il pourra rejoindre l'université s'il le souhaite, changerait radicalement cette vision.
Vous avez voté une loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, mais les décrets ne sont pas encore publiés. Je crains que les opérateurs de compétences (OPCO) ne soient gérés par les mêmes qu'hier, c'est-à-dire par des permanents, anciens fonctionnaires avec qui on ne peut avoir qu'un dialogue de ventriloques.
Le pas que nous avons accompli reste extrêmement modeste, puisque seulement 200 jeunes ont participé à notre projet. Nous avons invité tous les participants à une conférence organisée à Bruxelles, à la fin mars. J'ai pu constater le pragmatisme et l'audace de la Finlande. Nous pourrions nous en inspirer. J'ai publié un manifeste de l'apprentissage à destination des nouveaux députés européens. Je vous en laisserai quelques exemplaires.
Ce projet est porteur de réforme. Les lois doivent s'adapter. L'Europe a d'immenses progrès à accomplir. Elle s'est développée en tant que puissance économique et financière, mais les discours politiques nationaux s'y fracassent. Le Brexit en est la preuve. Il est urgent qu'elle avance sur le terrain social, sous peine d'implosion, car elle ne fonctionne qu'à l'unanimité. Installer les pays des Balkans dans les institutions actuelles n'est pas possible.