Nous avons choisi de conclure les travaux de cette mission d'information avant la fin de la session. Elle a néanmoins permis un balayage très complet des expériences en matière de gratuité des transports collectifs. Je remercie la présidente, avec qui j'ai travaillé en bonne intelligence : nous avons appris à nous connaître !
Ce n'est pas un rapport pour ou contre la gratuité. Le sujet se prête aux idées préconçues, qu'elles viennent des inconditionnels ou des opposants farouches. Il me semble que, dans l'élaboration de ce rapport, nous sommes parvenus à en sortir, pour poser des bases à la poursuite de la réflexion.
Lors de notre réunion de cadrage du 26 juin dernier, je vous ai présenté les grandes lignes de ma réflexion, en insistant sur les particularités des réseaux de transport des villes qui ont mis en place la gratuité totale. Ce sont d'abord des réseaux de petite taille ou de moyenne dimension : Dunkerque, avec ses 200 000 habitants, fait figure de capitale du transport gratuit en Europe.
Ensuite, à l'exception de celui d'Aubagne qui inclut une petite ligne de tramway, tous sont des réseaux de bus, ce qui rend évidemment l'adaptation de l'offre plus facile techniquement et moins lourde financièrement.
Le financement de ces réseaux ne reposait que marginalement sur la billettique, qui constitue généralement autour de 10 % du total des recettes.
Autre caractéristique, le réseau des autorités organisatrices de mobilité (AOM) passées à la gratuité totale était souvent sous-utilisé. Le maire de Dunkerque a coutume de dire : « Je préfère transporter des gens que des banquettes vides » ; celui de Niort qualifiait les bus avant la gratuité « d'argent public transformé en CO2 ».
Enfin, la gratuité a été mise en oeuvre par des équipes de sensibilités politiques très différentes.
Au-delà de ces constatations générales, les données précises et étayées sur les effets de la gratuité des transports collectifs, qu'elle soit totale ou partielle, font défaut. C'est pourquoi je vous proposerai d'appeler à la création d'un véritable observatoire de la tarification des transports, à l'exemple de ce que Dunkerque a mis en place.
Cette absence de données précises permet à certains de donner libre cours à des idées préconçues ou à des présupposés idéologiques, comme « la gratuité entraîne une augmentation des incivilités », ce qui n'est clairement pas le cas, ou « la gratuité n'existe pas et il faut que les gens payent, ne serait-ce qu'un prix symbolique ». Peut-être, mais pour quelle finalité ? À l'inverse, on a pu entendre que la gratuité pouvait se financer intégralement grâce aux économies engendrées par l'absence de billettique et de contrôle. Ce n'est pas si simple.
C'est pourquoi ce rapport vise à dépassionner le débat, en dégageant quelques facteurs qui ont poussé certaines AOM à supprimer toute tarification.
Le premier enjeu est social : il s'agit pour beaucoup d'élus de rendre du pouvoir d'achat aux personnes défavorisées et faciliter l'accès de tous à la mobilité. De ce point de vue, la gratuité totale présente l'avantage essentiel sur une tarification sociale ou solidaire d'éviter le non-recours et, ainsi, de permettre à tous de se déplacer. Un sondage récent réalisé à la demande de l'Observatoire de la mobilité solidaire a montré que faute de mobilité, 41 % des Français ont déjà renoncé à un loisir ou une sortie culturelle, 36 % à des démarches administratives, 30 % à un rendez-vous médical et 26 % à des courses alimentaires ! 37 % ont même déclaré avoir déjà renoncé à voir leur famille faute de moyen de transport pour s'y rendre. C'est dire le caractère central de la question de la mobilité et de son accès sur le plan financier.
Il est vrai que nombre d'AOM ont mis en place une tarification solidaire pour prendre en compte toutes les situations, y compris celle des plus défavorisés. Mais la gratuité des transports collectifs supprime une barrière mentale et crée même un choc psychologique : avec la gratuité les transports collectifs ne sont plus, comme j'ai pu l'entendre, « réservés aux pauvres, aux femmes et aux jeunes ». Ainsi à Dunkerque, les chiffres, fondés sur une analyse très concrète des comportements et non sur l'application de modèles économétriques, sont clairs : avec 77 % d'accroissement du trafic en moins d'un an, l'estimation de doublement de la fréquentation en deux ans semble plausible - même si Dunkerque reste un cas particulier, et que les résultats doivent être appréhendés sur le long terme.
Cet exemple montre également l'ampleur du report modal lié à la gratuité : près de la moitié des nouveaux usagers du bus sont d'anciens automobilistes. Certes, certains observateurs mettent en avant l'autre moitié, composée en partie de personnes qui renoncent à se déplacer à pied. Mais ces anciens piétons l'étaient-ils par choix ou faute de pouvoir payer le transport collectif ?
Nous savons tous que réduire la part de la voiture pour améliorer la qualité de l'air et lutter contre le changement climatique est indispensable. Il y a deux jours encore, l'Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) a appelé à réduire le trafic routier pour endiguer la pollution de l'air et ses conséquences en termes de santé publique, en pointant du doigt la dangerosité des particules ultrafines.
Je ne suis pas pour autant un inconditionnel de la gratuité, car je sais que sa réussite est liée à de nombreux paramètres. Il s'agit avant tout d'un outil et d'un choix politique.
Le premier paramètre est évidemment la possibilité d'augmentation de l'offre disponible, un thème cher à notre présidente. À Dunkerque, la suppression de la billettique a représenté une perte de recettes de 4,5 millions d'euros alors que le renforcement de l'offre a coûté 12,5 millions d'euros, entièrement financés par la hausse du versement transport. Toutes les AOM ne disposent pas de cette possibilité de financement et d'autres ont échoué à faire face à la croissance du trafic, comme Hasselt ou à Bologne qui sont revenues au transport payant. C'est ce qui motive une autre de mes recommandations : veiller à la soutenabilité de la gratuité à long terme.
Le second facteur de réussite des expérimentations de gratuité totale des transports réside dans une démarche globale qui, au lieu de penser la gratuité isolément, la met au service d'un projet plus vaste de transformation de la cité, au plus près des préoccupations quotidiennes des citoyens.
La gratuité pour les jeunes permet aux familles d'utiliser les transports en commun pour un coût modeste ; elle fidélise également les adultes de demain, évitant leur basculement dans le réflexe du tout-voiture.
L'adaptation des réseaux et la mise en oeuvre des bases d'une véritable multi-modalité sont des compléments indispensables de la gratuité des transports collectifs : on ne peut penser la gratuité sans intégrer les territoires ruraux et péri-urbains dans la réflexion. Il serait irresponsable de proposer l'accès universel à des transports collectifs gratuits. Mais il faut sortir du tout ou rien. Ce n'est pas parce que les transports collectifs classiques sont inadaptés aux zones les moins denses que la question de la mobilité ne s'y pose pas, bien au contraire. Le maire de Niort nous a expliqué, lors de son audition, que les maires des petites communes de l'agglomération ne réclamaient plus nécessairement un arrêt de bus. En revanche, l'AOM propose un service de transport à la demande adapté et gratuit.
Cela nous renvoie à la question plus vaste de l'offre de transport. Sortons de l'opposition entre gratuité et développement de l'offre. Certes, s'il n'y a pas d'offre, inutile de se poser la question de la gratuité ; mais les réponses apportées par les internautes à notre consultation en ligne sont éloquentes : il faut faire les deux !
Je n'ignore pas qu'il est plus facile de faire des déclarations que de trouver des financements, avec les budgets très contraints des collectivités territoriales. C'est pourquoi, au demeurant, la gratuité totale des transports collectifs n'est probablement pas réaliste dans les métropoles qui disposent de modes de transport lourds. Hormis le cas très particulier de Lyon, où les usagers assurent une part sans équivalent du financement d'un réseau très dense, la part des usagers dans les recettes diminue au fil du temps. À l'inverse, la part du versement transport dû par tous les employeurs de dix salariés et plus augmente, tout comme les contributions publiques, de sorte que beaucoup d'AOM sont déjà au taux plafond du versement transport.
Il nous faut donc poursuivre et élargir la réflexion sur les modes de financement de la mobilité écologique de demain. Au regard du caractère fondamental de cet objectif, je propose d'exclure les dépenses liées à la transition écologique de la limitation des dépenses des collectivités territoriales mises en oeuvre depuis deux ans. Est-il normal que la construction d'une route soit considérée comme un investissement et, à ce titre, hors du champ de la limitation, mais pas le financement de la gratuité des transports qui contribue à la transition ?
D'autres pistes ont été évoquées au cours de nos auditions ou dans les réponses en ligne, notamment le péage urbain. Notre présidente était intervenue en ce sens lors de l'examen de la LOM. Nous connaissons tous le rejet que suscite cette proposition. Néanmoins, la taxation des plus-values immobilières liées au passage d'une nouvelle infrastructure de transports collectifs à proximité du bien devrait faire l'objet d'une évaluation précise. On peut également imaginer une augmentation des tarifs de stationnement ou une taxation des parkings de grandes surfaces, voire une imposition sur la publicité en faveur des véhicules à moteur thermique.
La question de l'adaptation de la fiscalité au numérique, sujet d'actualité, se pose aussi dans le domaine des transports : est-il normal que toutes les applications, que ce soit de livraison à domicile ou de location de trottinettes, ne participent pas au financement des externalités négatives qu'elles engendrent ? Une fois de plus, on privatise les bénéfices et on nationalise les pertes.
Dernière hypothèse de travail : affecter une part du produit de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) au fonctionnement des transports en commun, comme c'est le cas depuis deux ans pour Île-de-France Mobilités, qui a perçu à ce titre 94 millions d'euros en 2017.
Je propose également que le taux de TVA sur les transports de voyageurs, porté à 10 % en 2013, revienne à 5,5 %.
Je mesure combien la liberté des élus en matière de tarification des transports est limitée par ces contraintes financières. Pour autant, la gratuité est possible à condition d'un choix politique en ce sens. Ce n'est pas une panacée, ce n'est même ni une bonne ni une mauvaise idée en soi, car tout dépend de l'objectif au service duquel elle est mise en oeuvre. L'exemple des villes françaises qui l'ont instaurée montre qu'elle permet à tous, notamment aux plus éloignés de la mobilité et aux plus démunis, d'accéder à toutes les fonctions sociales et économiques de la ville : en ce sens, la gratuité des transports collectifs ouvre la voie à une révolution sociale des mobilités.
Son bilan écologique est plus contrasté, mais il est encore difficile de mesurer avec précision son impact réel - d'autant que des mesures non tarifaires et a priori très simples peuvent, elles aussi, produire des effets importants. Ainsi le bureau des temps à Rennes, en décalant de quinze minutes les horaires de cours à l'université, a permis de fluidifier la circulation des rames du métro.
La gratuité des transports collectifs pourrait donc prendre sa pleine mesure dans un projet urbain radicalement différent. Dans un monde où les grandes métropoles grossissent indéfiniment, aucune solution miracle ne viendra régler les défis de la mobilité, aucun investissement dans les transports publics, aussi massif soit-il, ne permettra de remplacer pour l'essentiel l'utilisation des voitures individuelles.
Il est urgent de nous poser collectivement la question de notre projet urbain, de la taille de nos villes, de l'étalement urbain, de la dissociation entre les zones d'activité économique et les zones d'habitat. Alors que les centres-villes de nos communes moyennes sont en déshérence, que la transition agricole nécessite une multiplication des emplois et donc une forme d'exode urbain, c'est dans un rapport au territoire différent que la gratuité pourrait trouver toute sa place, comme l'exemple de Dunkerque le montre.
Pour rebâtir un modèle économique résilient, capable de résister aux aléas financiers et respectueux de l'environnement, c'est sur des projets locaux qu'il faut s'appuyer en rebâtissant des économies de circuits courts autour de nos villes moyennes. On allégerait ainsi la pression démographique qui pèse sur nos métropoles. C'est également la manière la plus efficace de résorber la fracture territoriale et d'envisager, dans une perspective tant sociale qu'écologique, tout autant qu'un droit à la mobilité, un droit à la dé-mobilité.