Intervention de Muriel Jourda

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 24 juillet 2019 à 10h05
Jurisprudence rendue pour l'application des dispositions relatives aux droits des malades et à la fin de vie — Suite de la communication

Photo de Muriel JourdaMuriel Jourda :

Cette communication, qui s'inscrit dans le prolongement de la précédente, concerne le cas particulier de Vincent Lambert.

Le code de la santé publique permet à son article L. 1110-5-1 l'interruption de traitements lorsqu'ils résultent d'une « obstination déraisonnable » ; ce qui peut être le cas de traitements n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. L'alimentation et l'hydratation artificielles par voie entérale, seuls traitements dont bénéficiait Vincent Lambert, figurent expressément au nombre de ces traitements.

En cas d'obstination déraisonnable, auparavant aussi appelé acharnement thérapeutique, le médecin en charge du patient peut prendre la décision d'interrompre le traitement, conformément à la volonté du patient et, s'il n'est pas en état de l'exprimer, à l'issue d'une procédure collégiale médicale.

Pour Vincent Lambert, quatre décisions médicales successives ont conclu à l'arrêt des traitements. Elles ont toutes été contestées devant la juridiction administrative, compétente pour connaître du contentieux relatif à l'activité du centre hospitalier universitaire (CHU) de Reims, l'établissement public hospitalier où Vincent Lambert était hospitalisé.

Le 20 mai dernier, après validation de la dernière décision médicale d'interruption des traitements par le Conseil d'État en date du 24 avril 2019, la procédure d'interruption des traitements a été initiée par son médecin. Mais ceux-ci ont repris le jour même à la suite d'un arrêt de la cour d'appel de Paris. Des interrogations ont légitimement surgi sur la coexistence de ces deux décisions contradictoires issues des deux ordres de juridiction, et sur la clarté des lois Leonetti et Claeys-Leonetti.

Voici quelques éléments d'éclaircissement.

Après avoir été déboutés par le Conseil d'État, les parents de Vincent Lambert ont saisi le Comité des droits des personnes handicapées de l'Organisation des Nations unies (ONU). Cet organe, qui veille à l'application de la convention relative aux droits des personnes handicapées, peut être saisi de « communications » de ressortissants d'États signataires de la convention et de son protocole facultatif, lorsqu'ils s'estiment victimes d'une violation de celle-ci. Le comité peut alors demander à l'État de prendre des mesures provisoires dans l'attente de l'examen d'un dossier.

L'article 4 du protocole stipule en effet que le Comité peut à tout moment soumettre à l'urgente attention de l'État partie intéressé une demande tendant à ce qu'il prenne les mesures conservatoires nécessaires pour éviter qu'un dommage irréparable ne soit causé aux victimes de la violation présumée.

Saisi de la conformité de la décision d'arrêt des traitements de Vincent Lambert au principe du droit à la vie des personnes handicapées garanti par la convention relative aux droits des personnes handicapées, le Comité a demandé que les traitements de maintien en vie de Vincent Lambert soient poursuivis pendant qu'il examinait l'affaire au fond. La France a répondu qu'elle ne pouvait donner suite à cette demande de mesures conservatoires, au motif qu'une nouvelle suspension de l'arrêt des traitements contreviendrait au droit du patient à ne pas subir d'obstination déraisonnable.

Cette décision de l'État français a été contestée par les parents de Vincent Lambert, devant le juge administratif, qui a rejeté leur requête, mais aussi devant les juridictions de l'ordre judiciaire, au motif qu'elle constituait une voie de fait, exception qui justifie la compétence du juge judiciaire pour apprécier la légalité de l'action de l'administration.

La voie de fait est une construction jurisprudentielle sur le fondement de l'article 66 de la Constitution. En l'espèce, pour constituer une voie de fait, la décision de l'administration doit porter atteinte à la liberté individuelle et être manifestement insusceptible d'être rattachée à un pouvoir lui appartenant. Ces deux conditions sont cumulatives, elles ont été définies par le Tribunal des conflits.

La cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 20 mai 2019, a retenu sa compétence sur ce fondement, au motif qu'en refusant d'accéder à la demande du Comité, l'État français a porté atteinte au droit à la vie, qui « constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et forme la valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme, et donc dans celle des libertés individuelles », décision qu'elle a en conséquence jugé insusceptible de se rattacher aux prérogatives de l'autorité administrative. Elle a donc ordonné à l'État français de prendre toutes les mesures pour faire respecter les recommandations du Comité. C'est pourquoi les traitements de Vincent Lambert ont repris le 20 mai.

Le 28 juin dernier, saisie d'un pourvoi de l'État français, la Cour de cassation a rendu en Assemblée plénière un arrêt dans lequel elle juge qu'aucune des conditions de la voie de fait n'était réunie et qu'en conséquence le juge judiciaire n'est pas compétent dans cette affaire. Elle ne s'est donc pas prononcée sur le caractère contraignant ou non d'une demande de mesures provisoires formulée par le comité des droits des personnes handicapées de l'ONU.

Sur la première condition, la Cour de cassation juge que le droit à la vie n'est pas une liberté individuelle. Dans son avis très argumenté, le procureur général François Molins rappelle que le Conseil constitutionnel n'a jamais consacré de droit à la vie, mais un principe à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation. De surcroît, le Tribunal des conflits, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation ont une interprétation restrictive des libertés dont l'atteinte peut constituer une voie de fait. Dès lors, la notion de liberté individuelle se limite, sur le fondement de l'article 66 de la Constitution, au droit à la sûreté, c'est-à-dire celui de ne pas être détenu arbitrairement. Nous sommes donc assez loin de l'affaire Vincent Lambert.

Sur la seconde condition, la Cour de cassation juge que la décision de l'État n'était pas manifestement insusceptible d'être rattachée à un pouvoir lui appartenant. La décision d'arrêt des traitements est en effet légalement fondée, et elle ne se heurte pas à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, puisque la Cour européenne des droits de l'homme a conforté la France dans son analyse dès 2015.

Les lois de 2005 et 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie ne sont donc nullement en cause dans les derniers débats juridiques relatifs au cas de Vincent Lambert, qui est finalement décédé le jeudi 11 juillet dernier.

Les litiges trouvent toujours leur origine dans une opposition de tout ou partie de la famille à la décision d'arrêt des traitements et non dans une difficulté d'application de la loi.

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