Je représente l'association April, qui promeut les logiciels libres dont l'utilisation revêt une dimension éminemment politique. Notre association a été fondée en 1996 et comporte actuellement 4 000 membres, à la fois des particuliers et des personnes morales de droit privé ou de droit public.
Notre activité n'est pas technique, mais vise à défendre les libertés informatiques. De ce fait, nous menons des actions de sensibilisation destinées au grand public et portons un plaidoyer politique fort.
April n'a souscrit aucun engagement auprès de ses membres. Il s'agit uniquement de partager une certaine conception de l'intérêt général. À ce titre, nous considérons que la priorité doit être donnée au logiciel libre tant à l'échelle individuelle qu'au sein des administrations publiques : c'est un enjeu de souveraineté fort. Pour reprendre les propos tenus par les représentants de La Quadrature du Net, je tiens à rappeler que l'utilisateur d'un logiciel fermé ne peut pas avoir accès au code source. Dans ce contexte, comment pourrait-il lui accorder sa confiance ?
Qu'est-ce qu'un logiciel libre ? Il ne s'agit pas d'une caractéristique technique ni d'un mode de développement particulier. En réalité, c'est une manière d'appréhender le logiciel, la technologie et l'innovation, en partant du point de vue des utilisateurs pour leur garantir la pleine maîtrise de leurs outils, mais aussi la certitude que le logiciel sert effectivement leurs propres intérêts et non ceux d'un tiers.
Est qualifié de « logiciel libre » le logiciel qui permet d'assurer quatre libertés fondamentales : la liberté d'utilisation sans restriction d'usage, le droit d'étudier ce logiciel et de le modifier pour qu'il réponde à nos besoins - y compris en en corrigeant les erreurs -, le droit de redistribuer le logiciel et le droit d'en partager les versions modifiées. Si l'une de ces quatre libertés fait défaut, le logiciel n'est pas considéré comme libre. Dans ce cas, c'est un logiciel dit « privateur ».
L'oeuvre fondatrice du logiciel libre, Code is Law, a été écrite par Lawrence Lessig en 1999. Avocat et professeur de droit constitutionnel à Harvard, Lawrence Lessig est parti d'un constat simple : chaque époque possède son propre régulateur. Selon lui, dans l'ère du cyberespace, c'est le code informatique qui va réguler et conditionner l'ensemble de nos interactions sociales et l'exercice de nos libertés individuelles. La question qu'il a posée prend une importance d'autant plus grande que les outils informatiques occupent un rôle central dans nos sociétés actuelles. En réalité, les développeurs qui écrivent du code informatique créent du Droit, car leur logiciel interagit avec d'autres utilisateurs et façonne les conditions d'expression et l'exercice des libertés fondamentales sur les réseaux informatiques.
À ce titre, les entreprises du net que sont Facebook, Twitter ou YouTube agissent de plus en plus comme des États en ce qu'ils régissent, au sein de leur silo technologique, la liberté d'expression des citoyens utilisant leurs outils.
Dans cet environnement, nous considérons que le logiciel libre peut incarner un rapport démocratique à la technologie : il garantit d'une part la connaissance des procédures d'élaboration de ces règles et d'autre part la capacité des utilisateurs à y participer voire à les remettre en cause. Selon nous, le logiciel libre doit être la réponse politique à la question de la souveraineté numérique.
La souveraineté numérique peut être définie de différentes manières. Je rejoins la vision de la secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale, Claire Landais. Il s'agit de la capacité à contrôler et à définir les conditions de l'expression des libertés fondamentales sur un réseau numérique. L'enjeu est donc de déterminer les meilleures conditions de garantie de cette souveraineté.
Cette souveraineté ne doit pas constituer une fin en soi, mais plutôt un moyen d'assurer aux citoyens que l'outil informatique est bien à leur service. Du point de vue des pouvoirs publics, le numérique doit être un vecteur de libertés, et en aucun cas un outil de contrôle et d'aliénation. Malheureusement, les potentiels de surveillance résidant dans ces outils font ressortir des intérêts antagonistes.
Il n'existe pas de réponse miracle à ces questions. Au sein de notre association, nous sommes néanmoins convaincus que le logiciel libre est une condition minimale pour atteindre ces objectifs.
Par ailleurs, je tiens à réagir aux propos tenus devant cette commission par Nadi Bou Hanna, directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l'État(DINSIC). Il donnait l'impression de n'aborder ces questions que d'un point de vue technique. Or il n'est évidemment pas question de forcer les agents à une transition vers le logiciel libre. Ce sont des politiques de transition et d'accompagnement qui méritent plutôt d'être mises en place, et elles pourraient l'être aisément. La compatibilité du recours à des logiciels libres avec le droit de la commande publique a d'ores et déjà été démontrée, le Conseil national du numérique a rendu un avis en ce sens et le Conseil d'État avait validé en 2011 la légalité d'un marché public portant sur un logiciel libre gratuit. Certaines idées reçues sur les logiciels libres doivent être déconstruites.
En outre, Monsieur Nadi Bou Hanna avait récusé une approche « idéologique » du logiciel libre. Nous ne cachons effectivement pas notre conviction politique. Pour autant, cela ne nous empêche pas d'adopter une vision pragmatique de la situation. De notre point de vue, la question de la confiance est centrale et doit être soutenue par des garanties juridiques claires. Or, à l'heure actuelle, la confiance dans le secteur informatique est trop souvent déléguée à des tiers. La question est donc de savoir sur quelle base accorder sa confiance. L'un des critères capital, selon nous, de cette confiance est la possibilité de vérifier ce qui se cache dans le logiciel... et donc de recourir à un logiciel libre.
Nous menons des actions déterminées afin que soit mis un terme aux soi-disant partenariats conclus par l'État avec certains GAFA. Je pense notamment à de l'Éducation nationale déjà évoqué devant vous, ou encore celui annoncé par la Garde des Sceaux avec Microsoft dans le cadre du plan de transformation numérique de la Justice, sans qu'il n'y ait eu aucun appel d'offres. Cette situation est très inquiétante. Un tel cas de figure serait inimaginable dans d'autres domaines économiques, et l'avantage ainsi donné à ces marques n'est pas neutre.
Le problème que nous dénonçons est particulièrement criant avec l'accord-cadre passé depuis 2009 entre Microsoft et le ministère des Armées, revu deux fois depuis et empreint d'une forte opacité. Cet accord « open bar » illustre un contournement massif de l'ensemble des règles relatives à la commande publique et nous faisons nôtres les constatations du rapporteur de la commission des marchés publics de l'État qui allait jusqu'à émettre de fortes réserves sur l'objet du contrat, et à suggérer l'existence de favoritisme.
Au final, ces différents accords sont autant de risques pour notre souveraineté : dans le cas de Microsoft, le groupe d'experts militaires mandaté pour en analyser les risques pointait une situation propice à la création d'une dépendance à l'égard de cette entreprise et à un affaiblissement de l'industrie française et européenne du logiciel. C'est sur la base de ces éléments, comme vous le savez, que votre collègue sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam a proposé la création d'une commission d'enquête pour faire la lumière sur cet accord-cadre.
Dernier point, la question de la communauté, essentielle dans le monde du logiciel libre. Le logiciel est une série de connaissances - un commun informationnel - transcrites en langage informatique. Les pouvoirs publics se doivent de soutenir le logiciel libre, ressource commune et enjeu de souveraineté qui peut bénéficier à tous : individus, collectivités publiques, entreprises. Il peut être encouragé par l'État, par exemple au moyen d'appels d'offres, ou en soutenant les contributions des agents publics. Cela passe notamment par l'application effective du référentiel général d'interopérabilité, hélas encore ignoré par un trop grand nombre d'administrations, tout comme le socle interministériel des logiciels libres, catalogue de référence des logiciels libres répondant aux besoins des administrations françaises recommandés par l'État. L'accent doit enfin être porté sur des initiatives promouvant le logiciel libre lors des actions de formation, au-delà de l'apprentissage du code, pour appréhender la dimension tant scientifique que sociale de l'informatique. C'est cela qui permettra véritablement aux jeunes générations de devenir des adultes pleinement informés dans notre société où l'outil informatique et le logiciel sont omniprésents.