Commission d'enquête Souveraineté numérique

Réunion du 9 juillet 2019 à 15h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • libre
  • logiciel
  • souveraineté
  • utilisateur

La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Mes chers collègues. Nous recevons maintenant les représentants de plusieurs associations de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet :

- pour La Quadrature du Net, Maître Alexis Fitzjean O Cobhthaigh, avocat, et Monsieur Axel Simon ;

- pour l'association April - Promouvoir et défendre le logiciel libre, Monsieur Etienne Gonnu, chargé des affaires publiques ;

- et pour l'Internet Society France, Maître Olivier Iteanu, avocat.

Cette audition sera filmée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite chacun à tour de rôle à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ; levez la main droite et dites : « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM Alexis Fitzjean O Cobhthaigh, Axel Simon, Étienne Gonnu et Olivier Iteanu prêtent successivement serment.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Avec des différences de sensibilités et certaines nuances, vos associations sont toutes résolument engagées sur les enjeux de régulation des géants d'Internet, qui intéressent tout particulièrement les travaux de notre commission. Vos associations ont ainsi pris des positions remarquées sur la protection des données personnelles, parfois même en engageant des actions en justice contre les Gafam, ou pour la promotion d'outils alternatifs à ceux développés par les grandes entreprises dominant le marché du numérique.

Debut de section - Permalien
Maître Alexis Fitzjean O Cobhthaigh, avocat

Notre association existe depuis une dizaine d'années. Elle peut se prévaloir d'une expérience importante dans les sujets évoqués ici, et notamment sur le plan contentieux. À titre d'exemple, je peux citer notre action collective menée à l'encontre de Google devant la CNIL, qui a abouti à la condamnation de cette entreprise à une amende de 50 millions d'euros. D'autres dossiers similaires sont en cours, ils ont été renvoyés devant l'équivalent irlandais de la CNIL.

Une autre thématique qui nous est chère est celle de l'interopérabilité des plateformes numériques. Cette notion est aisée à comprendre : lorsque nous sommes abonnés à un opérateur téléphonique donné, aucun obstacle ne s'oppose à ce que nous communiquions avec une personne abonnée auprès d'un autre opérateur. Il en est de même pour les messageries électroniques : rien n'empêche le titulaire d'une adresse email fournie par un prestataire donné d'échanger des courriels avec une adresse relevant d'un autre gestionnaire. Il s'agit à chaque fois de standards ouverts et interopérables. À l'inverse, lorsque vous ouvrez un compte sur Facebook ou sur Twitter, vous ne pouvez pas interagir avec un utilisateur d'une plateforme extérieure alternative. Ainsi, au moment où vous clôturez votre compte, l'ensemble des contacts créés par ce biais est perdu. Notre objectif est donc d'imposer à ces plateformes l'utilisation d'un standard ouvert, commun, , permettant d'assurer l'interopérabilité de celles-ci avec leurs alternatives.

Cette interopérabilité constituerait d'ailleurs un moyen efficace de lutter contre les causes - et pas simplement contre les symptômes - des dérives haineuses auxquelles nous sommes confrontés sur Internet.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

En quoi l'interopérabilité à laquelle vous aspirez pourrait-elle contribuer à lutter contre la haine sur Internet ?

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

Le modèle économique des grandes plateformes repose désormais sur une économie de l'attention. Les géants de l'Internet exploitent de manière publicitaire l'intérêt des utilisateurs. Ils recherchent donc à capter l'attention d'un maximum d'internautes le plus longtemps possible. Or ce sont justement les contenus polarisés qui attirent le plus de visiteurs, et génèrent donc le plus de profits. C'est un cercle vicieux auquel il faut mettre un terme.

Mettre en place l'interopérabilité constitue une solution à ce problème. En effet, la seule raison qui pousse les utilisateurs de Facebook ou d'autres réseaux sociaux à ne pas clôturer leur compte est la peur de perdre tous les liens qu'ils s'y sont créés. On parle ainsi d' « effet de réseau » : ce n'est pas la plateforme en tant que telle qui les attire ou les retient, mais bien les liens qu'elle permet de nouer.

À ce jour, les quelques offres alternatives à ces géants ne parviennent à attirer qu'un nombre minime d'utilisateurs. L'interopérabilité permettrait de casser ce modèle. Elle remettrait en cause la stratégie de ces géants. L'architecture même de ces plateformes joue sur l'économie de l'attention. Leurs algorithmes repèrent justement les contenus les plus clivants - voire violents - et s'efforcent de les mettre en avant en raison de leur caractère viral particulièrement lucratif.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Votre proposition suppose qu'il existe bien une alternative et une contre-offre de plateformes « éthiques »...

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

Elle existe déjà ! D'ailleurs, au sein de La Quadrature du Net, nous avons une telle plateforme, utilisée par 13 000 personnes et d'ores et déjà interopérable avec l'ensemble de ceux qui recourent à la même technologie. Ce n'est pas une technologie de niche, elle est labellisée par World Wide Web Consortium (W3C), l'organisme de régulation et de normalisation du Web. Plusieurs centaines de milliers de personnes utilisent par exemple Mastodon. Les moyens technologiques sont donc bien déjà disponibles, mais ce sont des effets de réseau qui freinent actuellement leur développement.

Debut de section - Permalien
Axel Simon

N'oublions pas à quel point les grandes plateformes privées du web sont devenues énormes en termes de nombre d'utilisateurs.. C'est cette échelle qui les rend inhumaines : le volume des contenus rend impossible un contrôle sérieux de ce qui est mis en ligne - plusieurs dizaines d'heures de vidéos sont mises en ligne sur Youtube chaque minute, c'est tout bonnement impossible à superviser humainement et ces plateformes ont nécessairement recours à d'autres méthodes automatisées et intrinsèquement limitées.

Revenir à des plateformes d'une taille plus réduite permettrait de mieux superviser leur activité. Le contrôle en serait donc simplifié. Selon nous, l'interopérabilité est un moyen qui rendrait possible l'existence d'alternatives sérieuses : il s'agit simplement de donner le choix aux usagers de préférer d'autres plateformes, par exemple celles avec les conditions de modération des contenus mieux adaptées à leurs attentes. À titre de comparaison, considérons les modèles de gestion des foules : face à une foule énorme dans laquelle seraient signalés des individus dangereux, une méthode éprouvée de gestion est d'abord simplement de scinder la foule - dans certains concerts une barrière centrale vient ainsi scinder en deux l'assistance pour prévenir les mouvements de foule. Ce changement d'échelle, à lui seul diminue automatiquement la capacité de nuisance.

D'après nos observations, le cantonnement des personnes tenant un discours de haine produit des effets positifs et permet de ramener les conversations dans un registre acceptable - cela ouvre d'autres débats, notamment sur la formation de bulles informationnelles ou le risque de vase clos, mais c'est une première solution.. Cette nouvelle approche conduirait à réintroduire un véritable choix pour les utilisateurs, qui sont aujourd'hui enfermés dans les réseaux actuels.

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

Nous avons d'ailleurs déjà procédé de la sorte il y a un siècle contre les conglomérats du chemin de fer, du pétrole...Il s'agissait alors de s'élever contre certaines industries en situation de monopole dont la taille finissait par nuire à l'intérêt général. De ces réflexions est né le droit de la concurrence. Ce que nous proposons, c'est la transposition de cet exemple au monde du numérique.

Debut de section - Permalien
Axel Simon

Parmi les sujets fondamentaux, j'aimerais insister sur la volonté des GAFA de s'introduire au fur et à mesure dans toutes les différentes couches de nos relations humaines. Ils ont commencé à faire de l'intermédiation dans l'information - à travers leurs annuaires ou moteurs de recherche -, puis dans nos contacts - imposant de passer par eux pour entrer en relation avec nos proches -, puis dans notre identité - nous sommes devenus dépendants d'acteurs tiers pour prouver sur Internet qui nous sommes, et de nombreuses plateformes nous proposent désormais de nous connecter grâce à notre compte chez eux -, et même désormais dans la monnaie. Ces différentes évolutions démontrent clairement une stratégie d'être omniprésents.

Cela doit nous pousser à réfléchir sérieusement à la nécessité d'utiliser des alternatives et des logiciels libres. À l'heure actuelle, nous dépendons entièrement du travail d'autres personnes à qui nous sommes contraints d'accorder notre confiance.

Toutes les questions relatives à la vie privée et à la confidentialité - préalables à d'autres droits et libertés comme la liberté d'expression ou de réunion - doivent être reliées à celle du chiffrement de bout en bout. L'accès à des techniques de chiffrement fort pour l'ensemble de la population est la seule garantie fiable de protection pour nos données personnelles. D'ailleurs, sans cette protection de la vie privée, nous perdons tout droit de nous tromper. La protection est la clé qui permet d'évoluer et de changer en tant qu'êtres humains.

La vie privée reste un pilier essentiel de notre Droit. De ce fait, la question du chiffrement de bout en bout doit être l'un de nos combats.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Le chiffrement de bout en bout existe-t-il d'ores et déjà ?

Debut de section - Permalien
Axel Simon

Tout à fait. Certaines applications le proposent, à l'instar de Whatsapp ou des établissements bancaires. L'ensemble du commerce en ligne repose également sur cette technologie.

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

Les logiciels libres et les standards ouverts sont particulièrement importants en ce qu'ils permettent de voir ce qui est fait. À l'inverse, les logiciels fermés rendent opaque l'information, le code est inaccessible. Confrontées à des logiciels fermés, les analyses menées dans le cadre de nos travaux ont été fortement complexifiées. En effet, l'observation d'un logiciel fermé est nécessairement extérieure et peut donc difficilement aller dans détails.

Debut de section - Permalien
Etienne Gonnu

Je représente l'association April, qui promeut les logiciels libres dont l'utilisation revêt une dimension éminemment politique. Notre association a été fondée en 1996 et comporte actuellement 4 000 membres, à la fois des particuliers et des personnes morales de droit privé ou de droit public.

Notre activité n'est pas technique, mais vise à défendre les libertés informatiques. De ce fait, nous menons des actions de sensibilisation destinées au grand public et portons un plaidoyer politique fort.

April n'a souscrit aucun engagement auprès de ses membres. Il s'agit uniquement de partager une certaine conception de l'intérêt général. À ce titre, nous considérons que la priorité doit être donnée au logiciel libre tant à l'échelle individuelle qu'au sein des administrations publiques : c'est un enjeu de souveraineté fort. Pour reprendre les propos tenus par les représentants de La Quadrature du Net, je tiens à rappeler que l'utilisateur d'un logiciel fermé ne peut pas avoir accès au code source. Dans ce contexte, comment pourrait-il lui accorder sa confiance ?

Qu'est-ce qu'un logiciel libre ? Il ne s'agit pas d'une caractéristique technique ni d'un mode de développement particulier. En réalité, c'est une manière d'appréhender le logiciel, la technologie et l'innovation, en partant du point de vue des utilisateurs pour leur garantir la pleine maîtrise de leurs outils, mais aussi la certitude que le logiciel sert effectivement leurs propres intérêts et non ceux d'un tiers.

Est qualifié de « logiciel libre » le logiciel qui permet d'assurer quatre libertés fondamentales : la liberté d'utilisation sans restriction d'usage, le droit d'étudier ce logiciel et de le modifier pour qu'il réponde à nos besoins - y compris en en corrigeant les erreurs -, le droit de redistribuer le logiciel et le droit d'en partager les versions modifiées. Si l'une de ces quatre libertés fait défaut, le logiciel n'est pas considéré comme libre. Dans ce cas, c'est un logiciel dit « privateur ».

L'oeuvre fondatrice du logiciel libre, Code is Law, a été écrite par Lawrence Lessig en 1999. Avocat et professeur de droit constitutionnel à Harvard, Lawrence Lessig est parti d'un constat simple : chaque époque possède son propre régulateur. Selon lui, dans l'ère du cyberespace, c'est le code informatique qui va réguler et conditionner l'ensemble de nos interactions sociales et l'exercice de nos libertés individuelles. La question qu'il a posée prend une importance d'autant plus grande que les outils informatiques occupent un rôle central dans nos sociétés actuelles. En réalité, les développeurs qui écrivent du code informatique créent du Droit, car leur logiciel interagit avec d'autres utilisateurs et façonne les conditions d'expression et l'exercice des libertés fondamentales sur les réseaux informatiques.

À ce titre, les entreprises du net que sont Facebook, Twitter ou YouTube agissent de plus en plus comme des États en ce qu'ils régissent, au sein de leur silo technologique, la liberté d'expression des citoyens utilisant leurs outils.

Dans cet environnement, nous considérons que le logiciel libre peut incarner un rapport démocratique à la technologie : il garantit d'une part la connaissance des procédures d'élaboration de ces règles et d'autre part la capacité des utilisateurs à y participer voire à les remettre en cause. Selon nous, le logiciel libre doit être la réponse politique à la question de la souveraineté numérique.

La souveraineté numérique peut être définie de différentes manières. Je rejoins la vision de la secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale, Claire Landais. Il s'agit de la capacité à contrôler et à définir les conditions de l'expression des libertés fondamentales sur un réseau numérique. L'enjeu est donc de déterminer les meilleures conditions de garantie de cette souveraineté.

Cette souveraineté ne doit pas constituer une fin en soi, mais plutôt un moyen d'assurer aux citoyens que l'outil informatique est bien à leur service. Du point de vue des pouvoirs publics, le numérique doit être un vecteur de libertés, et en aucun cas un outil de contrôle et d'aliénation. Malheureusement, les potentiels de surveillance résidant dans ces outils font ressortir des intérêts antagonistes.

Il n'existe pas de réponse miracle à ces questions. Au sein de notre association, nous sommes néanmoins convaincus que le logiciel libre est une condition minimale pour atteindre ces objectifs.

Par ailleurs, je tiens à réagir aux propos tenus devant cette commission par Nadi Bou Hanna, directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l'État(DINSIC). Il donnait l'impression de n'aborder ces questions que d'un point de vue technique. Or il n'est évidemment pas question de forcer les agents à une transition vers le logiciel libre. Ce sont des politiques de transition et d'accompagnement qui méritent plutôt d'être mises en place, et elles pourraient l'être aisément. La compatibilité du recours à des logiciels libres avec le droit de la commande publique a d'ores et déjà été démontrée, le Conseil national du numérique a rendu un avis en ce sens et le Conseil d'État avait validé en 2011 la légalité d'un marché public portant sur un logiciel libre gratuit. Certaines idées reçues sur les logiciels libres doivent être déconstruites.

En outre, Monsieur Nadi Bou Hanna avait récusé une approche « idéologique » du logiciel libre. Nous ne cachons effectivement pas notre conviction politique. Pour autant, cela ne nous empêche pas d'adopter une vision pragmatique de la situation. De notre point de vue, la question de la confiance est centrale et doit être soutenue par des garanties juridiques claires. Or, à l'heure actuelle, la confiance dans le secteur informatique est trop souvent déléguée à des tiers. La question est donc de savoir sur quelle base accorder sa confiance. L'un des critères capital, selon nous, de cette confiance est la possibilité de vérifier ce qui se cache dans le logiciel... et donc de recourir à un logiciel libre.

Nous menons des actions déterminées afin que soit mis un terme aux soi-disant partenariats conclus par l'État avec certains GAFA. Je pense notamment à de l'Éducation nationale déjà évoqué devant vous, ou encore celui annoncé par la Garde des Sceaux avec Microsoft dans le cadre du plan de transformation numérique de la Justice, sans qu'il n'y ait eu aucun appel d'offres. Cette situation est très inquiétante. Un tel cas de figure serait inimaginable dans d'autres domaines économiques, et l'avantage ainsi donné à ces marques n'est pas neutre.

Le problème que nous dénonçons est particulièrement criant avec l'accord-cadre passé depuis 2009 entre Microsoft et le ministère des Armées, revu deux fois depuis et empreint d'une forte opacité. Cet accord « open bar » illustre un contournement massif de l'ensemble des règles relatives à la commande publique et nous faisons nôtres les constatations du rapporteur de la commission des marchés publics de l'État qui allait jusqu'à émettre de fortes réserves sur l'objet du contrat, et à suggérer l'existence de favoritisme.

Au final, ces différents accords sont autant de risques pour notre souveraineté : dans le cas de Microsoft, le groupe d'experts militaires mandaté pour en analyser les risques pointait une situation propice à la création d'une dépendance à l'égard de cette entreprise et à un affaiblissement de l'industrie française et européenne du logiciel. C'est sur la base de ces éléments, comme vous le savez, que votre collègue sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam a proposé la création d'une commission d'enquête pour faire la lumière sur cet accord-cadre.

Dernier point, la question de la communauté, essentielle dans le monde du logiciel libre. Le logiciel est une série de connaissances - un commun informationnel - transcrites en langage informatique. Les pouvoirs publics se doivent de soutenir le logiciel libre, ressource commune et enjeu de souveraineté qui peut bénéficier à tous : individus, collectivités publiques, entreprises. Il peut être encouragé par l'État, par exemple au moyen d'appels d'offres, ou en soutenant les contributions des agents publics. Cela passe notamment par l'application effective du référentiel général d'interopérabilité, hélas encore ignoré par un trop grand nombre d'administrations, tout comme le socle interministériel des logiciels libres, catalogue de référence des logiciels libres répondant aux besoins des administrations françaises recommandés par l'État. L'accent doit enfin être porté sur des initiatives promouvant le logiciel libre lors des actions de formation, au-delà de l'apprentissage du code, pour appréhender la dimension tant scientifique que sociale de l'informatique. C'est cela qui permettra véritablement aux jeunes générations de devenir des adultes pleinement informés dans notre société où l'outil informatique et le logiciel sont omniprésents.

Debut de section - Permalien
Maître Olivier Iteanu, avocat

J'ai l'honneur de représenter l'association Internet Society France. C'est une association Loi 1901 qui a été créée en 1996 et dont je suis désormais Président d'honneur.

Je suis également l'avocat de cette association, et à ce titre, nous avons engagé une action de groupe à l'encontre de Facebook - non pas devant une autorité administrative, comme l'a fait La Quadrature du Net, dont je salue la démarche - mais directement devant les juridictions judiciaires pour obtenir réparation au nom du millier de plaignants ainsi représentés. Actuellement, nous avons mis en demeure cette entreprise de réagir aux sept griefs que nous avons listés. Nous avons lancé une tentative de conciliation et à défaut, nous saisirons le TGI (tribunal de grande instance) de Paris dès le mois de septembre 2019. J'exerce le métier d'avocat spécialisé dans le numérique depuis 29 ans. J'ai également écrit plusieurs livres sur ce sujet et j'enseigne au sein des universités Paris I et Paris XI.

Tout d'abord, j'évoquerai le refus de ces entreprises de se soumettre à la loi. Ce problème est central. Nous pouvons adopter toutes les réglementations que nous voulons, si ces entreprises s'y soustraient, elles ne produiront aucun effet.

Ensuite, j'expliquerai que ces entreprises veulent appliquer leurs propres concepts. Or la liberté d'expression est une conception française qui ne doit pas être confondue avec les notions américaine de « free speech » ou « hate speech ».

Enfin, je me pencherai sur les causes de cette situation. Je constate en effet que l'Europe est la seule zone géographique dans laquelle il existe des oligopoles dans le monde du numérique. Cette particularité est liée à la notion de souveraineté numérique, ces entreprises considérant qu'elles ne sont pas soumises aux règles européennes. Il ne faut pas dès lors s'étonner de ce qu'il n'existe aucun leader européen dans ce secteur économique.

Premier point : le refus de ces entreprises de se soumettre à la loi. En introduction de l'un de mes ouvrages, je me suis mis dans la peau d'une jeune fille de 15 ans, passant au cours d'une journée type d'un réseau social à l'autre - Facebook, Twitter - et allant sur les plateformes de partage de vidéos telles que YouTube ou Netflix.. J'ai observé les conditions générales de ces services Elles sont encadrées par les lois et juridictions californiennes ! Dans ces conditions, il apparaît très compliqué de discuter avec un interlocuteur précis en cas de problème. À l'époque où des critiques étaient dirigées contre des entreprises telles que Mac Donald, ce problème n'existait pas : Au moins, il était possible d'interpeller directement le gérant de l'un de ces restaurants. Avec ces entreprises numériques, tout contact requiert de remplir un formulaire en ligne.

Leur refus de respecter la loi peut être illustré par plusieurs exemples. Dans le cadre de la transposition de la directive européenne dite « e-commerce » en 2004, nous avions mis en place un système spécial de responsabilité pour les intermédiaires techniques, comparable à celui mis en place aux États-Unis à l'époque. En effet, le cadre classique appliqué aux organes de presse ne pouvait pas être transposé tel quel aux intermédiaires techniques. Le régime juridique mis en place par cette loi prévoyait donc une responsabilité limitée, applicable uniquement si les plateformes ne retirent pas les contenus illicites dans un délai raisonnable. En contrepartie, elles s'engagent à collaborer étroitement avec les autorités judiciaires, ce qui implique de conserver les données pendant un an pour les communiquer le cas échéant en cas de réquisition judiciaire. La sanction en cas d'infraction à ces règles est un an d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Le cadre mis en place était donc parfaitement acceptable par eux et équilibré. Toutefois, en 2013, à l'occasion d'une affaire très médiatisée de tweets antisémites, le Parquet a demandé en vain à Twitter les données relatives aux comptes impliqués. Le refus de Twitter a été motivé - je me réfère aux arguments que la société a officiellement présentés devant la juridiction - par le fait que les contenus étaient hébergés aux États-Unis et ne pouvaient donc pas être concernés par la loi française. Face à cette attitude, le Parquet français n'a pas réagi.

Cet exemple démontre bien qu'il existe un réel problème de volonté et de détermination face à ces entreprises.

Un second exemple illustre encore le type de comportement auquel nous faisons face. Alors que Facebook a été condamné par la CNIL en avril 2017 à verser une amende de 150 000 euros -ce qui était alors le maximum encouru - la société a joué la politique de la chaise vide tout au long de la procédure. Est-ce admissible ? Connaissez-vous une autre entreprise européenne qui aurait adopté le même comportement ? Je pourrais vous donner des dizaines d'autres exemples similaires...

Ces entreprises sont présentes sur le marché français et y gagnent beaucoup d'argent. Elles proposent une gamme élargie de services que nous utilisons tous mais dans le même temps elles refusent d'assumer leur responsabilité et de se soumettre à la justice française. Il y a là un problème majeur.

Deuxième point : le problème des concepts importés. Notre liberté d'expression n'est pas assimilable au concept anglo-saxon du « free speech ». En Europe, nous l'encadrons car nous considérons qu'il existe un lien fort entre la parole publique et le passage à l'acte, tel n'est pas le cas aux États-Unis. Quand bien même ces entreprises prendraient des engagements forts en matière de modération interne des contenus, c'est bien la loi qui doit s'appliquer. De la même manière, il convient de distinguer les notions de vie personnelle et de « privacy ».

Considérons les problématiques liées au droit d'auteur. Nous avons harmonisé les droits nationaux en la matière. Aux États-Unis, l'industrie d'Hollywood est très puissante et dans ce domaine, les GAFA prennent réellement au sérieux le droit d'auteur. Je citerai le cas d'un producteur américain qui avait notifié à YouTube que 100 000 vidéos portaient atteinte à ses droits. Dès le lendemain, elles avaient été retirées de la plateforme. Cela démontre bien que les droits sont respectés dès lors que des risques judiciaires sérieux sont encourus.

J'ai d'ailleurs pu le constater à l'occasion d'une affaire dont je m'occupais. Une personne avait vu son image utilisée pour créer un groupe Facebook insultant à son égard. Lorsque nous avons tenté d'argumenter en nous fondant sur l'injure pour obtenir la fermeture du compte, cela n'a eu aucun effet. En revanche, en remplissant le formulaire et en motivant notre demande par une violation du droit d'auteur, le groupe a pu aussitôt être fermé. Cet exemple doit nous convaincre qu'une réelle volonté associée à un risque de sanction porte ses fruits.

Je terminerai en évoquant les causes de cette situation. le courant porté par les libertariens constitue selon moi le cheval de Troie de l'industrie de la Silicon Valley. Comment se fait-il qu'entre l'industrie chinoise et les GAFA, nous ne soyons alertés que des problématiques possibles de la première et laissions les secondes prospérer ? Il me semble que cette différence dans notre perception découle justement des discours avant-gardistes sur la liberté mis en avant par les acteurs américains. Les mots et les concepts qui nous sont vendus ont paralysé la réflexion. Personne ne peut être opposé à la liberté. Toutefois, quand nous analysons leur comportement de plus près, nous ne pouvons que constater à quel point la réalité est éloignée de leurs grands discours, tant la guerre qu'ils mènent à l'encontre de leurs concurrents est rude.

La lecture de The New Digital Age d'Éric Schmidt et Jared Cohen est plaisante, au début - ils nous décrivent le nouveau monde de liberté qui s'ouvre -... jusqu'à ce que les auteurs expliquent qu'il faudra quand même tenir compte du référencement Google pour choisir un prénom à son enfant...

Je pense que notre action doit être menée au niveau de nos valeurs, notamment sur le plan juridique. Pour autant, nous devons prendre conscience que la situation actuelle est aussi une véritable guerre des mots.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Ces propos sont passionnants. La souveraineté est une notion qui implique en premier lieu que nos lois nationales soient appliquées sur l'ensemble du territoire. Se pose alors la question de la définition d'un territoire. J'ai été très sensible aux propos de Maître Olivier Iteanu sur les libertariens. L'idée d'un monde virtuel peut paraître très séduisante.

Au niveau des propositions développées, je souhaiterais revenir sur le droit à la portabilité. Comment l'imaginez-vous concrètement ? Un réseau est une entreprise commerciale, et il tente de se positionner en fonction de sa cible commerciale, en fonction de critères sociologiques. Dans ce contexte, un réseau social connaît-il des cycles dans son existence ? La portabilité est-elle une réponse pour pouvoir passer de l'un à l'autre ?

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

Au niveau terminologique, distinguons bien la notion d'interopérabilité, que nous appelons de nos voeux, de la notion de portabilité, qui existe déjà en droit.

Dans la jeune histoire du web, certains réseaux communautaires ont effectivement disparu qui étaient centrés sur certaines catégories d'utilisateurs. Le cas des réseaux actuels doit être appréhendé différemment. Aujourd'hui, Facebook compte quasiment deux milliards de comptes. Même en écartant les faux comptes de notre analyse, nous sommes forcés de constater que cette plateforme a changé de nature. Elle exerce un pouvoir concret sur nos vies et sur nos États.

En réalité, il ne s'agit plus seulement d'un réseau social, tant les possibilités qu'elle offre sont nombreuses. J'ai été très surpris de constater que la SNCF allait proposer la vente de billets de train via le tchat de Facebook. La SNCF n'avait pourtant pas besoin de recourir aux services de cette entreprise américaine, et cela va créer une forme d'assujettissement à un service tiers. Que se passera-t-il demain si Facebook met fin à ce service, souhaite le monétiser ou met en place des conditions générales déséquilibrées ?

De même, ces géants n'hésitent pas à acquérir à prix d'or les nouveaux réseaux émergents à la mode.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Tout à fait. Leur stratégie de destruction de la concurrence par des acquisitions sélectives à des prix très important pose problème.

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

La qualification d'un cycle est possible, dans une certaine mesure, et certains réseaux sociaux ont aujourd'hui disparu. Toutefois, à l'échelle de ces puissances, ce n'est pas la question principale : aujourd'hui, les plateformes ont acquis une puissance inédite dans l'histoire, elle ne se contentent plus de vendre un service, mais bien de capter une multitude d'informations qui leur permet de développer des modèles prédictifs de comportements et d'offrir des prestations grâce à une granularité des données extrêmement fine sur une masse d'individus.-

À ce titre, ayons à l'esprit le scandale Cambridge Analytica qui a révélé au grand jour la manipulation dont ont été victimes énormément de personnes. Si la publicité et la propagande n'ont rien de nouveau, pour autant, les plateformes Internet les ont portées aujourd'hui à un niveau inédit dans l'histoire de l'humanité.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Et l'interopérabilité peut constituer une solution, selon vous ?

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

Absolument, car l'une des forces de ces plateformes actuellement réside dans la puissance de l'effet de réseaux et la difficulté de pouvoir s'en passer pour beaucoup de personnes. Ces réseaux sont devenus des moyens de communication sans lesquels la population se coupe de ses contacts sociaux. L'interopérabilité permettrait de mettre un terme à cette situation en rendant possible de poursuivre les échanges avec les contacts de son propre réseau tout en changeant de plateformes à sa guise.

Debut de section - Permalien
Olivier Iteanu

La portabilité des données nous rappelle les débats autour de la notion controversée de propriété des données. Notre conception juridique fermement ancrée en Europe est que les données à caractère personnel ne sont pas cessibles, mais qu'elles constituent bien un attribut juridique de la personnalité des individus, hors commerce. Si un internaute consent à ce que ses données soient collectées, il peut dans la seconde suivante demander qu'elles lui soient restituées.

À l'inverse, les Anglo-saxons tendent à adopter une vision patrimoniale des données. Dans cette logique, la cession des données personnelles aux géants du numérique, au prétexte d'en recevoir un hypothétique et dérisoire bénéfice, va en fait de pair avec une perte de contrôle des individus sur leur utilisation. Selon moi, nous devons donc rester fermement attachés à la conception européenne qui qualifie les données personnelles comme des attributs de la personnalité juridique.

Quand on parle de droit à la portabilité des données, de quelles données s'agit-il ? N'oublions pas qu'outre celles qui ont été renseignées, par exemple lors de l'ouverture d'un compte, il y a aussi celles qui ont été collectées durant l'utilisation du réseau. De même, il faut tenir compte des données issues de croisement et partagées entre les différents réseaux, à l'instar de Whatsapp et Facebook.

Ces données là aussi devraient pouvoir faire l'objet du droit à la portabilité, mais on s'attaque alors ici directement le modèle économique de ces grandes entreprises : leur valorisation boursière repose uniquement sur leur capacité à collecter et exploiter ces données ! Face à cela, nous devons affirmer nos valeurs fondamentales. Nous en avons encore les moyens, car si nous avons certes perdu la guerre technologique, l'accès à un marché convoité de 500 millions de consommateurs nous autorise encore à en fixer les règles.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

J'aimerais adopter le point de vue d'un libertaire : de quel droit les autorités publiques priveraient-elles les 500 millions d'Européens de la possibilité d'utiliser Google ?

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

C'est justement tout l'intérêt de l'interopérabilité : elle n'empêche personne d'appartenir à un réseau donné. Le principe est juste d'offrir le choix de leur plateforme à tous les utilisateurs de ces réseaux. Il permet de continuer à communiquer avec l'ensemble de ses contacts, quels que soient leurs réseaux.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Il me semble difficile de restreindre l'utilisation des grands réseaux. Les populations risqueraient de mal comprendre l'objectif d'un tel cadre.

Debut de section - Permalien
Olivier Iteanu

Notre position vise simplement à s'assurer de ce que les GAFA respectent nos lois, mais aussi à proposer des alternatives aux citoyens.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre Ouzoulias

J'aimerais revenir sur les propos précédemment tenus devant notre commission par M. Nadi Bou Hanna, directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l'État. Il nous a expliqué que c'étaient les choix des usagers, la manière dont les fonctionnaires utilisaient leur logiciel, qui était déterminante. À titre personnel, je suis fier de ne recourir qu'à des logiciels libres.

Ce qui m'inquiète profondément est l'absence totale de prise en compte du critère de souveraineté dans le cadre des achats publics réalisés par l'État - à l'exception notable du ministère des Armées dont nous avons entendu les représentants.

Aujourd'hui, lorsque nous achetons un réfrigérateur, nous sommes en mesure de connaître sa dépense énergétique grâce à un affichage obligatoire. Serait-il envisageable d'adopter un système de labellisation comparable en termes de souveraineté et de protection des données personnelles ? M. Etienne Gonnu, votre association April pourrait-elle agir en tant que certificateur d'un tel système ?

À l'heure actuelle, lorsque je recherche un logiciel libre, je me renseigne sur le site Internet de l'Université de Lausanne qui regorge d'informations et de conseils pertinents. Je déplore qu'aucun site français ne dispose de ce type d'informations. Il serait également intéressant d'y songer, pourquoi pas à travers une collaboration entre votre association et le Gouvernement.

Debut de section - Permalien
Etienne Gonnu, chargé affaires publiques (April)

S'agissant d'un système de certification, il me semble que l'association April n'a pas cette vocation-là.

Concernant le manque d'information relative aux logiciels libres que vous regrettez, nous devons porter notre attention vers l'éducation des jeunes. Il faut leur apprendre ce qu'est un logiciel libre, mais aussi insister sur son importance. Toute la population n'est pas constituée d'informaticiens ou d'experts en informatique, mais chacun gagne à être formé sur le principe des logiciels libres, la nécessité d'avoir un recul critique sur l'outil informatique, et la possibilité de collaborer au savoir commun par ces technologies... Prenons l'exemple de la presse : si tout le monde n'a pas vocation à devenir journaliste, la liberté de la presse est un principe qui protège et bénéficie à l'ensemble des citoyens.

La mise en place d'une labellisation me semble une entreprise délicate, en raison de la difficulté à dégager des critères pertinents autres que les quatre critères de base du logiciel libre que je vous ai exposés.

Un autre aspect essentiel en termes de souveraineté est celui de la mémoire et de l'archivage : format ouvert et logiciels libres sont des garanties de pérennité des services.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

La mémoire est-elle un atout ou un inconvénient ?

À ce titre, l'Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique (INRIA) a lancé le projet Software Heritage visant précisément à archiver l'ensemble des codes sources à l'origine des logiciels produits dans le monde.

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

La mémoire est à la fois un atout et inconvénient, mais surtout le choix doit nous appartenir collectivement et la décision ne doit pas être déléguée à des sociétés privées. Lorsque nous faisons des choix technologiques qui reposent sur des logiciels qui peuvent devenir obsolètes quand leur mise à jour ou leur maintenance n'est plus assurée, la mémoire est un atout.

En revanche, quand il s'agit d'assurer l'exercice du droit à l'oubli ou du droit à l'erreur, la mémoire peut s'avérer dommageable sur Internet...Mais en toute hypothèse, il doit s'agir de choix déterminés par la société, par le Parlement : nous ne devons pas laisser des entreprises commerciales décider par exemple des durées de conservation des données !

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Mais les utilisateurs ne préfèrent-ils pas justement bénéficier d'un service gratuit en échange de l'acceptation de l'utilisation de leurs données, plutôt que d'avoir à payer l'opérateur ?

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

Un tel comportement est totalement illégale au regard des dispositions du RGPD En effet, l'utilisateur ne donne pas un consentement libre et éclairé lorsqu'il doit accepter que ses données soient collectées comme condition pour accéder au service. Cette analyse est d'ailleurs partagée les régulateurs et ressort des lignes directrices de la CNIL.

Par ailleurs, les ministères déboursent des sommes colossales pour s'équiper en logiciels fermés... mais à quel prix ? Certes, on l'a dit, la praticité pour l'usager est importante dans les administrations, mais si cet argent était utilisé pour la formation des personnels et pour des logiciels libres, cela serait bien moins coûteux Cela permettrait de modifier ledit logiciel pour l'adapter directement à ses besoins, voire pour changer facilement de prestataire tout en ayant des effets bénéfiques sur l'ensemble du système. En réalité, il s'agit d'un enjeu de nature politique.

J'insiste aussi sur le fait que les logiciels propriétaires fonctionnent sur la base d'un code fermé. Dès lors, nos administrations ne sont pas en mesure de savoir réellement ce qui se cache derrière - conformité aux annonces, voire présence de portes dérobées. Nous ne voyons que ce que l'entreprise est disposée à révéler.

Debut de section - Permalien
Olivier Iteanu

La question du logiciel libre est intimement liée à celle de la souveraineté. Même au sein de l'association Cigref, qui regroupe les DSI des grandes entreprises et administrations publiques autour de la question du numérique, et dont les membres étaient traditionnellement divisés en groupes de travail selon leur choix de fournisseur - par exemple le groupe Microsoft, le groupe Oracle ou le groupe Google - un groupe spécifique sur le logiciel libre a récemment été mis en place tant cette question est cruciale.

Une illustration personnelle et concrète de l'importance de l'interopérabilité : J'avais moi-même tenté d'organiser mon activité professionnelle sous l'égide d'un logiciel libre. J'ai été contraint d'abandonner l'expérience en raison des dysfonctionnements observés dans ma communication avec certains clients qui ne parvenaient pas à lire mes fichiers. Le logiciel en tant que tel fonctionnait parfaitement bien, mais les interactions avec mes partenaires professionnels étaient parfois délicates.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Il me semble intéressant que les consommateurs se réunissent au sein d'associations afin d'équilibrer les rapports de force entre les vendeurs et les utilisateurs. En se groupant, les particuliers acquièrent un certain poids vis-à-vis des entreprises.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Je vous remercie d'avoir ainsi restitué la dimension politique et sociétale forte du sujet qui occupe nos travaux. Nous avons reçu il y a peu le philosophe Bernard Stiegler, philosophe de la technique, qui en appelle à un « web néguentropique ». Selon lui, la direction prise par l'Internet relève plus de la destruction que de l'élévation.

Vos solutions peuvent-elles participer à ce projet de sauvetage du web ?? Est-ce une adaptation du capitalisme 2.0 qu'il faut appeler de nos voeux, qui engloberait en son sein l'ensemble des problématiques universelles auxquelles nous sommes confrontés à l'heure actuelle telles que le climat et les transitions que nous vivons ?

J'ai beaucoup apprécié vos propos sur les plateformes : vous déploriez que leurs échelles actuelles détruisent plus qu'elles ne créent de valeurs intrinsèques, il me semble que vous rejoignez certains des écrits de. Bernard Stiegler qui va même jusqu'à affirmer qu'il faudrait sauver le capitalisme de lui-même.

Debut de section - Permalien
Axel Simon

Les questions que vous soumettez sont très profondes. Le système économique capitaliste fonctionne sur une capacité à tout absorber pour l'intégrer à son propre fonctionnement. Son but est de réaliser du profit. .

Or, à l'heure actuelle, il semblerait que les limites soient atteintes. J'ai entendu plusieurs acteurs évoquer la notion de capitalisme de surveillance : à son tour, la surveillance devient une source de profits. Cela démontre à quel point les échelles atteintes par certains acteurs du système sont dangereuses. Dans ce contexte, les masses atteintes deviennent critiques à tous les niveaux : pour consommer, pour être manipulées, voire dominées.

Quelle sera l'espérance de vie de ces entreprises ? Un réseau géré par une trentaine de personnes depuis les États-Unis et englobant deux milliards d'utilisateurs a atteint des dimensions inédites et incommensurables dans l'histoire humaine. C'est aussi pour cela que ces acteurs, malgré leur hégémonie, répètent sans cesse, pour nous rassurer, qu'ils sont neutres, qu'ils offrent une simple infrastructure de communication et de rapprochement entre les gens, dont le caractère profitable serait un à-côté heureux mais purement fortuit. En réalité, ce n'est pas le cas. Le nombre, la répétition et l'ampleur des scandales qui les compromettent le démontrent.

Auparavant, le système était moins centralisé et cela donnait lieu à un paysage différent. Malgré tout, les époques sont difficilement comparables tant les technologies ont évolué. Si Internet était aujourd'hui moins dépendant de ces entreprises, le résultat serait sans doute différent de cette époque. Dans tous les cas, nous devons nous interroger sur les moyens de revenir à un système moins centré sur ces grands acteurs centraux, au besoin par la contrainte publique.

Debut de section - Permalien
Olivier Iteanu

Notre société repose sur trois piliers : la vérité, la justice et la paix. Derrière, le terme de souveraineté, trop souvent connoté politiquement, se situent en réalité des enjeux de paix.

Debut de section - Permalien
Etienne Gonnu, chargé affaires publiques (April)

La question de la centralisation d'Internet est cruciale. Il faut que nous évitions les noeuds de pouvoirs - c'était la promesse fondatrice de l'internet, créé sur une base a-centrée et distribuée. Or je ne peux que déplorer l'attitude qui tend à capituler face à ces grandes plateformes. Antiterrorisme, lutte contre les fausses informations, application du droit d'auteur... Nous devons arrêter d'adopter des textes qui ont pour effet de renforcer la centralisation du système. Nous leur déléguons de véritables prérogatives de puissance publique !

Au contraire, il faudrait leur opposer une réponse judiciaire - et pour cela allouer des moyens suffisants à nos services publics en la matière -, et non pas adopter une attitude de résignation.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Afin de compléter nos travaux, je serais demandeur d'une note de synthèse sur la forme que peut prendre l'organisation internationale des usagers. J'aimerais en apprendre davantage sur le poids des usagers, tant aux États-Unis qu'en Europe. Cela permettrait de prendre la mesure de leur force.

Debut de section - Permalien
Alexis Fitzjean O Cobhthaigh

La question de l'organisation d'Internet est transversale et occuperait facilement plusieurs thèses.

Elle renvoie d'abord à l'idée que la technologie n'est pas neutre. Ainsi, la conception technologique d'Internet induit des choix dans son utilisation. Le fait de choisir une technologie centrée ou acentrée a effectivement des conséquences réelles. Dans les années 90, la technologie choisie pour le web - l'hyperlien qui permet en un seul « clic » d'être redirigé vers d'autres ressources- a été acentrée.

Par ailleurs, il convient de distinguer le capitalisme et le libéralisme. Le libéralisme est un préalable incontournable lorsqu'une société aspire à la transparence de l'information. C'est dans ce contexte libéral que le droit de la concurrence a pu naître et se développer. Notre association considère que l'interopérabilité aurait pour effet positif la conservation de cette transparence. Elle permettrait d'assurer à chaque utilisateur une réelle liberté de choix entre les opérateurs. Il me semble donc que nos propositions ne sont pas du tout opposées au libéralisme. Bien au contraire, elles apportent une dose de liberté plus élevée.

La réunion est close à 16 h 30.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.