J'ai l'honneur de représenter l'association Internet Society France. C'est une association Loi 1901 qui a été créée en 1996 et dont je suis désormais Président d'honneur.
Je suis également l'avocat de cette association, et à ce titre, nous avons engagé une action de groupe à l'encontre de Facebook - non pas devant une autorité administrative, comme l'a fait La Quadrature du Net, dont je salue la démarche - mais directement devant les juridictions judiciaires pour obtenir réparation au nom du millier de plaignants ainsi représentés. Actuellement, nous avons mis en demeure cette entreprise de réagir aux sept griefs que nous avons listés. Nous avons lancé une tentative de conciliation et à défaut, nous saisirons le TGI (tribunal de grande instance) de Paris dès le mois de septembre 2019. J'exerce le métier d'avocat spécialisé dans le numérique depuis 29 ans. J'ai également écrit plusieurs livres sur ce sujet et j'enseigne au sein des universités Paris I et Paris XI.
Tout d'abord, j'évoquerai le refus de ces entreprises de se soumettre à la loi. Ce problème est central. Nous pouvons adopter toutes les réglementations que nous voulons, si ces entreprises s'y soustraient, elles ne produiront aucun effet.
Ensuite, j'expliquerai que ces entreprises veulent appliquer leurs propres concepts. Or la liberté d'expression est une conception française qui ne doit pas être confondue avec les notions américaine de « free speech » ou « hate speech ».
Enfin, je me pencherai sur les causes de cette situation. Je constate en effet que l'Europe est la seule zone géographique dans laquelle il existe des oligopoles dans le monde du numérique. Cette particularité est liée à la notion de souveraineté numérique, ces entreprises considérant qu'elles ne sont pas soumises aux règles européennes. Il ne faut pas dès lors s'étonner de ce qu'il n'existe aucun leader européen dans ce secteur économique.
Premier point : le refus de ces entreprises de se soumettre à la loi. En introduction de l'un de mes ouvrages, je me suis mis dans la peau d'une jeune fille de 15 ans, passant au cours d'une journée type d'un réseau social à l'autre - Facebook, Twitter - et allant sur les plateformes de partage de vidéos telles que YouTube ou Netflix.. J'ai observé les conditions générales de ces services Elles sont encadrées par les lois et juridictions californiennes ! Dans ces conditions, il apparaît très compliqué de discuter avec un interlocuteur précis en cas de problème. À l'époque où des critiques étaient dirigées contre des entreprises telles que Mac Donald, ce problème n'existait pas : Au moins, il était possible d'interpeller directement le gérant de l'un de ces restaurants. Avec ces entreprises numériques, tout contact requiert de remplir un formulaire en ligne.
Leur refus de respecter la loi peut être illustré par plusieurs exemples. Dans le cadre de la transposition de la directive européenne dite « e-commerce » en 2004, nous avions mis en place un système spécial de responsabilité pour les intermédiaires techniques, comparable à celui mis en place aux États-Unis à l'époque. En effet, le cadre classique appliqué aux organes de presse ne pouvait pas être transposé tel quel aux intermédiaires techniques. Le régime juridique mis en place par cette loi prévoyait donc une responsabilité limitée, applicable uniquement si les plateformes ne retirent pas les contenus illicites dans un délai raisonnable. En contrepartie, elles s'engagent à collaborer étroitement avec les autorités judiciaires, ce qui implique de conserver les données pendant un an pour les communiquer le cas échéant en cas de réquisition judiciaire. La sanction en cas d'infraction à ces règles est un an d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Le cadre mis en place était donc parfaitement acceptable par eux et équilibré. Toutefois, en 2013, à l'occasion d'une affaire très médiatisée de tweets antisémites, le Parquet a demandé en vain à Twitter les données relatives aux comptes impliqués. Le refus de Twitter a été motivé - je me réfère aux arguments que la société a officiellement présentés devant la juridiction - par le fait que les contenus étaient hébergés aux États-Unis et ne pouvaient donc pas être concernés par la loi française. Face à cette attitude, le Parquet français n'a pas réagi.
Cet exemple démontre bien qu'il existe un réel problème de volonté et de détermination face à ces entreprises.
Un second exemple illustre encore le type de comportement auquel nous faisons face. Alors que Facebook a été condamné par la CNIL en avril 2017 à verser une amende de 150 000 euros -ce qui était alors le maximum encouru - la société a joué la politique de la chaise vide tout au long de la procédure. Est-ce admissible ? Connaissez-vous une autre entreprise européenne qui aurait adopté le même comportement ? Je pourrais vous donner des dizaines d'autres exemples similaires...
Ces entreprises sont présentes sur le marché français et y gagnent beaucoup d'argent. Elles proposent une gamme élargie de services que nous utilisons tous mais dans le même temps elles refusent d'assumer leur responsabilité et de se soumettre à la justice française. Il y a là un problème majeur.
Deuxième point : le problème des concepts importés. Notre liberté d'expression n'est pas assimilable au concept anglo-saxon du « free speech ». En Europe, nous l'encadrons car nous considérons qu'il existe un lien fort entre la parole publique et le passage à l'acte, tel n'est pas le cas aux États-Unis. Quand bien même ces entreprises prendraient des engagements forts en matière de modération interne des contenus, c'est bien la loi qui doit s'appliquer. De la même manière, il convient de distinguer les notions de vie personnelle et de « privacy ».
Considérons les problématiques liées au droit d'auteur. Nous avons harmonisé les droits nationaux en la matière. Aux États-Unis, l'industrie d'Hollywood est très puissante et dans ce domaine, les GAFA prennent réellement au sérieux le droit d'auteur. Je citerai le cas d'un producteur américain qui avait notifié à YouTube que 100 000 vidéos portaient atteinte à ses droits. Dès le lendemain, elles avaient été retirées de la plateforme. Cela démontre bien que les droits sont respectés dès lors que des risques judiciaires sérieux sont encourus.
J'ai d'ailleurs pu le constater à l'occasion d'une affaire dont je m'occupais. Une personne avait vu son image utilisée pour créer un groupe Facebook insultant à son égard. Lorsque nous avons tenté d'argumenter en nous fondant sur l'injure pour obtenir la fermeture du compte, cela n'a eu aucun effet. En revanche, en remplissant le formulaire et en motivant notre demande par une violation du droit d'auteur, le groupe a pu aussitôt être fermé. Cet exemple doit nous convaincre qu'une réelle volonté associée à un risque de sanction porte ses fruits.
Je terminerai en évoquant les causes de cette situation. le courant porté par les libertariens constitue selon moi le cheval de Troie de l'industrie de la Silicon Valley. Comment se fait-il qu'entre l'industrie chinoise et les GAFA, nous ne soyons alertés que des problématiques possibles de la première et laissions les secondes prospérer ? Il me semble que cette différence dans notre perception découle justement des discours avant-gardistes sur la liberté mis en avant par les acteurs américains. Les mots et les concepts qui nous sont vendus ont paralysé la réflexion. Personne ne peut être opposé à la liberté. Toutefois, quand nous analysons leur comportement de plus près, nous ne pouvons que constater à quel point la réalité est éloignée de leurs grands discours, tant la guerre qu'ils mènent à l'encontre de leurs concurrents est rude.
La lecture de The New Digital Age d'Éric Schmidt et Jared Cohen est plaisante, au début - ils nous décrivent le nouveau monde de liberté qui s'ouvre -... jusqu'à ce que les auteurs expliquent qu'il faudra quand même tenir compte du référencement Google pour choisir un prénom à son enfant...
Je pense que notre action doit être menée au niveau de nos valeurs, notamment sur le plan juridique. Pour autant, nous devons prendre conscience que la situation actuelle est aussi une véritable guerre des mots.