Intervention de Bruno Sportisse

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 2 septembre 2019 à 15h40
Audition de M. Bruno Sportisse président-directeur général de l'inria

Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Inria :

La souveraineté numérique est un sujet clef pour l'autonomie stratégique de la France. Il y a quelques années, un investisseur connu de la Silicon Valley, Marc Andreessen, annonçait que le logiciel allait « dévorer le monde ». Aujourd'hui, nous y sommes : le logiciel dévore le monde, méthodiquement, dans tous les domaines de l'économie et de la société. Les algorithmes et les logiciels jouent un rôle critique dans l'accélération numérique. À cet égard, je formulerai trois remarques.

Premièrement, il faut analyser la situation nouvelle dans laquelle nous place l'intelligence artificielle. Cette dernière représente la forme aboutie de la déferlante numérique, très loin des représentations fantasmées. Elle repose sur la conjonction de masses de données, souvent privées, issues de plusieurs sources avec des puissances de calcul disponibles et des algorithmes plus ou moins éprouvés, déployés via des logiciels, permettant de les faire parler et, à des fins de prédiction, de les rendre intelligentes.

Or, dans tous les champs de la société et de l'économie, des acteurs savent que cette puissance prédictive peut, sous certaines conditions, améliorer significativement leur activité. Cette maturité est également un changement capital, et elle survient dans un contexte de démocratisation du numérique. Désormais, toutes les composantes de notre société, privées ou publiques, sont concernées.

La souveraineté numérique met donc en jeu notre souveraineté tout court. Elle n'est plus réductible à une affaire de spécialistes, à une question de « tuyaux » relevant de l'informatique de gestion, comme on pouvait encore le dire il y a cinq ans : ce temps est révolu. C'est à la fois une source de risques - des pans entiers de notre souveraineté peuvent être perdus - et une occasion à saisir pour redéfinir radicalement un grand nombre de sujets, qu'il s'agisse des verticaux économiques, de la santé, de l'agriculture, de la mobilité, de la gestion de nos villes et de l'action publique en général. Tous les acteurs existants sont susceptibles de s'approprier le numérique. Encore doivent-ils assimiler l'exigence stratégique, en reconnaissant que le numérique est, non à côté, mais au coeur de leur activité, et suivre les bonnes modalités opérationnelles, qui reposent sur l'accès aux talents, sur des investissements massifs en faveur de la prise de risques et sur une régulation fixant un cadre à la confiance et à l'innovation numérique sous contrôle.

Deuxièmement, plusieurs points clefs doivent être garantis pour renforcer la souveraineté numérique. Les trente dernières années l'ont montré : le numérique se développe d'abord dans des écosystèmes d'acteurs propices à l'apparition de champions. Imaginez que l'une des grandes plateformes numériques dominant le monde ait une base française : notre société s'approprierait le sujet de la souveraineté numérique d'une manière radicalement différente.

Ces écosystèmes sont fondés à la fois sur des talents entrepreneuriaux ayant accès à des investissements massifs, publics et privés, prêts à assumer le risque, sur des conditions de jeu fixées par l'État, favorisant la croissance des entreprises, et sur une capacité d'accès à des talents scientifiques, technologiques et entrepreneuriaux au sein de grands campus universitaires de rang mondial.

Dans ce cadre, l'État doit soutenir des infrastructures critiques et il faut probablement redéfinir la notion d'infrastructure. La puissance de calcul disponible, nécessaire pour ne pas dépendre des outils proposés par les grandes plateformes numériques, est une infrastructure ; les logiciels libres en sont une autre, et ils permettent des dynamiques d'ouverture du champ de l'innovation. Le développement d'internet a reposé sur des standards ouverts et l'Inria a joué un rôle clef à ce titre en défendant, à l'échelle européenne, le consortium mondial pour le web, ou W3C.

De vraies infrastructures se déploient autour du logiciel libre. L'Inria développe plusieurs projets à empreinte mondiale, comme la bibliothèque scikit-learn - bibliothèque d'apprentissage statistique en langage informatique Python -, boîte à outil technologique pour tous les ingénieurs, tous les acteurs qui veulent faire de l'intelligence artificielle, logiciel libre qui compte 500 000 à 1 million d'utilisateurs dans le monde. Citons encore le projet software heritage, projet de bibliothèque mondiale du logiciel, garantissant une traçabilité et participant, de ce fait, de la souveraineté numérique.

La commande publique innovante a toute son importance dans le développement des acteurs, témoin ce que fait l'agence Darpa aux États-Unis. Il faut également prendre en compte les conditions de régulation, pour ce qui concerne la confiance numérique, notamment pour la maîtrise des algorithmes. C'est tout l'enjeu actuel de l'intelligence artificielle. À ce titre, l'Inria mène le projet TransAlgo, relatif à la transparence des algorithmes. S'y ajoutent des programmes ad hoc, nationaux ou européens, pour diverses innovations. D'ici à quelques années, l'arrivée d'ordinateurs quantiques pourrait changer radicalement la donne, notamment en termes de sécurité numérique. Or, au-delà des volets matériels de ces technologies, les volets « logiciels » et « algorithmes » ont un rôle clef. Il faut dès à présent créer un écosystème autour du quantique.

Voilà pourquoi il faut revoir la notion d'infrastructure. Toute politique en faveur du numérique est d'ailleurs étroitement liée aux politiques en faveur de l'innovation et du financement de cette dernière.

De surcroît, la guerre du numérique est une guerre des talents, et les États doivent être en mesure de soutenir le développement de ces derniers en accompagnant leur prise de risque. Cet effort passe avant les grands plans, si séduisants et rassurants soient-ils. Si nous ne formons pas des talents de haut niveau dans le numérique, si nous ne leur offrons pas les perspectives nécessaires pour s'épanouir en France et y créer de la valeur, nous ne pourrons pas mener les prochaines batailles de la souveraineté numérique.

Dans ce contexte, le soutien à la recherche, à la formation et aux dynamiques d'innovations réelles propres au numérique me semble stratégique. La souveraineté numérique, c'est d'abord la capacité d'avoir des talents numériques à même de développer leur ambition en France.

Troisièmement et enfin, j'insisterai sur le rôle de l'Inria dans ce contexte. Cet institut a été créé il y a un peu plus de cinquante ans, dans le cadre du plan Calcul, afin de garantir une souveraineté numérique nationale. Il s'agit d'un établissement public à caractère scientifique et technologique, placé sous la double tutelle des ministères chargés de l'industrie et de la recherche et doté d'un budget annuel de l'ordre de 240 millions d'euros, dont 170 millions d'euros de subventions pour charges de service public.

L'originalité de l'Inria, c'est son modèle organisationnel. Il dénombre 200 petites unités mobiles, les équipes projet, réparties sur le territoire et relevant de huit centres de recherche en partenariat avec les universités et avec d'autres établissements, comme le CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Ces équipes sont créées pour quatre ans, sur la base de feuilles de route de recherche et d'innovation, d'où leur grande agilité. Dans ce cadre s'épanouit une recherche de rang mondial : c'est ce que vient de relever le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hceres). S'épanouissent également des partenariats industriels avec des leaders mondiaux, avec des leaders français, cependant que de petits projets innovants voient le jour sur l'initiative de start-up technologiques. Au total, en un peu plus de vingt ans, plus de 170 start-up ont été issues des travaux de l'Inria.

En résumé, l'Inria est l'institut du logiciel et des algorithmes, à la croisée des mathématiques et de l'informatique, et son action est de plus en plus interdisciplinaire. Un quart de nos équipes sont ainsi dédiées à l'application du numérique dans le domaine de la santé.

L'Inria est engagé dans la conclusion d'un nouveau contrat d'objectifs et de performance (COP) avec l'État pour 2019-2023. Le maître-mot de ce COP, qui devrait être finalisé en octobre prochain, c'est l'impact. En ce sens, l'Inria assume pleinement son statut d'outil public pour construire une souveraineté numérique au service de la transformation de notre société et de notre économie.

Pour ce qui concerne notre positionnement scientifique, notre priorité pour les années qui viennent, c'est la sécurité numérique, l'intelligence artificielle responsable et maîtrisée, le calcul haute performance et sa rencontre avec l'intelligence artificielle, la révolution quantique, et, de surcroît, le suivi de grands secteurs applicatifs comme la médecine personnalisée, laquelle est étroitement liée au développement du numérique, ou encore la maîtrise de l'énergie dans toutes ses composantes.

Pour ce qui concerne notre ambition d'impact économique, nous entendons renforcer nos liens avec le tissu industriel français, notamment numérique, avec Atos, Thales ou encore Dassault Systèmes, mais aussi avec le tissu des entreprises de taille intermédiaire (ETI). En parallèle, nous entendons accroître significativement le flux de projets innovants conçus par des start-up technologiques issues de nos équipes de recherche. C'est tout le sens de l'accord que nous venons de signer avec Bpifrance. Ainsi, nous prévoyons d'atteindre, dans cinq ans, un flux annuel d'une centaine de projets pour irriguer notre tissu industriel.

Pour l'appui aux politiques publiques, nous nous adaptons aux évolutions de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, fondées sur la création de campus universitaires de rang mondial. Par ailleurs, l'Inria s'est vu confier un rôle clef dans le plan Intelligence artificielle annoncé par le Président de la République en mars 2018, à la suite du rapport Villani. Non seulement notre institut joue son rôle d'opérateur de recherche, mais il est également coordonnateur de ce plan. Enfin, nos partenariats en matière de sécurité et de défense, avec des acteurs comme l'Anssi ou l'Agence de l'innovation de défense, sont absolument stratégiques.

Ainsi décliné, notre positionnement stratégique se fonde sur une conviction : l'Inria est un outil public pour participer à la construction et au renforcement, par la recherche et par l'innovation, de notre souveraineté numérique.

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