Le dispositif interministériel dont il s'agit couvrait précisément l'ensemble des éléments susceptibles d'être exploités. Politiquement, la maîtrise d'informations relatives aux habitudes ou aux goûts de nos concitoyens permet aujourd'hui d'envoyer tel ou tel message avantageant un candidat face aux autres. C'est sur ce point qu'il faut agir, en veillant au respect du cadre législatif : les informations personnelles ne sont pas à libre disposition. Elles ne peuvent donc pas être utilisées dans le cadre d'une campagne, comme on a pu le voir dans tel ou tel pays étranger. À terme, il faudra que ce dispositif gouvernemental, qui, par définition, n'est pas à même d'inspirer la confiance de tous les partis, de tous les candidats, soit aussi dépolitisé que possible : ainsi, il deviendra un guichet auquel chaque candidat pourra recourir.
J'en viens aux actions de prévention, que le ministère de l'intérieur déploie à plusieurs niveaux. Au titre de la sensibilisation comme de l'enquête, 8 600 policiers et gendarmes sont actuellement spécialisés sur ces sujets. J'ai la volonté de renforcer ces effectifs de 800 personnes d'ici à la fin du quinquennat. Ces agents assument toutes les missions, y compris judiciaires, que l'on connaît dans la chaîne d'engagement de la police et de la gendarmerie ; mais s'y ajoutent des missions de prévention. Il s'agit à la fois d'actions de haut niveau, qui peuvent être accompagnées par la DGSI - cette dernière est mobilisée pour les opérateurs d'importance vitale, et elle fait l'objet d'un plan de recrutement et de renforcement de 1 900 nouveaux effectifs, dont une partie sera consacrée à ces sujets.
De plus, conformément au plan d'action gouvernementale validé par le Président de la République, les préfets de région vont animer, sur l'ensemble de territoire, un travail de sensibilisation des acteurs, notamment des entreprises, et mettre à leur disposition les différentes ressources existantes.
À titre judiciaire, pour la phase d'instruction, un référent est aujourd'hui présent dans chaque zone pour sensibiliser les acteurs économiques. S'y ajoute un dispositif d'hypermobilisation dans la ruralité, avec la gendarmerie nationale : dans tel territoire, une entreprise de vingt salariés représente un enjeu majeur.
Enfin, la sensibilisation aux comportements est déployée en faveur de nos concitoyens, en lien avec l'éducation nationale. Il s'agit du « permis internet », qui a concerné 2 millions d'enfants et, plus largement, du travail d'éveil des consciences. L'éducation nationale est très mobilisée en la matière.
Monsieur Chaize, le secrétaire d'État au numérique est, certes, rattaché à Bercy ; mais ce nouveau positionnement n'a aucune conséquence sur le travail interministériel. L'animation horizontale se poursuit comme par le passé. De plus, la revue stratégique de cyberdéfense fournit un cadre de travail transversal. Elle est pilotée par le ministère des armées, qui agit de manière interministérielle. De son côté, l'Anssi a élaboré un guide d'hygiène informatique. Ce document est transversal et interministériel, à l'instar de la plateforme cybermalveillance.gouv.fr.
C'est à ces différents niveaux qu'il faut agir pour changer les comportements, dans le public comme dans le privé : menacer une grande banque française, c'est aussi porter atteinte à la souveraineté nationale, d'autant que les coûts en jeu sont très élevés. Il y a quelques années, le spectre des cyber-rançons était extrêmement large - on attaquait les particuliers en leur demandant 100 euros. Aujourd'hui, le spectre s'est fortement réduit - on attaque quelques grands groupes, mais on leur demande 150 millions d'euros.
Monsieur Gattolin, vous m'interrogez au sujet de la gestion de crise. Je ne peux pas vous en dire trop au sujet d'un éventuel blackout. Mais le ministère de l'intérieur dispose, comme les autres ministères, d'un plan de continuité d'activité. Outre les attaques, il faut se préparer au risque de panne du réseau numérique, notamment en région parisienne : nous avons demandé aux opérateurs de travailler sur ce point.
Je vous renvoie au travail que le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (Sgdsn) a consacré à ces gestions de crise. Il existe, en outre, un plan interministériel. Des exercices réguliers sont menés pour faire face aux risques d'attaques et le ministère de l'intérieur dispose de son propre système de contrôle interne. Le but, c'est de disposer d'une architecture de sécurité, y compris électronique.
En cas d'attaque ou de panne, nous devons nous préparer à la possibilité de travailler en mode dégradé : nous avons pris cette précaution tout récemment encore, à l'occasion du G7, et nous disposons, en la matière, de ressources expertes en interne.
Monsieur Chaize, vous évoquez aussi la loi dite - à tort ! - « anti-Huawei ». À l'époque où j'étais vice-président de la région PACA - il n'y a pas si longtemps -, j'ai pu visiter le siège de cette entreprise, à Shenzhen. Huawei s'apprêtait alors à produire des téléphones portables, il a acquis sur ce marché une position dominante. Aujourd'hui, cet opérateur applique une loi chinoise donnant aux autorités du pays des pouvoirs exorbitants par rapport à notre propre droit national, que j'ai précédemment évoqués. Nous voulons tout simplement fixer des critères de sécurité pour autoriser le déploiement d'équipements indépendants et, ce faisant, garantir notre souveraineté. Bref, nous ne contestons pas la place de qui que ce soit parmi les opérateurs privés, mais nous ne voulons pas non plus faire preuve de naïveté.
En l'occurrence, nous sommes face à un changement de modèle : la 3G a été développée sur le modèle européen, mais ce n'est pas le cas de la 5G. Bruno Le Maire vous apportera certainement des réponses plus complètes en la matière. Mais, j'y insiste, il ne faut pas laisser ce champ entier déserter l'Europe. Nous avons évoqué la portée extraterritoriale du droit américain. La véritable solution, c'est notamment d'avoir une monnaie européenne suffisamment puissante pour que les entreprises européennes puissent travailler à travers le monde sans utiliser le dollar. Il faut raisonner de la même manière au sujet du cloud et, plus largement, pour l'ensemble de nos outils.
Pour les personnes handicapées, nous voulons garantir les plus grandes facilités de vote, avec un site internet d'accès aux professions de foi , avec la possibilité d'être accompagné dans l'isoloir - ce que le président du bureau de vote peut autoriser - et avec les procurations, ou encore avec le déplacement à domicile de l'officier de police judiciaire. Nous étudions également de nouvelles techniques. Cela étant, nous n'envisageons pas la dématérialisation totale du vote pour les seules personnes souffrant de handicap visuel. Non seulement nous n'aurions sans doute pas les moyens d'imposer un tel dispositif à tous les bureaux de vote de France - il risque d'être extrêmement coûteux -, mais il faut éviter toute rupture d'égalité.
Au sujet des coopérations internationales, le risque d'impunité fait nécessairement l'objet de discussions. Certains criminels savent pertinemment choisir le pays à partir duquel ils émettent, afin de ne pas être inquiétés. J'ai pu m'en assurer une nouvelle fois en visitant la plateforme Pharos, pour ce qui concerne les contenus pédopornographiques.
Ces enjeux font l'objet d'échanges et de discussions, et nous allons avancer. Avec certains pays, nous pouvons travailler de manière satisfaisante, plusieurs exemples récents le prouvent. Je pense à l'atteinte frauduleuse qui a infecté 450 000 ordinateurs à travers le monde et au sujet de laquelle la gendarmerie nationale a publié une communication il y a quelques jours. Les investigations ont permis de localiser la source malveillante en Palestine et l'attaque a été neutralisée. En revanche, il ne me semble pas que l'individu en question ait été interpellé. On observe, à cet égard, la limite de notre système.
Avec certains pays, les coopérations sont parfaites ; avec d'autres, il est nettement plus compliqué d'agir. De surcroît, les opérations multiples peuvent impliquer trois, quatre, voire vingt-huit pays, à l'échelle de l'Union européenne. Face à une affaire massive d'escroquerie, nous avons abouti, en France, à 17 interpellations en flagrant délit, et à 95 interpellations partout dans le monde. Cela étant, de manière générale, les marges de progrès restent importantes.
Enfin, le ministère de l'intérieur travaille de manière tout à fait efficace avec le ministère de la justice. Depuis que je suis ministre de l'intérieur, je n'ai pour ainsi dire observé aucun dossier au titre duquel un obstacle a empêché notre bonne action mutuelle. Il peut y avoir des tensions, mais je considère cette fluidité à la fois comme une évidence et comme une exigence. Dans quelques jours, je présenterai ainsi un nouveau plan de lutte contre les stupéfiants. A ce titre, je défendrai le dispositif le plus interministériel possible, car il faut sortir de nos chapelles. Face à la cybercriminalité, nous avons, avec le ministère de la justice, une véritable proximité, que je qualifierai même de culturelle.
La réunion est close à 15 h 30.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est ouverte à 15 h 40.
Nous recevons M. Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria).
Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Sportisse prête serment.
L'Inria est l'un des principaux centres de recherche français dédiés aux sciences du numérique, de l'informatique et aux mathématiques, souvent à l'interface d'autres disciplines. Il compte environ 200 équipes de recherche, en général communes avec des partenaires académiques, qui impliquent plus de 3 000 scientifiques. En outre, il travaille avec de nombreuses entreprises et il a accompagné la création de plus de 160 start-up.
Par la position qu'il occupe, l'Inria est un acteur essentiel de la recherche dans le domaine des technologies de souveraineté nationale. Il participe notamment à la mission interministérielle relative à la blockchain, ou technologie de registres distribués, avec l'institut Mines-Télécom et le Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Cette mission rendra ses conclusions en novembre prochain. Elle a pour but de permettre à la France de jouer un rôle d'influence à l'échelle internationale dans ce domaine.
En outre, en matière de cybersécurité, l'Inria a développé avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) un étroit partenariat dont vous nous expliquerez l'ambition.
Pour l'ensemble de ces raisons, il nous a paru intéressant d'entendre votre conception de la souveraineté numérique et votre appréciation des politiques publiques menées en la matière.
La souveraineté numérique est un sujet clef pour l'autonomie stratégique de la France. Il y a quelques années, un investisseur connu de la Silicon Valley, Marc Andreessen, annonçait que le logiciel allait « dévorer le monde ». Aujourd'hui, nous y sommes : le logiciel dévore le monde, méthodiquement, dans tous les domaines de l'économie et de la société. Les algorithmes et les logiciels jouent un rôle critique dans l'accélération numérique. À cet égard, je formulerai trois remarques.
Premièrement, il faut analyser la situation nouvelle dans laquelle nous place l'intelligence artificielle. Cette dernière représente la forme aboutie de la déferlante numérique, très loin des représentations fantasmées. Elle repose sur la conjonction de masses de données, souvent privées, issues de plusieurs sources avec des puissances de calcul disponibles et des algorithmes plus ou moins éprouvés, déployés via des logiciels, permettant de les faire parler et, à des fins de prédiction, de les rendre intelligentes.
Or, dans tous les champs de la société et de l'économie, des acteurs savent que cette puissance prédictive peut, sous certaines conditions, améliorer significativement leur activité. Cette maturité est également un changement capital, et elle survient dans un contexte de démocratisation du numérique. Désormais, toutes les composantes de notre société, privées ou publiques, sont concernées.
La souveraineté numérique met donc en jeu notre souveraineté tout court. Elle n'est plus réductible à une affaire de spécialistes, à une question de « tuyaux » relevant de l'informatique de gestion, comme on pouvait encore le dire il y a cinq ans : ce temps est révolu. C'est à la fois une source de risques - des pans entiers de notre souveraineté peuvent être perdus - et une occasion à saisir pour redéfinir radicalement un grand nombre de sujets, qu'il s'agisse des verticaux économiques, de la santé, de l'agriculture, de la mobilité, de la gestion de nos villes et de l'action publique en général. Tous les acteurs existants sont susceptibles de s'approprier le numérique. Encore doivent-ils assimiler l'exigence stratégique, en reconnaissant que le numérique est, non à côté, mais au coeur de leur activité, et suivre les bonnes modalités opérationnelles, qui reposent sur l'accès aux talents, sur des investissements massifs en faveur de la prise de risques et sur une régulation fixant un cadre à la confiance et à l'innovation numérique sous contrôle.
Deuxièmement, plusieurs points clefs doivent être garantis pour renforcer la souveraineté numérique. Les trente dernières années l'ont montré : le numérique se développe d'abord dans des écosystèmes d'acteurs propices à l'apparition de champions. Imaginez que l'une des grandes plateformes numériques dominant le monde ait une base française : notre société s'approprierait le sujet de la souveraineté numérique d'une manière radicalement différente.
Ces écosystèmes sont fondés à la fois sur des talents entrepreneuriaux ayant accès à des investissements massifs, publics et privés, prêts à assumer le risque, sur des conditions de jeu fixées par l'État, favorisant la croissance des entreprises, et sur une capacité d'accès à des talents scientifiques, technologiques et entrepreneuriaux au sein de grands campus universitaires de rang mondial.
Dans ce cadre, l'État doit soutenir des infrastructures critiques et il faut probablement redéfinir la notion d'infrastructure. La puissance de calcul disponible, nécessaire pour ne pas dépendre des outils proposés par les grandes plateformes numériques, est une infrastructure ; les logiciels libres en sont une autre, et ils permettent des dynamiques d'ouverture du champ de l'innovation. Le développement d'internet a reposé sur des standards ouverts et l'Inria a joué un rôle clef à ce titre en défendant, à l'échelle européenne, le consortium mondial pour le web, ou W3C.
De vraies infrastructures se déploient autour du logiciel libre. L'Inria développe plusieurs projets à empreinte mondiale, comme la bibliothèque scikit-learn - bibliothèque d'apprentissage statistique en langage informatique Python -, boîte à outil technologique pour tous les ingénieurs, tous les acteurs qui veulent faire de l'intelligence artificielle, logiciel libre qui compte 500 000 à 1 million d'utilisateurs dans le monde. Citons encore le projet software heritage, projet de bibliothèque mondiale du logiciel, garantissant une traçabilité et participant, de ce fait, de la souveraineté numérique.
La commande publique innovante a toute son importance dans le développement des acteurs, témoin ce que fait l'agence Darpa aux États-Unis. Il faut également prendre en compte les conditions de régulation, pour ce qui concerne la confiance numérique, notamment pour la maîtrise des algorithmes. C'est tout l'enjeu actuel de l'intelligence artificielle. À ce titre, l'Inria mène le projet TransAlgo, relatif à la transparence des algorithmes. S'y ajoutent des programmes ad hoc, nationaux ou européens, pour diverses innovations. D'ici à quelques années, l'arrivée d'ordinateurs quantiques pourrait changer radicalement la donne, notamment en termes de sécurité numérique. Or, au-delà des volets matériels de ces technologies, les volets « logiciels » et « algorithmes » ont un rôle clef. Il faut dès à présent créer un écosystème autour du quantique.
Voilà pourquoi il faut revoir la notion d'infrastructure. Toute politique en faveur du numérique est d'ailleurs étroitement liée aux politiques en faveur de l'innovation et du financement de cette dernière.
De surcroît, la guerre du numérique est une guerre des talents, et les États doivent être en mesure de soutenir le développement de ces derniers en accompagnant leur prise de risque. Cet effort passe avant les grands plans, si séduisants et rassurants soient-ils. Si nous ne formons pas des talents de haut niveau dans le numérique, si nous ne leur offrons pas les perspectives nécessaires pour s'épanouir en France et y créer de la valeur, nous ne pourrons pas mener les prochaines batailles de la souveraineté numérique.
Dans ce contexte, le soutien à la recherche, à la formation et aux dynamiques d'innovations réelles propres au numérique me semble stratégique. La souveraineté numérique, c'est d'abord la capacité d'avoir des talents numériques à même de développer leur ambition en France.
Troisièmement et enfin, j'insisterai sur le rôle de l'Inria dans ce contexte. Cet institut a été créé il y a un peu plus de cinquante ans, dans le cadre du plan Calcul, afin de garantir une souveraineté numérique nationale. Il s'agit d'un établissement public à caractère scientifique et technologique, placé sous la double tutelle des ministères chargés de l'industrie et de la recherche et doté d'un budget annuel de l'ordre de 240 millions d'euros, dont 170 millions d'euros de subventions pour charges de service public.
L'originalité de l'Inria, c'est son modèle organisationnel. Il dénombre 200 petites unités mobiles, les équipes projet, réparties sur le territoire et relevant de huit centres de recherche en partenariat avec les universités et avec d'autres établissements, comme le CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Ces équipes sont créées pour quatre ans, sur la base de feuilles de route de recherche et d'innovation, d'où leur grande agilité. Dans ce cadre s'épanouit une recherche de rang mondial : c'est ce que vient de relever le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hceres). S'épanouissent également des partenariats industriels avec des leaders mondiaux, avec des leaders français, cependant que de petits projets innovants voient le jour sur l'initiative de start-up technologiques. Au total, en un peu plus de vingt ans, plus de 170 start-up ont été issues des travaux de l'Inria.
En résumé, l'Inria est l'institut du logiciel et des algorithmes, à la croisée des mathématiques et de l'informatique, et son action est de plus en plus interdisciplinaire. Un quart de nos équipes sont ainsi dédiées à l'application du numérique dans le domaine de la santé.
L'Inria est engagé dans la conclusion d'un nouveau contrat d'objectifs et de performance (COP) avec l'État pour 2019-2023. Le maître-mot de ce COP, qui devrait être finalisé en octobre prochain, c'est l'impact. En ce sens, l'Inria assume pleinement son statut d'outil public pour construire une souveraineté numérique au service de la transformation de notre société et de notre économie.
Pour ce qui concerne notre positionnement scientifique, notre priorité pour les années qui viennent, c'est la sécurité numérique, l'intelligence artificielle responsable et maîtrisée, le calcul haute performance et sa rencontre avec l'intelligence artificielle, la révolution quantique, et, de surcroît, le suivi de grands secteurs applicatifs comme la médecine personnalisée, laquelle est étroitement liée au développement du numérique, ou encore la maîtrise de l'énergie dans toutes ses composantes.
Pour ce qui concerne notre ambition d'impact économique, nous entendons renforcer nos liens avec le tissu industriel français, notamment numérique, avec Atos, Thales ou encore Dassault Systèmes, mais aussi avec le tissu des entreprises de taille intermédiaire (ETI). En parallèle, nous entendons accroître significativement le flux de projets innovants conçus par des start-up technologiques issues de nos équipes de recherche. C'est tout le sens de l'accord que nous venons de signer avec Bpifrance. Ainsi, nous prévoyons d'atteindre, dans cinq ans, un flux annuel d'une centaine de projets pour irriguer notre tissu industriel.
Pour l'appui aux politiques publiques, nous nous adaptons aux évolutions de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, fondées sur la création de campus universitaires de rang mondial. Par ailleurs, l'Inria s'est vu confier un rôle clef dans le plan Intelligence artificielle annoncé par le Président de la République en mars 2018, à la suite du rapport Villani. Non seulement notre institut joue son rôle d'opérateur de recherche, mais il est également coordonnateur de ce plan. Enfin, nos partenariats en matière de sécurité et de défense, avec des acteurs comme l'Anssi ou l'Agence de l'innovation de défense, sont absolument stratégiques.
Ainsi décliné, notre positionnement stratégique se fonde sur une conviction : l'Inria est un outil public pour participer à la construction et au renforcement, par la recherche et par l'innovation, de notre souveraineté numérique.
Selon vous, « le logiciel est une infrastructure ». Cette formule apporte une véritable valeur ajoutée à notre raisonnement. Mais, à ce sujet, jugez-vous irréversible l'appropriation d'internet par un petit nombre de grands opérateurs au comportement monopolistique, notamment dans le domaine des systèmes d'exploitation ? Dans quelles conditions les logiciels libres peuvent-ils reconquérir une part de marché significative ? D'ailleurs, seront-ils destinés à tous ou bien seront-ils réservés à la valeur ajoutée de ceux qui créent de l'activité et qui innovent ?
Votre expérience de la recherche et de l'industrie vous donne-t-elle le sentiment qu'il existe, à cet égard, des obstacles typiquement français ? Vous évoquez la question des talents : à ce titre, on pense aux problèmes de financement et aux effets de taille. Comment rivaliser avec les acteurs américains, qui sont de taille mondiale, qui disposent de financements en conséquence et qui peuvent s'offrir les talents dont ils ont besoin ? Au fond, dans ce monde ouvert, marqué par une certaine unité culturelle, où le brain drain doit marcher à fond, la lutte n'est-elle pas profondément déséquilibrée ? L'Europe en général et la France en particulier ne sont-elles pas structurellement mal outillées pour cette chasse aux talents ?
L'Inria considère-t-il que la France est suffisamment présente dans les instances de gouvernance et de normalisation des systèmes numériques mondiaux ? Nous avons été étonnés de voir certains organismes se retirer de cette gouvernance au motif qu'en définitive il ne s'y passait rien d'important. À ce sujet, quel est votre sentiment et quelle devrait être selon vous la politique de la France ? Dans le même esprit, comment soutenir les logiciels libres ? La commande publique, pour l'équipement des administrations, peut-elle être un levier d'action ? À l'inverse, ne risque-t-on pas de nourrir l'illusion d'un cloud national souverain ? Bref, quel doit être le jeu d'une grande puissance qui n'est pas, hélas ! la première en la matière - à savoir la nôtre ?
Enfin, en tant que représentants des territoires, nous sénateurs regardons avec une certaine inquiétude la métropolisation à l'oeuvre. L'Île-de-France n'a rien perdu de sa superbe, bien au contraire. Heureusement, quelques métropoles émergent en dehors d'elle, parce que l'industrie les a choisies comme points d'appui : ainsi de Toulouse ou de Bordeaux pour l'aéronautique. Mais, au-delà, nous avons le sentiment que les universités de province s'essoufflent un peu et sont désormais sur la défensive. Le ressentez-vous également ?
J'ai simplement mentionné la dynamique singulière des logiciels libres : mon discours n'était en aucun cas exclusif. Chaque année, une centaine de nouveaux logiciels sont reconnus par les équipes de l'Inria. Certains sont libres, d'autre non, car la création de valeur ne le permet pas. Sur ce sujet, il ne faut pas avoir de dogme dans un sens comme dans l'autre.
Cela étant, le monde du logiciel libre permet souvent aux acteurs économiques de recruter les talents dont ils ont besoin en puisant dans les communautés de développeurs. Il est important que les acteurs européens, notamment français, y prennent leur part.
Au sujet d'internet, la dynamique des standards ouverts peut être un levier d'action pour la France et pour l'Europe. Le web s'est précisément constitué sur la base de quelques standards ouverts, partagés par une communauté construite il y a plus de vingt ans, à savoir le W3C. Ce dernier repose sur quatre piliers, dont l'un est à Sophia Antipolis, où l'Inria a d'ailleurs l'un de ses centres régionaux. Je suis moi-même président de ce noeud européen du web. Cette dynamique de standards ouverts s'inscrit dans un cadre multilatéral et, si elle est renforcée, elle est de nature à ne pas tomber dans les biais que vous avez évoqués. En d'autres termes, les instances multilatérales existent déjà : il faut être capable de les faire vivre dans la durée en se gardant de toute naïveté.
Pour ce qui concerne l'articulation entre la recherche et l'industrie, la clef est la mobilité entre le monde académique et le monde de l'entreprise. Le secteur numérique s'y prête bien, et la loi Pacte est de nature à renforcer cette articulation dans la durée. À ce titre, pour ce qui concerne le numérique, je suis plutôt optimiste : il existe de nombreux exemples de mobilité réussie dans la durée, notamment en Amérique. De son côté, la France a des marges de progression.
En revanche, le brain drain est un grave sujet de préoccupation, qui impose de se pencher sur l'environnement de recherche offert à nos talents. C'est tout l'enjeu du projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche annoncé par le Premier ministre. Nos talents doivent rester durablement dans nos laboratoires pour créer de la valeur en France. Pourquoi, à trente-cinq ans, un chercheur de niveau mondial resterait-il en France, dans le secteur public, avec des conditions salariales significativement dégradées ? Les grands du numérique disposent de laboratoires de recherche menant des travaux tout aussi fondamentaux que nos laboratoires publics. En revanche, ainsi privatisée, l'action d'un chercheur ne sera peut-être plus à même de créer des emplois. Il est donc essentiel de garder ces chercheurs dans le secteur public, en lien avec l'industrie, car il faut sans cesse former de nouveaux jeunes. C'est l'enjeu du plan Intelligence artificielle et de la constitution d'instituts interdisciplinaires d'intelligence artificielle, les 3IA ; c'est l'enjeu de la programmation pluriannuelle ; et ce combat doit être mené dans la durée. Si le brain drain devient massif, s'il n'y a plus de talents, il n'y aura plus de souveraineté.
Vous évoquez les instances de gouvernance mondiale et la question de la standardisation. C'est un sujet clef, qui suppose une bonne coordination entre la recherche et l'industrie. Un nombre significatif de nos chercheurs est engagé dans des actions de standardisation, et l'un des volets du plan Intelligence artificielle y est consacré. Il s'agit à la fois d'un enjeu éthique et d'une question industrielle.
Selon vous, est-il possible de construire, dans cette démarche de gouvernance, une solidarité européenne durable ?
Il faut tenir compte de la diversité des acteurs et des situations. Chaque État s'emploie à tenir ses propres lignes industrielles. Avant tout, la France doit assurer une bonne coordination de l'ensemble de ses acteurs. Ces derniers sont tous de bonne volonté, mais il faut faire vivre la position française. Ensuite, en procédant par cercles concentriques, les positions européennes sont à construire selon les domaines. Pour l'intelligence artificielle, les efforts de coordination nationaux et européens sont engagés. En tant que Français et Européens, nous devons impérativement agir en ce sens.
Enfin, l'action de l'Inria est très largement décentralisée : six de nos huit centres de recherche sont situés en dehors de l'Île-de-France - Grenoble, Nancy, Lille, Bordeaux, Rennes et Nice -, et leur dynamique s'inscrit pleinement dans celle des grands campus universitaires où ils sont présents. Mais je ne peux parler que des centres de recherche où opère l'Inria.
La question des talents est essentielle, car la recherche en dépend ; et, en évoquant le plan Calcul, on mesure le chemin parcouru. Les questions d'ordre financier mises à part, éprouvez-vous, au sein des universités, des difficultés à former le vivier de chercheurs ? La suppression du sacro-saint bac S est-elle de nature à inspirer des inquiétudes quant à la qualité de nos étudiants en mathématique et en informatique ?
Votre question renvoie à un sujet plus large : l'attractivité des sciences et des technologies, qu'il faut développer assez tôt dans les parcours scolaires. L'Inria se préoccupe effectivement d'attirer de jeunes diplômés de l'enseignement supérieur. Il regroupe non seulement des chercheurs, mais aussi des développeurs de logiciels. Mais, avant tout, il faut donner aux jeunes l'envie de se tourner vers les sciences et les technologies, qu'il s'agisse du numérique ou d'autres domaines. Voilà pourquoi, dans la durée, nous menons des actions volontaristes en milieu scolaire de concert avec le ministère de l'éducation nationale.
Pour obtenir des financements en faveur de la recherche de la part du secteur privé, l'Inria élabore-t-il des partenariats avec telle ou telle entreprise, française ou étrangère, travaillant notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle ? Dans l'affirmative, quels garde-fous placez-vous ou pourriez-vous concevoir pour éviter les « fuites » au profit d'entreprises pour qui la souveraineté numérique n'est pas nécessairement la priorité ?
Votre question est particulièrement pertinente au regard de notre action dans la durée. Il y a une quinzaine d'années, l'Inria a conclu un partenariat stratégique avec un grand acteur technologique extra-européen ; et, à l'époque, plusieurs de ses partenaires ont exprimé la crainte qu'une telle initiative ne porte atteinte à notre souveraineté numérique.
Bien au contraire, nous suivons en la matière une position constante : de telles actions sont le moyen de faire avancer notre pays, car il faut être au contact des meilleurs pour prendre part aux évolutions à l'oeuvre et attirer nous-mêmes des talents. La ligne de crête est étroite, mais c'est le seul chemin permettant d'avancer.
Cela étant dit, nous devons également être capables de travailler avec d'autres partenaires, notamment pour irriguer le tissu français des grandes entreprises et des ETI, afin de renforcer nos interactions avec l'industrie. Les « garde-fous », pour reprendre vos termes, relèvent de la gouvernance des partenariats. C'est à nous de définir quels sujets peuvent ou non faire l'objet de coopérations de cette nature.
Cette mécanique de partenariats maîtrisés avec le monde industriel doit relever d'une véritable stratégie. Elle ne doit pas obéir, avant tout, à une recherche de financements, ce qui est souvent un petit travers français. Pour sa part, l'Inria a toujours suivi une stratégie de l'impact. Ainsi, il serait essentiel de nouer des partenariats avec quelques acteurs économiques français permettant de diriger vers eux un flux massif de jeunes formés, sans pour autant développer un modèle économique - nous n'allons pas nous transformer en agence d'intérim. Cette initiative aurait sans doute un impact beaucoup plus fort pour le tissu économique français que la construction de partenariats fondés sur des enjeux de financements. Mais un tel effort exige d'affirmer que l'Inria est avant tout un outil au service de la souveraineté numérique.
Comment l'Inria appréhende-t-il l'impact des technologies dites de « blockchain » ?
Ce sujet suscite une grande attention, car il regroupe un très grand nombre de thématiques : sécurité numérique, cryptographie, systèmes distribués, articulation entre technologies numériques et monde du droit, etc.
À mon sens, un véritable écosystème français doit se constituer autour de la blockchain. La Caisse des dépôts et consignations a d'ores et déjà pris un certain nombre d'initiatives à propos des transactions. À présent, il faut consolider et regrouper les nombreux apports souhaitables en la matière et même travailler à l'échelle européenne.
La blockchain est souvent présentée comme une technique infalsifiable : peut-elle, ou non, être cassée ?
Malgré les promesses, certains exemples internationaux ont déjà prouvé que la blockchain pouvait être mise en échec ; aussi, l'enjeu relève au premier chef de la sécurité numérique. Il s'agit d'un véritable sujet de maîtrise technologique et il faut, à cette fin, mobiliser les acteurs.
La réunion est close à 16 h 30.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.