Cette proposition de résolution vise à « évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen », à « recueillir des éléments d'information sur les conditions dans lesquelles les services de l'État contrôlent l'application des règles relatives aux installations classées et prennent en charge les accidents qui y surviennent ainsi que leurs conséquences » et à « tirer les enseignements sur la prévention des risques technologiques ». Sa recevabilité juridique au regard de l'ordonnance de 1958 doit encore être examinée par la commission des lois, qui se réunira demain.
Un incendie s'est déclaré dans la nuit du 25 au 26 septembre dans l'enceinte de l'usine Lubrizol, située à proximité immédiate du centre-ville de Rouen. En raison de la nature des substances stockées sur le site - l'usine produit des additifs pour les lubrifiants industriels et pour l'essence et le carburant diesel - l'incendie a provoqué une fumée noire, dont nous avons tous en tête les images, et qui a, par la suite, causé d'importantes retombées de suie. Grâce à l'intervention des sapeurs-pompiers et des forces de l'ordre, le feu a été maîtrisé dans la journée du 26 septembre.
Cet accident a plongé la population dans un profond désarroi, d'autant plus important que les communications successives du Gouvernement et des services de l'État, à grand renfort de conférences de presse quotidiennes, ont pu donner le sentiment d'une information confuse et peu transparente.
La proposition de résolution vise donc à créer une commission d'enquête pour faire toute la lumière sur les modalités d'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences de cet accident.
Ces conséquences sont de plusieurs ordres. Il s'agit d'abord de dégâts environnementaux : les fumées ainsi que les retombées de suie ont sans doute pollué l'air, les sols et l'eau. Il s'agit également de dégâts sanitaires, car il est tout de même question de l'incendie de plus de 5 000 tonnes de produits chimiques, voire de 10 000 tonnes, puisque l'on apprend aujourd'hui qu'il y en avait autant dans l'usine voisine Normandie Logistique. D'une part, certaines sources rapportent que plusieurs des sapeurs-pompiers, policiers et gendarmes n'auraient pas disposé d'équipements de protection suffisants. D'autre part, de nombreux habitants se sont plaints de maux de tête ou de difficultés respiratoires après avoir inhalé les fumées. Pour être allé hier à Rouen, je confirme que l'on sent une odeur inhabituelle. Les conséquences sont enfin économiques pour le territoire et ses nombreuses activités, au premier rang desquelles l'agriculture.
Or, malgré les inquiétudes et la colère légitimes des habitants de la région, les informations diffusées par le Gouvernement et les différents services de l'État n'ont pas convaincu.
Plusieurs ministres se sont ainsi succédé à Rouen, dans l'espoir de rassurer. Le Premier ministre a indiqué que les odeurs étaient « gênantes », mais « pas nocives », précisant, par ailleurs, que les premières analyses de la qualité de l'air n'avaient pas mesuré de « toxicité aiguë de l'air », alors même que la ministre de la santé annonçait quelques jours plus tard que personne ne savait « ce que donnent ces produits mélangés quand ils brûlent » et que la liste des produits stockés dans l'usine n'avait pas encore été publiée. Dans le même temps, le préfet a pris des mesures conservatoires sur les productions agricoles environnantes et l'agence régionale de santé de Normandie invitait à éviter tout contact avec les suies.
Ces indications peu coordonnées, parfois contradictoires, loin de rassurer les populations, ont conduit à accroître la suspicion quant à la véracité et la crédibilité des informations communiquées par les services de l'État. Plusieurs milliers de personnes ont ainsi manifesté dans la ville de Rouen, notamment devant la préfecture, pour réclamer « la vérité sur l'incendie ». De nombreuses fausses informations ont en outre été diffusées sur les réseaux sociaux. À la catastrophe industrielle a donc succédé une cacophonie médiatique. Si le Gouvernement, ainsi que la préfecture, ont prôné la transparence - le Premier ministre a d'ailleurs évoqué devant le Sénat « l'engagement absolu du Gouvernement à la transparence » -, la communication autour de l'incident et de ses conséquences a été chaotique.
Concernant les fermetures d'écoles, par exemple, l'information des directeurs a été clairement défaillante : plusieurs d'entre eux, mais aussi de nombreux élèves, se sont présentés dans leurs établissements sans avoir été informés de leur fermeture. Quelques jours plus tard, la réouverture des écoles après leur nettoyage n'a pas mis fin aux inquiétudes des familles et des enseignants. Plusieurs d'entre eux ont d'ailleurs décidé d'exercer leur droit de retrait, estimant que les conditions sanitaires n'étaient pas réunies pour accueillir les élèves. L'information des élus a, elle aussi, été lacunaire. Plusieurs maires des communes proches ont été informés très tardivement par les services de l'État. Certains ont eu connaissance des faits par les médias ou les réseaux sociaux bien avant d'être contactés par la préfecture. Dans ces conditions, comment pouvaient-ils informer la population ? Enfin, la publication, plus d'une semaine après l'accident, de la liste des produits stockés dans les enceintes de l'usine, a créé un nouveau sentiment de confusion. Comment se satisfaire de documents totalement inexploitables pour le plus grand nombre d'entre eux ? Je parle ici de tableaux de plusieurs milliers de colonnes et de plusieurs centaines de fiches de sécurité portant chacune sur une substance...
Cette réflexion, visant à évaluer les modalités d'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences d'un tel événement, doit se doubler d'une enquête sur les règles relatives aux installations classées et sur leur contrôle par les services de l'État. Cela doit constituer un autre volet de réflexion de cette commission d'enquête. D'emblée, cet accident industriel, qui est l'un des pires que la France ait connus depuis l'explosion de l'usine AZF en 2001, pose la question de possibles insuffisances de ces règles et de leur contrôle par les services de l'État.
En l'espèce, le site de Lubrizol est classé « Seveso seuil haut », en référence à la directive européenne « Seveso 3 » de 2012, qui concerne la maîtrise des dangers liés aux accidents majeurs impliquant des substances dangereuses. Concrètement, les sites Seveso, et a fortiori les sites Seveso seuil haut, correspondent à des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) particulièrement sensibles en raison de la dangerosité des substances qui y sont utilisées pour l'homme et son environnement. Le fait, pour une installation, de relever de cette nomenclature, emporte plusieurs obligations, notamment la réalisation d'une étude de dangers présentant plusieurs scénarios d'accidents possibles, ou encore la mise à disposition d'informations à destination des riverains. À cela s'ajoute un outil créé par la loi de 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, à savoir les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) visant à limiter les effets d'accidents susceptibles de survenir dans de telles installations et approuvés par arrêté préfectoral.
Le cas de Lubrizol nous conduit, collectivement, à nous poser la question plus générale de la bonne application des règles relatives aux installations dangereuses - notamment celles qui sont proches de lieux d'habitation - et des conditions du contrôle de leur application par les services de l'État. En 2018, le ministère de la transition écologique et solidaire recensait 1 312 sites Seveso, dont 705 sites seuil haut. Plusieurs questions se posent. Une telle catastrophe pourrait-elle se produire sur un autre de ces sites ? Les règles actuelles sont-elles suffisantes pour assurer la protection de nos concitoyens et prévenir les risques ? Leur application est-elle correctement contrôlée par les services de l'État ? Ce cas précis nous conduit à nous interroger en outre sur la réduction du champ des projets soumis à évaluation environnementale, réduction souhaitée par le Gouvernement - nous interrogerons tout à l'heure la ministre sur ce point.
Au total, la création d'une commission d'enquête doit renforcer le cadre juridique et améliorer les dispositifs existants, afin d'assurer la protection des populations et la préservation de l'environnement.
Pour toutes ces raisons, l'ensemble des groupes politiques du Sénat a jugé indispensable la création d'une commission d'enquête. Celle-ci aurait deux objectifs principaux.
D'une part, il s'agit de questionner la gestion par les services de l'État des conséquences de cette catastrophe, qu'elles soient de nature environnementale, sanitaire ou économique. En réponse aux différentes lacunes identifiées en matière de transmission de l'information, nous devons nous poser la question de la manière dont ces accidents sont pris en charge par les services de l'État, pour en tirer des leçons pour l'avenir.
D'autre part, il est essentiel de faire la lumière sur les conditions dans lesquelles les services de l'État ont été en capacité de contrôler l'application des règles en vigueur en matière d'installations classées, ce qui sera l'occasion de questionner le cadre juridique existant et de renforcer la prévention de tels risques.