Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la Turquie a lancé, le 9 octobre dernier, l’opération « Source de paix » – c’est un paradoxe ! – dans le Kurdistan syrien. Ankara dit vouloir protéger sa frontière contre les terroristes.
Pourquoi un pays ami, membre de la coalition internationale contre Daech, également membre de l’OTAN, engage-t-il un conflit armé de manière unilatérale, sans le moindre accord officiel avec ses alliés ? Les motifs de l’opération ne sont peut-être pas encore totalement connus.
Ces dernières années, nous avons vu le comportement d’Ankara changer. Alors que le pays est membre de l’OTAN et candidat à l’adhésion à l’Union européenne, son dirigeant a tenu hier les propos suivants à l’occasion d’un discours : « Tout l’Occident s’est rangé aux côtés des terroristes et ils nous ont attaqués tous ensemble. Parmi eux les pays de l’OTAN, les pays de l’Union européenne. Tous. » Ce n’est pas parce qu’un djihadiste est français que tous les Français sont des terroristes : il en est de même pour les Kurdes !
Cette incursion dans une région kurde de Syrie risque de tourner au massacre. Une enquête de l’Office pour l’interdiction des armes chimiques a été ouverte vendredi dernier : du phosphore blanc aurait été utilisé contre les Kurdes.
Cette offensive est injustifiable parce qu’elle a lieu contre des alliés dans la lutte contre Daech. Les Occidentaux ont déployé des forces aériennes et des unités des forces spéciales, dont nous saluons l’engagement et le courage. Les Kurdes, soutenus par nos soldats, se sont courageusement battus contre Daech et ont largement contribué à sa défaite territoriale.
Bien sûr, les Kurdes se sont battus pour leur survie, comme l’a cyniquement rappelé le président Trump. Ils se sont battus aussi pour la survie de ceux qu’ils auraient pu abandonner, comme d’autres l’ont fait. Lorsque, en 2014, 50 000 Yézidis se sont trouvés piégés sur le mont Sinjar –plusieurs milliers d’entre eux furent massacrés ou convertis de force et réduits à l’esclavage par les djihadistes –, ce sont les forces kurdes qui ont permis leur évacuation. Les Kurdes se sont battus pour leur survie, certes, mais nous savons aussi ce que la sécurité de notre pays doit à leur engagement.
Cette offensive est injustifiable parce qu’elle vise ceux que la Turquie a déjà abandonnés sous les coups des djihadistes. Il faut se rappeler que, à la fin de l’année 2014, Daech assiégeait la ville kurde de Kobané, qui se trouve à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Durant le premier mois, la Turquie, pourtant membre de la coalition internationale engagée dans la lutte contre Daech, n’avait pas réagi. Pis, elle avait fermé sa frontière et empêché les forces kurdes de recevoir des secours, des renforts et des armes. À cette époque déjà, la Turquie avait tenté d’obtenir, en échange de l’ouverture de sa frontière, la création d’une zone tampon large de vingt kilomètres le long de sa frontière syrienne. L’offensive actuelle vise le même objectif, la largeur de la zone tampon étant portée à trente kilomètres.
La situation du Kurdistan syrien est complexe ; de nombreux acteurs y sont présents. La solution ne pourra être que politique. Le principe de l’intangibilité des frontières n’est pas absurde, mais celui de l’autodétermination des peuples non plus. Le Kurdistan, c’est de 40 millions à 50 millions de personnes réparties entre quatre pays. Pour rappel, la Syrie compte 20 millions d’habitants et l’Irak 40 millions.
Contre le régime de Saddam Hussein en 2003, contre Daech au Levant et, n’en déplaise aux propagateurs de fake news, y compris durant la Seconde Guerre mondiale, les Kurdes ont maintes fois prouvé qu’ils étaient des alliés efficaces, fiables et loyaux.
Nous ne souhaitons pas voir la Turquie s’éloigner de ses alliés. De même, nous ne souhaitons pas voir les États-Unis s’éloigner des leurs. La volte-face américaine est très surprenante. C’est un déchirement pour les militaires de lâcher les troupes kurdes aux côtés desquelles elles ont combattu. Le retrait américain entraîne celui des Occidentaux, faute de moyens. Voilà encore la preuve qu’il est urgent, pour l’Europe, d’atteindre l’autonomie stratégique.
L’Union européenne prend conscience qu’elle doit affronter cette situation sans l’appui des États-Unis, puisque Donald Trump poursuit la stratégie, engagée sous Barack Obama, de désengagement américain du Moyen-Orient.
L’Union européenne est aujourd’hui confrontée aux conséquences de ses erreurs, au premier rang desquelles la sous-traitance. Faute de trouver une solution pour ses ressortissants djihadistes, elle a sous-traité leur traitement judiciaire, devenant ainsi l’otage de ceux qui les détiennent et qui peuvent faire du chantage à leur libération ou à leur expulsion. C’est une erreur que ni les Russes ni les Américains n’ont commise, puisqu’ils ont, eux, rapatrié leurs ressortissants djihadistes.
Pour ne pas avoir à gérer elle-même ses frontières, l’Union européenne a sous-traité le contrôle des réfugiés à la Turquie. Ankara fait logiquement du chantage pour obtenir ce qu’elle veut de l’Europe. L’Europe, par absence de courage et de volonté politique, se retrouve maintenant otage d’acteurs qui ont assumé pour elle une part de ses responsabilités.
Ce n’est pas la première fois que les Européens se condamnent à l’impuissance. Lors de la crise géorgienne, de celle de l’Ukraine, des attaques chimiques en Syrie, à propos de l’accord sur le nucléaire iranien, l’Europe n’a pas su montrer sa puissance. La cause en est toujours la même : la désunion. La crise actuelle ne fait pas exception, les Européens sont profondément divisés, la Hongrie ayant ainsi apporté son soutien à Erdogan. Ce n’est pas la première fois non plus que les Kurdes sont abandonnés à leur sort.
La revue stratégique avait mis en évidence l’instabilité et l’insécurité qui caractérisent notre XXIe siècle. Nous y sommes, et ce dans bien des domaines !
Le président Erdogan a annoncé aujourd’hui que l’offensive reprendra « avec une plus grande détermination » faute d’un retrait kurde. Ce chantage est totalement inadmissible. Si l’Europe n’assume pas ses responsabilités, elle finira par tourner le dos à l’histoire de l’humanité, qui s’écrira sans elle.