Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, ce texte a au moins un mérite : celui d’ouvrir le débat. C’est même, pour ma part, le mérite essentiel que je lui reconnais.
Nous sommes dans une situation paradoxale : nous examinons une proposition de loi d’origine socialiste, dont sept des dix articles ont été supprimés. Il en reste trois, auxquels ont été ajoutées trois dispositions qui vont dans un sens un peu différent.
Évidemment, tel qu’il arrive en séance publique, ce texte est quelque peu bancal. À mon sens, il mérite avant tout un travail plus approfondi. Quant au texte initial, il posait problème en alourdissant une partie de la fiscalité. Or nous y sommes opposés, notamment pour ce qui concerne l’assurance vie. Votée récemment – en mai 2019 –, la loi Pacte favorise l’investissement en actions : ce n’est pas le moment de déstabiliser des dispositifs qui viennent d’être adoptés.
En outre, disons-le, cela ne dépend pas simplement des sénateurs à l’initiative de ce texte ou du rapporteur : la procédure de législation en commission n’a pas favorisé le travail. En effet, les mêmes sujets ont pu être divisés entre la commission et la séance publique.
Bref, dans son élaboration, cette proposition de loi est déjà, en soi, paradoxale ; mais elle l’est également par la situation qu’elle décrit. Les Français sont très rétifs à la fiscalité du patrimoine : cette dernière est mal vue et, il faut l’admettre, elle inspire un rejet. Selon une enquête du centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, le Crédoc, seuls 4 % des Français la considèrent comme justifiée ; 87 % des Français estiment quant à eux qu’elle devrait être allégée.
En même temps, ce rejet ne correspond pas nécessairement à la réalité de la situation. Ainsi, les Français héritent de plus en plus tard : 42 ans dans les années 1980, 50 ans aujourd’hui, 58 ans en 2050. Ce constat a été rappelé. J’ai moi-même pointé ce phénomène dans un rapport que j’ai eu l’honneur d’élaborer, au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, avec Nadia Sollogoub et Fabienne Keller.
Mes chers collègues, en ligne directe, le taux moyen d’imposition s’élève à 5 %, alors que les Français l’estiment à 10 % ou 20 %, selon les sondages. Moins d’un quart des successions donnent lieu à taxation en France ; seulement un tiers des Français déclarent avoir reçu plus de 5 000 euros par donation ou par héritage. De plus – les précédents orateurs l’ont également rappelé –, il est déjà possible de donner jusqu’à 400 000 euros sans payer de droits.
Ce texte élève le plafond de donation en franchise d’impôt, pour les grands-parents, à 1, 8 million d’euros tous les dix ans. Or, y compris à Paris, dont je suis élu, des grands-parents qui peuvent donner 1, 8 million d’euros tous les dix ans à leurs petits-enfants, ça ne court pas les rues ! On est quand même un peu loin des préoccupations de la classe moyenne, sans parler des classes populaires.
Ce texte n’est donc pas à la hauteur de l’analyse qu’il pose des inégalités et ne répond pas à l’objectif que ses auteurs se donnent, celui d’améliorer l’équité fiscale et la justice sociale.
Le contenu d’un texte, normalement, doit être en adéquation avec son intitulé. Or l’intitulé est : « adapter la fiscalité du patrimoine aux enjeux démographiques, sociétaux et économiques ». C’est louable ! Ce sont de vraies questions : quelle est la bonne fiscalité du patrimoine en France au XXIe siècle ?
Mais ce texte ne prend pas en compte l’évolution des familles, leur composition, leur recomposition : on se marie puis on se remarie, une fois, deux fois, trois fois, sans parler d’éventuels compagnons qui, bien qu’ils aient participé à la vie de la famille, se retrouvent totalement exclus des possibilités de donation ou d’héritage. C’est un réel sujet ! Comment prendre en compte l’évolution des familles en France, depuis le code napoléonien ? Ce sujet n’est pas traité dans le texte.
D’autres évolutions ont trait à l’allongement de la durée de vie ; quel lien avec le financement de la dépendance ou avec la cohabitation des générations ? Nous avions eu des débats sur le viager ; il n’en reste rien dans ce texte. Or ces questions sont incontournables si l’on veut réellement prendre en compte les enjeux démographiques, économiques et sociétaux auxquels fait référence l’intitulé du texte.
Quid, également, des sujets d’équité territoriale, d’équité fiscale, d’équité sociale ?
Bref, il me semble que ce texte manque sa cible. Il manquait sa cible dans sa version initiale, puisqu’il alourdissait des dispositifs que nous ne voulons pas voir alourdir, par exemple le pacte Dutreil – c’est plutôt une bonne disposition : il faut favoriser la transmission d’entreprise – ou les dispositions existantes en matière d’assurance vie, qui nous semblent bonnes. En outre, il allégeait la fiscalité de façon très large, au-delà des classes moyennes, et y compris pour des classes très favorisées.
La commission et le rapporteur ont fait un excellent travail, mais qui n’aboutit pas à un point d’équilibre. Nous sommes arrivés, au fil de notre histoire, à un point d’équilibre. Certes, il est légitime, après tout, de vouloir modifier un équilibre, de vouloir le réformer. En l’occurrence, nous ne souhaitons pas modifier l’équilibre existant ; mais, en tout état de cause, ce n’est pas avec le texte dont nous discutons aujourd’hui que nous le modifierons dans le sens de la modernisation et de la justice – car c’est bien là la question posée.
L’équilibre peut être réformé ; à mon avis, il doit être maintenu – je partage la position du secrétaire d’État –, mais il peut être réformé. Cependant, le présent texte, tel qu’il est issu d’un double travail paradoxal, ne répond pas aux problèmes qu’il prétend résoudre. C’est pourquoi notre groupe votera contre.
Pour autant, ce débat a le mérite d’exister. Il faut sans doute le documenter davantage. Nous avons rédigé un rapport, au nom de la délégation à la prospective, sur l’avenir du pacte entre les générations, qui posait un certain nombre de questions ; il faut peut-être, notamment, permettre aux chercheurs d’avoir accès à des données de l’administration fiscale pour creuser le sujet des inégalités patrimoniales de façon plus approfondie.
Il faut aussi avoir une idée du coût. Ce qui manquait, en effet, dans l’approche retenue, c’était évidemment la question de l’équilibre en matière de finances publiques. Nous allons, dans quelques semaines, avoir le débat budgétaire ; que va-t-on nous dire ? « Attention aux déficits ! », « Attention à la maîtrise de la dette publique ! ». Or nous avons là un texte totalement déconnecté de ces enjeux – je le regrette.
Notre débat devra prendre en compte la diversité des situations. Le secrétaire d’État a d’ailleurs annoncé qu’un rapport allait être remis à l’issue d’un travail.
C’est dans cette voie-là que je nous engage à aller. Pour toutes les raisons que j’ai évoquées, nous ne voterons pas ce texte.