Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, permettez-moi de remercier d’ores et déjà la Haute Assemblée pour la prise de position qui se dessine à quelques instants du vote de la proposition de résolution.
Nous appelons comme vous au respect de la résolution 2254 de l’ONU, à une solution politique au conflit syrien, à une vigilance absolue à l’égard de la menace que constitue la résurgence du groupe État islamique, à un engagement résolu de la France dans toutes les enceintes et à une action humanitaire.
Depuis le 9 octobre, nous sommes confrontés à deux actes unilatéraux et concomitants : l’offensive lancée par la Turquie et le retrait des forces américaines, qui conduisent à une situation très grave. En effet, cette offensive est de nature à remettre en cause cinq années d’efforts contre Daech et à entraîner un relèvement considérablement du niveau de la menace terroriste en Europe et en France.
Aujourd’hui, 22 octobre, la trêve expirera dans quelques heures. Les forces pro-turques contrôlent un quadrilatère de 120 kilomètres de large et de 30 kilomètres de profondeur en territoire syrien. Les milices ont atteint la route M4, qui relie l’est à l’ouest du pays. Située à une trentaine de kilomètres de la frontière, elle est à présent coupée. Un certain nombre d’accrochages ont lieu dans d’autres secteurs.
La trêve est donc très fragile. Surtout, les États-Unis l’ont négociée sans réellement tracer de perspectives de désescalade pour la suite. Une conséquence de cette crise est que le régime syrien a repris pied dans un certain nombre d’endroits, avec l’appui des Russes. Les présidents turc et russe se rencontrent aujourd’hui à Sotchi.
On compte au moins 176 000 personnes déplacées. Des réfugiés risquent d’affluer au Kurdistan irakien et l’on ne peut que s’inquiéter pour la sécurité des camps et des prisons. Les forces démocratiques syriennes ont cherché à rassurer sur leur mobilisation pour garantir celle-ci, mais les plus grandes incertitudes demeurent pour l’avenir, et l’accélération du mouvement de retrait américain n’est pas rassurante de ce point de vue ! Le général Mazloum, s’exprimant au nom des forces démocratiques syriennes, a d’ailleurs annoncé qu’il se tiendrait désormais dans une posture uniquement défensive. Un coup a été porté à l’engagement de ces forces, qui avaient joué un rôle particulièrement important et offensif dans la traque des membres de Daech.
Je voudrais maintenant évoquer les conséquences stratégiques du retrait américain, qui conduit de facto à placer la Syrie sous l’influence complète de trois pays réunis dans le format dit d’Astana : la Russie, la Turquie et l’Iran. Certes, leurs visions de l’avenir de la Syrie sont très différentes, mais ils ont en commun l’ambition d’écarter les « Occidentaux » de la table des négociations. Comme le disait le président Cambon, cela constitue naturellement un tournant majeur dans le conflit syrien, mais pas seulement. Il conviendra d’en apprécier toutes les conséquences, y compris sur le plan politique.
J’évoquerai d’abord les enjeux sécuritaires. Daech a choisi de se reconstruire, après sa défaite territoriale, selon une organisation plus diffuse, plus clandestine, et va maintenant chercher à tirer parti du chaos. La fin du califat, obtenue après un combat très dur où les FDS se sont illustrées par leur bravoure et leur détermination aux côtés de la coalition, n’a pas permis d’éradiquer totalement Daech, dont des éléments sont entrés en clandestinité ou sont prisonniers dans les camps. La résurgence de Daech paraît tout à fait probable : un attentat a d’ailleurs eu lieu à Raqqa le 9 octobre dernier. Souvenez-vous, c’est de cette ville que sont venus les ordres de commettre les attentats qui ont meurtri notre pays en 2015. Voilà deux jours, une autre attaque s’est produite à Qamichli, où le drapeau de Daech a recommencé à flotter, même si ce ne fut que pour quelques heures.
Le président Retailleau a évoqué à juste titre l’impérieuse nécessité d’actualiser la stratégie avec la coalition. C’est la raison pour laquelle, comme vient de le rappeler Rémi Féraud, la France, par la voix de Jean-Yves Le Drian, a appelé à une réunion de la coalition le plus rapidement possible, dans les jours ou les semaines à venir.
On constate par ailleurs une dégradation de la situation humanitaire, avec 176 000 personnes jetées sur les routes de l’exode, dans un pays qui compte déjà 6, 6 millions de déplacés internes et 5 millions de réfugiés. En Syrie, plus de 50 % de la population est déjà réfugiée ou déplacée…
Les hôpitaux sont saturés et la situation pourrait également aboutir à la déstabilisation de la région autonome du Kurdistan irakien, qui se relève lui aussi de l’emprise de Daech. Concernant l’emploi du phosphore blanc évoqué par Joël Guerriau, je veux souligner que la lutte contre l’impunité concerne tout le monde : personne ne doit pouvoir en jouir ! Les forces qui ont conduit ce type d’actions doivent en répondre si elles sont avérées.
Les ONG présentes dans l’extrême nord-est de la Syrie sont obligées de suspendre leurs opérations. Nous avons réuni les ONG françaises le 14 octobre, avec notre centre de crise et de soutien. Nous nous retrouverons à nouveau demain, à 17 heures, pour envisager les voies et moyens en vue d’apporter une réponse humanitaire d’urgence, au titre de laquelle nous avons immédiatement débloqué 10 millions d’euros. Nous avions déjà mobilisé des aides pour contribuer à l’achat de tentes, de nourriture et d’eau. Le gouvernement de la région du Kurdistan irakien nous a fait part de ses inquiétudes face à la perspective de l’afflux de réfugiés, dont le nombre pourrait atteindre 250 000 personnes selon les prévisions maximales.
On voit la Turquie tenter d’exercer une sorte de chantage. J’ai évoqué les conséquences migratoires que pourraient avoir les prises de position européennes. Cette manière d’instrumentaliser le malheur des gens est pour nous inacceptable. Je le dis très clairement, nous ne céderons pas à ce chantage.
J’évoquerai enfin l’enjeu de la stabilité régionale. Cette offensive nous éloigne, hélas, d’une solution politique à la crise syrienne, dont dépendent pourtant à la fois notre sécurité, l’avenir du pays et la sécurité de ses voisins.
Le condominium que cherchent à établir les trois pays du format d’Astana ne permettra pas de stabiliser le pays et il continuera d’alimenter le ressentiment des Syriens envers son propre régime, dont un certain nombre de crimes sont tout à fait documentés. Le fameux César a transmis à cet égard des éléments très précis. La lutte contre l’impunité doit être menée. Cela explique l’impossibilité d’un rétablissement ou d’une normalisation des relations avec le régime en l’absence d’un processus politique viable.
Ce régime continue aujourd’hui la mise en œuvre de la solution militaire dans un certain nombre d’endroits, dont le Nord-Ouest, et poursuit la répression contre son propre peuple : ce n’est pas acceptable. C’est pourquoi le Président de la République a dit clairement, en janvier 2018, que « la perspective de normalisation ou de banalisation de la situation ne serait pas responsable ».
Devant cette situation, qu’a-t-on fait, que peut-on faire ? a demandé M. Cazeau. Nous sommes naturellement animés par une complète détermination. La France se montre parmi les pays les plus actifs sur le plan de la diplomatie. La séquence européenne de la semaine passée a permis de mobiliser rapidement et efficacement nos partenaires européens, ce qui n’était pas gagné au départ, car un certain nombre de divergences s’expriment quant à la relation avec la Turquie. Néanmoins, les conclusions du Conseil européen ont endossé et renforcé celles du conseil Affaires étrangères du 14 octobre. Au sujet des nécessaires sanctions évoquées par M. Kanner, il y a encore un gros travail de persuasion à faire auprès de certains États membres pour parvenir à la prise de ce type de mesures, mais la France est résolument à l’initiative.
Monsieur le président Retailleau, vous avez parlé de gestes symboliques. Nous avons convoqué l’ambassadeur turc et annulé toutes les réunions ministérielles bilatérales qui étaient programmées.
S’agissant de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, le Président de la République a clairement exclu, dès 2018, toute avancée en la matière. D’ailleurs, lors du Conseil européen qui vient de se tenir, c’est bien la France qui, sur le sujet de l’élargissement, a mis les pieds dans le plat ! En effet, un certain nombre d’États voulaient que le processus d’élargissement se poursuive comme auparavant, dans une sorte de routine. Or il est impératif que nous réformions l’Union européenne avant de pouvoir engager cette étape.
Je note que de nombreux orateurs ont évoqué la nécessité de mettre en place une autonomie stratégique et de défense européenne. La France s’y est attelée. Le discours de la Sorbonne du Président de la République a montré la voie. Peut-être moquait-on, il y a quelques mois encore, l’absence de résultats, mais je constate que, en matière de défense européenne et de culture stratégique commune, énormément a été fait en dix-huit mois. Le premier pas auquel nous appelait le sénateur Cazabonne pour commencer ce voyage de mille lieues a bien été fait par la France. Espérons que, après la pose des fondations, les murs vont pouvoir se monter et que l’autonomie stratégique de l’Union européenne prendra corps.
Dans ce contexte mondial difficile et incertain, la France et l’Union européenne doivent être des puissances d’équilibre. Nous ne pouvons nous satisfaire d’être les vassaux des États-Unis ou de la Chine. Finalement, nous ne sommes pas des alignés. Il est important de pouvoir continuer à parler à tout le monde. La France, puissance d’équilibre, entend bien le faire. C’est ainsi que, dès le mois d’août, nous avons rehaussé notre dialogue avec la Russie, qui est désormais constant. D’ailleurs, le Président de la République s’est entretenu hier avec le président Poutine de la situation tant en Syrie qu’en Ukraine. Nous allons continuer à nous mobiliser dans toutes les enceintes internationales. Le Conseil de sécurité, évoqué par MM. Féraud et Laurent, continuera d’être saisi. Il l’a été le 10 octobre dernier. Chaque semaine, nous demanderons que la situation en Syrie y soit évoquée.
Voilà, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, les éléments de réponse que je souhaitais apporter à vos contributions. Les événements qui se déroulent actuellement dans le nord-est de la Syrie ne nous laisseront pas indemnes. J’espère qu’ils dessilleront les yeux d’un certain nombre de nos partenaires européens, un peu frileux en matière de défense européenne et d’affirmation de notre autonomie stratégique. Il ne fait nul doute que le témoignage apporté par tous les groupes de la Haute Assemblée sera entendu bien au-delà de cet hémicycle et atteindra le nord-est de la Syrie et ses populations martyrisées.