Intervention de Hubert Védrine

Groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne — Réunion du 11 janvier 2017 à 8h35
Audition M. Hubert Védrine ancien ministre des affaires étrangères

Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères :

Non, même si on ne peut rien prévoir. Les Britanniques pourraient prétexter que la situation a changé et que le Parlement est important... Mais ce ne serait qu'en 2018 plutôt qu'en 2017. De l'autre côté, certains Européens ont une position très dure voire punitive - les Français, les Allemands ou Michel Barnier et Guy Verhofstadt - mais ce ne sera peut-être plus la ligne dominante en Europe l'année prochaine, notamment après les élections allemandes, pour éviter de se priver de la Grande-Bretagne. Les cartes peuvent être redistribuées en 2018. Certains experts prétendent que Theresa May l'espère au fond d'elle-même... Il faut négocier les avantages que les Britanniques souhaitent garder, et savoir jusqu'où l'Europe est exigeante, car nous aurons a minima des relations de voisinage avec leur pays. Je n'étudie pas chaque jour à la loupe les déclarations de chacun, dues à leurs positions contraintes. Attendons les élections françaises et allemandes.

Le Brexit est le signe d'un malaise plus large car les peuples décrochent depuis longtemps du projet européen. Je l'avais déjà constaté comme secrétaire général de l'Élysée au moment du référendum sur le traité de Maastricht, en 1992 : « l'Europe de la paix », cela ne fonctionnait déjà plus, non plus que de stigmatiser ceux qui s'y opposaient. Malgré l'engagement de très nombreux dirigeants, n'oublions pas que le référendum n'a été voté en France qu'à un point d'écart ; la tentation était déjà grande de choisir autre chose... Rappelez-vous aussi le rejet de la « Constitution » européenne en 2005 par la France et surtout par les Pays-Bas, habituellement europhiles. Selon Gerhard Schröder, un référendum en Allemagne à cette époque aurait été rejeté car les Länder ne supportaient plus le grignotage de leurs prérogatives par la Commission. Les élus étaient conscients de ce décrochage au moment du sommet de Laeken, dont je cite les conclusions et les préconisations à la fin de mon essai. Mais personne n'en a tenu compte.

Je distinguerai plusieurs types de décrocheurs : d'abord les vrais antieuropéens, qualifiés à tort d'« eurosceptiques » par la presse, dont font partie l'extrême gauche, Marine Le Pen ou les électeurs en faveur du Brexit, déterminés à couper les ponts, et qui sont plus ou moins nombreux selon les pays ; ensuite, les simples sceptiques qui ne s'y retrouvent plus ; puis les déçus de l'Europe ayant cru aux annonces enthousiastes d'une Europe des citoyens, d'une Europe sociale ou de la défense, qui ne se concrétise pas ; enfin, les allergiques à l'Europe. Jean-Claude Juncker a eu le courage d'avouer que l'Union a eu tort de réglementer à outrance depuis l'Acte unique. Cette bureaucratie a transformé des électeurs de centre-gauche et de centre-droit, théoriquement pro-européens, en allergiques à l'intégration européenne. Au total, les décrocheurs représentent une large majorité de la population, en témoignent les 60% d'abstention aux élections européennes.

Il y a deux ans, à l'ambassade d'Allemagne, Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt rappelaient qu'ils avaient espéré, en 1979, que l'élection au suffrage universel du Parlement européen soit un choc créant un état d'esprit européen, et avouaient leur échec. Comment améliorer le contrôle démocratique de l'Union européenne ? Selon Valéry Giscard d'Estaing, en renforçant le rôle des parlements nationaux...

Ce péril interne est bien plus important que les relations avec Vladimir Poutine, l'accueil des réfugiés, la conjoncture économique ou l'élection de Donald Trump. Ne mélangeons pas tout. Si les peuples européens ne suivent plus, l'existence de l'Union est menacée, même si je ne crois pas à sa disparition - Jean-Louis Bourlanges affirmait en plaisantant que les Européens n'avaient même plus la force de se séparer. Mais le système peut tourner dans le vide.

Un rendez-vous entre les Britanniques et une Union européenne qui aurait accepté de se réformer en 2018 serait idéal, mais il est impossible, politiquement et démocratiquement, d'attendre une clarification du Brexit, dont les rebondissements peuvent être interminables...

N'étant plus en fonctions, je suis libre de mes dires, que j'exprime dans différents médias comme Le Monde, Le Figaro, L'Opinion, le Frankfurter Allgemeine Zeitung et dans mon essai. Récupérer les antieuropéens est impossible, mais tous les autres décrocheurs peuvent être convaincus de nouveau, à condition d'envoyer un message clair aux peuples. Même Wolfgang Schäuble, Européen convaincu, dit qu'il est dangereux de ne jamais écouter les peuples. Faisons une pause, pédagogique et psychologique, pour écouter les peuples. Cette conférence refondatrice, comme celle de Messine, se déroulerait dans un premier temps sans les institutions européennes : les gouvernements déterminés reprendraient la main, et clarifieraient la situation en appliquant radicalement le principe de subsidiarité, invoqué par Jacques Delors et Jean-Claude Juncker - qui a arrêté plusieurs dizaines de textes en cours - afin d'arriver à un nouvel accord sur l'Europe de demain, supprimant l'usine à gaz s'occupant de tout en permanence, mais pas nécessairement en retirant des compétences. Une harmonisation par objectifs est préférable à une harmonisation ultra détaillée : définissons un objectif chiffré de réduction des produits dangereux dans les cinq ans plutôt que d'écrire 150 pages de directives dont dix sur les tondeuses à gazon - malgré la bureaucratie existante... Tel est mon plan : pause, conférence, subsidiarité et clarification. Je n'exclus pas ensuite un accord sur lequel tous les pays voteraient par référendum, mais ce serait absurde à l'heure actuelle. L'important, c'est le début du processus.

Les élites européistes doivent entendre les peuples qui demandent de conserver une certaine identité et une certaine souveraineté - idées selon eux affreuses, à rejeter absolument. Ayons le courage d'écouter pour répondre raisonnablement à ces demandes qui, sinon, prendront des formes extrêmes. Évitons de mépriser ces populations, et de croire que l'Europe dépassera les identités dans une sorte de magma général.

J'ai entendu plusieurs échos à mon livre - hormis les antieuropéens, qui n'ont pas eu de réaction. Les européistes fédéralistes n'apprécient pas du tout l'idée d'une pause, même si elle n'est pas globale - ayons un espace Schengen crédible et qui fonctionne bien, pour éviter le sentiment d'une Europe passoire. Ils continuent leurs promesses d'intégration en appelant de leurs voeux un ministre des finances de la zone euro. Ce n'est pas absurde technocratiquement, mais cela ne répond pas au décrochage politique et aux demandes populaires. De nombreuses personnalités politiques m'ont fait part de réactions intéressées, estimant que c'est risqué, mais qu'on ne peut pas continuer comme cela, à croire qu'Erasmus pour tous et autres projets irréalistes suffiront. C'est un enjeu démocratique : qui décide quoi, et à quel niveau ? C'est un débat au sein des pro-européens sur les modalités, le calendrier, les formules et le concept. J'ai répondu davantage sur l'avenir de l'Europe que sur le Brexit, faute d'avoir plus d'éléments que ceux dont vous disposez...

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