Groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne

Réunion du 11 janvier 2017 à 8h35

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • britannique
  • défense
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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

En ce début d'année, je vous adresse mes meilleurs voeux. Monsieur le ministre, merci d'être venu ce matin devant notre groupe de suivi mis en place à la demande du président Larcher, présidé par Jean-Pierre Raffarin - représenté aujourd'hui par Jean-Pierre Masseret - et moi-même. Ce groupe est à la fois chargé de suivre la procédure de retrait du Royaume-Uni - ce qui prendra un certain temps - et de formuler des propositions pour la refondation de l'Union européenne, avec une feuille de route plus ramassée, afin de les présenter à l'occasion de la célébration des soixante ans du traité de Rome en mars 2017.

Nous sentons une certaine confusion se développer au Royaume-Uni sur le Brexit. Que pensez-vous de la situation actuelle ? Quelles sont les conséquences prévisibles de ce retrait, que nombre d'entre nous regrettent ? Quelle doit être la position de l'Union européenne dans la négociation qui s'annonce ? Quelques articles de presse annoncent que cette procédure pourrait ne pas aller à son terme en raison de son coût - 60 milliards de livres sterling - et de sa complexité, avec le détricotage des traités commerciaux et internationaux à prévoir. Vous avez fait paraître un ouvrage intitulé Sauver l'Europe - tout un programme ! - et appelez à une nouvelle conférence sur le modèle de celle de Messine en 1955. Nous entendrons avec un grand intérêt vos analyses sur les voies envisageables pour relancer le projet européen qui en a bien besoin.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Masseret

Je vous adresse également tous mes voeux. Nous sommes très heureux de recevoir M. Védrine qui souligne souvent le décrochage des peuples du projet européen. Vous préconisez une conférence de Messine, un « message aux citoyens », une « pause » et une « refondation ». Qu'est-ce que cela signifie ? Comment l'articuler avec l'article 50 ? Faut-il évoquer la refondation de l'Union européenne sans attendre la fin des négociations du Brexit ?

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Je vous remercie de votre invitation. Il y a deux façons d'analyser le Brexit. Soit on le considère comme une sorte d'aberration britannique, pays qui a toujours eu un pied dans l'Union et un pied en dehors, et dû à la grande prise de risques de David Cameron, puis à une campagne mal menée par les partisans du maintien, et par les arguments efficaces mais irresponsables des opposants. Soit, et c'est mon opinion, il est l'expression caricaturale d'un malaise des peuples en Europe.

Soyons prudents dans nos analyses : personne ne sait quelles seront les positions de la Commission européenne, de la Grande-Bretagne et de l'Union européenne dans six mois à deux ans. Il est impossible de prévoir les élections à trois mois, en raison d'une insurrection électorale générale. Theresa May n'a pas le choix, elle est contrainte par les résultats du référendum. L'article 50 sera déclenché à un moment donné. Qu'adviendra-t-il après ? Personne n'en sait rien. Un engrenage vers la sortie est peut-être irrémédiable, mais l'inverse n'est pas exclu : les Britanniques pourraient considérer dans quelques temps que le mandat du peuple pour une sortie est infaisable, et envisager une nouvelle ligne.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Non, même si on ne peut rien prévoir. Les Britanniques pourraient prétexter que la situation a changé et que le Parlement est important... Mais ce ne serait qu'en 2018 plutôt qu'en 2017. De l'autre côté, certains Européens ont une position très dure voire punitive - les Français, les Allemands ou Michel Barnier et Guy Verhofstadt - mais ce ne sera peut-être plus la ligne dominante en Europe l'année prochaine, notamment après les élections allemandes, pour éviter de se priver de la Grande-Bretagne. Les cartes peuvent être redistribuées en 2018. Certains experts prétendent que Theresa May l'espère au fond d'elle-même... Il faut négocier les avantages que les Britanniques souhaitent garder, et savoir jusqu'où l'Europe est exigeante, car nous aurons a minima des relations de voisinage avec leur pays. Je n'étudie pas chaque jour à la loupe les déclarations de chacun, dues à leurs positions contraintes. Attendons les élections françaises et allemandes.

Le Brexit est le signe d'un malaise plus large car les peuples décrochent depuis longtemps du projet européen. Je l'avais déjà constaté comme secrétaire général de l'Élysée au moment du référendum sur le traité de Maastricht, en 1992 : « l'Europe de la paix », cela ne fonctionnait déjà plus, non plus que de stigmatiser ceux qui s'y opposaient. Malgré l'engagement de très nombreux dirigeants, n'oublions pas que le référendum n'a été voté en France qu'à un point d'écart ; la tentation était déjà grande de choisir autre chose... Rappelez-vous aussi le rejet de la « Constitution » européenne en 2005 par la France et surtout par les Pays-Bas, habituellement europhiles. Selon Gerhard Schröder, un référendum en Allemagne à cette époque aurait été rejeté car les Länder ne supportaient plus le grignotage de leurs prérogatives par la Commission. Les élus étaient conscients de ce décrochage au moment du sommet de Laeken, dont je cite les conclusions et les préconisations à la fin de mon essai. Mais personne n'en a tenu compte.

Je distinguerai plusieurs types de décrocheurs : d'abord les vrais antieuropéens, qualifiés à tort d'« eurosceptiques » par la presse, dont font partie l'extrême gauche, Marine Le Pen ou les électeurs en faveur du Brexit, déterminés à couper les ponts, et qui sont plus ou moins nombreux selon les pays ; ensuite, les simples sceptiques qui ne s'y retrouvent plus ; puis les déçus de l'Europe ayant cru aux annonces enthousiastes d'une Europe des citoyens, d'une Europe sociale ou de la défense, qui ne se concrétise pas ; enfin, les allergiques à l'Europe. Jean-Claude Juncker a eu le courage d'avouer que l'Union a eu tort de réglementer à outrance depuis l'Acte unique. Cette bureaucratie a transformé des électeurs de centre-gauche et de centre-droit, théoriquement pro-européens, en allergiques à l'intégration européenne. Au total, les décrocheurs représentent une large majorité de la population, en témoignent les 60% d'abstention aux élections européennes.

Il y a deux ans, à l'ambassade d'Allemagne, Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt rappelaient qu'ils avaient espéré, en 1979, que l'élection au suffrage universel du Parlement européen soit un choc créant un état d'esprit européen, et avouaient leur échec. Comment améliorer le contrôle démocratique de l'Union européenne ? Selon Valéry Giscard d'Estaing, en renforçant le rôle des parlements nationaux...

Ce péril interne est bien plus important que les relations avec Vladimir Poutine, l'accueil des réfugiés, la conjoncture économique ou l'élection de Donald Trump. Ne mélangeons pas tout. Si les peuples européens ne suivent plus, l'existence de l'Union est menacée, même si je ne crois pas à sa disparition - Jean-Louis Bourlanges affirmait en plaisantant que les Européens n'avaient même plus la force de se séparer. Mais le système peut tourner dans le vide.

Un rendez-vous entre les Britanniques et une Union européenne qui aurait accepté de se réformer en 2018 serait idéal, mais il est impossible, politiquement et démocratiquement, d'attendre une clarification du Brexit, dont les rebondissements peuvent être interminables...

N'étant plus en fonctions, je suis libre de mes dires, que j'exprime dans différents médias comme Le Monde, Le Figaro, L'Opinion, le Frankfurter Allgemeine Zeitung et dans mon essai. Récupérer les antieuropéens est impossible, mais tous les autres décrocheurs peuvent être convaincus de nouveau, à condition d'envoyer un message clair aux peuples. Même Wolfgang Schäuble, Européen convaincu, dit qu'il est dangereux de ne jamais écouter les peuples. Faisons une pause, pédagogique et psychologique, pour écouter les peuples. Cette conférence refondatrice, comme celle de Messine, se déroulerait dans un premier temps sans les institutions européennes : les gouvernements déterminés reprendraient la main, et clarifieraient la situation en appliquant radicalement le principe de subsidiarité, invoqué par Jacques Delors et Jean-Claude Juncker - qui a arrêté plusieurs dizaines de textes en cours - afin d'arriver à un nouvel accord sur l'Europe de demain, supprimant l'usine à gaz s'occupant de tout en permanence, mais pas nécessairement en retirant des compétences. Une harmonisation par objectifs est préférable à une harmonisation ultra détaillée : définissons un objectif chiffré de réduction des produits dangereux dans les cinq ans plutôt que d'écrire 150 pages de directives dont dix sur les tondeuses à gazon - malgré la bureaucratie existante... Tel est mon plan : pause, conférence, subsidiarité et clarification. Je n'exclus pas ensuite un accord sur lequel tous les pays voteraient par référendum, mais ce serait absurde à l'heure actuelle. L'important, c'est le début du processus.

Les élites européistes doivent entendre les peuples qui demandent de conserver une certaine identité et une certaine souveraineté - idées selon eux affreuses, à rejeter absolument. Ayons le courage d'écouter pour répondre raisonnablement à ces demandes qui, sinon, prendront des formes extrêmes. Évitons de mépriser ces populations, et de croire que l'Europe dépassera les identités dans une sorte de magma général.

J'ai entendu plusieurs échos à mon livre - hormis les antieuropéens, qui n'ont pas eu de réaction. Les européistes fédéralistes n'apprécient pas du tout l'idée d'une pause, même si elle n'est pas globale - ayons un espace Schengen crédible et qui fonctionne bien, pour éviter le sentiment d'une Europe passoire. Ils continuent leurs promesses d'intégration en appelant de leurs voeux un ministre des finances de la zone euro. Ce n'est pas absurde technocratiquement, mais cela ne répond pas au décrochage politique et aux demandes populaires. De nombreuses personnalités politiques m'ont fait part de réactions intéressées, estimant que c'est risqué, mais qu'on ne peut pas continuer comme cela, à croire qu'Erasmus pour tous et autres projets irréalistes suffiront. C'est un enjeu démocratique : qui décide quoi, et à quel niveau ? C'est un débat au sein des pro-européens sur les modalités, le calendrier, les formules et le concept. J'ai répondu davantage sur l'avenir de l'Europe que sur le Brexit, faute d'avoir plus d'éléments que ceux dont vous disposez...

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Les deux questions sont intimement liées. Plus on pourra refonder l'Europe et séduire les peuples, plus la marche arrière britannique pourrait s'enclencher.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Absolument.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Marie Bockel

Monsieur le ministre, c'est toujours un plaisir de se sentir un peu plus intelligent en vous écoutant sur ce sujet complexe ! Votre regard plus clair nous stimule. Il est nécessaire de reprendre cette affaire au niveau européen par rapport à une vision trop optimiste ou déconnectée de la réalité. Dans la future Europe, avec un retrait plus ou moins provisoire des Britanniques, nombreux sont ceux qui espèrent le retour du couple franco-allemand - avec tous les bémols qui s'imposent - et qui souhaitent que quelques grands États aient la force politique d'entraîner les autres dans une nouvelle démarche. Est-ce une chimère ? Nous en débattrons avec Wolfgang Schäuble lundi à Berlin. Certes, je ne suis pas objectif et je crois à l'importance de ce couple malgré les vicissitudes - c'est peut-être un acte de foi...

Debut de section - PermalienPhoto de Fabienne Keller

J'aimais beaucoup écouter vos chroniques radiophoniques. Dommage que cela soit terminé. Pouvez-vous nous parler du contrôle des frontières et de la libre circulation, points durs des partisans du leave ? Comment gérer cette exigence du peuple britannique, que ce soit dans le cadre de la sortie ou du maintien dans l'Union en 2018 ? Le Parlement Britannique, opposé à la sortie, a été contraint d'appliquer le choix du peuple, même si l'on est dans la plus vieille démocratie parlementaire européenne. Le maintien n'est-il pas un rêve français ou des 27 États-membres plutôt qu'un souhait des Britanniques ? Strasbourgeoise, je rêve qu'à l'instar d'une refondation de Schengen, on refonde l'Europe dite de Strasbourg sur la sécurité, la paix, les droits de l'homme et plutôt que sur la technostructure. Je salue le coup d'arrêt de M. Juncker au délire réglementaire - qui a perturbé fonctionnaires et même parlementaires européens - afin de redonner du sens à l'Union européenne. La protection pourrait être un socle.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Monsieur Bockel, je ne partage pas l'idée répandue à Paris qu'une sortie des Britanniques nous autoriserait des avancées qu'ils nous empêchaient de faire précédemment. Lorsque l'Union européenne a vraiment voulu faire quelque chose, les Britanniques se sont mis en dehors du processus, comme pour Schengen ou la zone euro. Lorsque l'Union n'a pas fait une chose, ce n'est pas de la faute des Britanniques. S'ils sortent, on se retrouvera face à nos désaccords internes. Le blocage est dû aux peuples et non aux « méchants » Britanniques.

Il n'y a plus de couple franco-allemand depuis la réunification - c'est un état de fait. Depuis dix à quinze ans, le discours de la refondation du couple franco-allemand n'a jamais totalement disparu en France, alors qu'il n'était plus évoqué que par M. Schäuble en Allemagne, qui estime qu'on ne prendra la France au sérieux que lorsqu'elle aura fait des réformes sérieuses. Si je comprends la nostalgie, vous ne verrez plus jamais de couples - au sens sentimental du terme - De Gaulle-Adenauer, Valéry Giscard d'Estaing-Helmut Schmidt ou Mitterrand-Kohl, d'une autre époque. Évoquer le terme de moteur serait plus adéquat. Il n'y a pas de solution de remplacement. L'Allemagne est gênée par son poids actuel, qui n'est pas dû à Mme Merkel : le père de la réunification est Mikhaïl Gorbatchev, celui de la force économique allemande Gerhard Schröder. Les Allemands seraient contents de trouver des partenaires de très haut niveau, mais non un couple. Même après cinquante ans de religion d'État sur l'amitié franco-allemande, ils restent des peuples différents. Une entente peut se reconstituer sur certains sujets. Je crois à la nécessité d'une entraide franco-allemande pour des projets efficaces, mais ce n'est pas si évident. Si on ne se remet pas à niveau par les réformes qu'ont réalisées tous les pays développés, les Allemands ne nous prendront pas au sérieux. C'est un objectif raisonnable, intéressant et utile.

Madame Keller, si le Royaume-Uni sort complètement de l'Union européenne, ce sera un pays tiers avec lequel les négociations seront difficiles, et qui n'est plus soumis à la libre circulation dans l'espace Schengen. Or paradoxalement, le peuple britannique souhaite un contrôle radical mais surtout par rapport aux migrations internes à l'Union européenne, et non aux réfugiés. Si les Britanniques restent dans l'Union, la libre circulation dépendra d'un éventuel accord en 2018-2019, à condition que l'Union propose des conditions différentes.

Oui, il faut respecter les peuples, mais c'est le Parlement britannique qui s'estime incarner la légitimité démocratique depuis toujours. En 2018, peut-être qu'il estimera qu'en dépit de son mandat de négociation exercé durant un an, la situation est inextricable. Il pourra reprendre la main si l'opinion publique britannique est rassurée et si l'Union se refonde. Je n'exclus pas totalement cette hypothèse...

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Cela suppose que l'Union européenne ait commencé à se refonder. Plus elle bougera, plus il sera possible pour le Royaume-Uni de se repositionner.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Certains Français préfèreraient un Brexit. Un environnement totalement nouveau est possible. Sur la surrèglementation, plusieurs anciens fédéralistes de l'époque de Jean Monnet m'ont indiqué que l'idée initiale était une commission extranationale, concentrée, politique, de très haut niveau, disant l'intérêt général, et non une commission supranationale qui sur-réglemente. Telle est la nuance entre les fédéralistes avant et après le marché unique...

Refonder l'Europe en matière de sécurité est une évidence. L'espace Schengen est une très bonne idée, mais il a été étendu à l'époque « Bisounours » de l'Europe, sans véritable contrôle des frontières extérieures, d'autant que de nouveaux élargissements étaient prévus. Nous n'avons pas harmonisé le droit d'asile ni établi de vraie cogestion des flux migratoires par quota de métiers, selon la situation économique en Europe. Il aurait fallu des gardes-frontières terrestres et maritimes. Certes, les ministres de l'intérieur ont réalisé d'énormes progrès depuis deux ans, insuffisants. L'Europe de la sécurité est une question sérieuse. Sur la protection, on voit l'échec des slogans européistes. François Mitterrand en avait débattu avec Jacques Pilhan lors de Maastricht : « une Europe forte nous protègera mieux » ; cette demande était déjà très puissante en 1992.

Je suis pour la paix mais attention : l'Europe n'a pas fait la paix, ce sont les Soviétiques à Stalingrad et les Américains en débarquant et en gagnant. Hitler était aussi européen que les autres.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Les vrais pères fondateurs sont Staline, par la menace, et Truman, par la réponse du plan Marshall, pour une coopération européenne.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Ce fut un très grand homme d'État mais pas pour la construction de l'Europe. L'Europe s'est construite sur les champs de bataille. Ensuite, par l'intelligence de construire l'Europe, à partir d'une paix froide, sans risque de guerre, comme un morceau d'espace continental à vocation économique et non de défense, organique et nouveau. C'est pourquoi les idées françaises ont échoué. Les Européens n'avaient aucune envie d'abandonner l'Alliance atlantique. Les idées françaises étaient jugées dangereuses, faisant double emploi avec l'OTAN. Airbus leur convient mais pas une force européenne servant à défendre l'Europe. Au mieux, une force intervenant à l'extérieur à la demande du Conseil de sécurité serait acceptable. Ne créons pas de nouvelles désillusions, mais soyons concrets ! Les dépenses de l'OTAN sont à 70 % financées par les États-Unis.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Nous sommes viscéralement attachés aux droits de l'homme, mais ce n'est pas notre mission de les imposer à l'extérieur. Doit-on être une puissance prosélyte ? L'Europe hésite entre considérer le monde tel qu'il est et à le convertir de force à nos « valeurs universelles ». Elle n'a pas cette capacité de les imposer aux autres. Voyez depuis la fin de l'URSS fin 1991 : nous avons souvent obtenu des effets contraires à ceux recherchés dans nos interventions extérieures. Soyons-y attentifs, même si le chapitre VII de la charte des Nations Unies nous autorise quelques interventions inévitables - j'en ai moi-même assumé quelques-unes.

Un objectif réconcilierait les élites européistes et les peuples : préserver le mode de vie à l'européenne. Il n'y a pas de différence insurmontable.

Debut de section - PermalienPhoto de Didier Marie

Au-delà des questions centrales du référendum, n'y a-t-il pas des différences d'appréciation insurmontables entre l'Union et la Grande-Bretagne sur la conception même de l'Europe ? L'Union a-t-elle vraiment intérêt à retenir la Grande-Bretagne ou à être ferme pour accélérer sa sortie ?

Je partage votre position sur le décrochage. Cela remonte à loin ; 1992 et 2005 en sont des exemples flagrants. Progressivement, les opinions publiques se détachent du projet européen. Comment marquer une pause rapidement ? Le calendrier s'étire avec des échéances électorales françaises, allemandes et peut-être italiennes. Le temps passe, le projet a du mal à se mettre en place.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Masseret

Comment se fait-il que quelque chose qui marche à un moment donné ne marche plus ? Comment expliquer ce dérapage ? Même si ce n'est pas l'Union européenne qui a fait la paix en Europe, dans les années 1965-1970, lorsque j'étudiais en faculté de droit, on présentait le projet européen comme fondé sur les trois piliers de paix, de sécurité et de progrès. Pourquoi ne sont-ils plus assurés ?

Quels sont les éléments constitutifs d'une identité européenne venant à l'appui de l'Union européenne ? Quels sont les éléments de souveraineté européenne qui pourraient s'ajouter au concept de souveraineté nationale sans l'amoindrir ?

Debut de section - PermalienPhoto de Gisèle Jourda

Je souhaitais poser la même question sur l'identité européenne. Pouvez-vous développer votre vision sur la défense européenne ? Il ne faut pas faire miroiter certaines choses, sous peine de créer de la déception. Mais ces deux dernières années, cela a engendré certains comportements. Grâce au rapport que j'avais écrit avec M. Bockel sur la garde nationale et les réserves citoyennes, je rencontre régulièrement des lycéens. Ils se sentent français, certains ont bénéficié d'Erasmus et se sentent aussi citoyens européens. Face aux menaces, ils attendent quelque chose de l'Europe. Il faudrait une garde nationale européenne pour cette identité européenne.

Ne faut-il pas adopter une politique de cercles concentriques, et bâtir une Europe nouvelle à partir d'une réflexion plus moderne, non entachée par les concepts du passé, en partenariat avec l'OTAN, et qui prendrait des formes différenciées ?

Debut de section - PermalienPhoto de Joëlle Garriaud-Maylam

Je sors d'une querelle de tweets car Emmanuel Macron parlait en anglais à Berlin...

Debut de section - PermalienPhoto de Joëlle Garriaud-Maylam

C'est dommage. N'aurait-on pas intérêt à relancer la francophonie au sein d'une Europe post-Brexit ?

Les expatriés ont l'impression d'être pris en otages. Un article du Financial Times, avant Noël, évoquait le blocage des transferts d'avoirs financiers hors de Grande-Bretagne des expatriés, français ou italiens...

Dans les années 1960, le plan Fouchet prévoyait une Europe de la défense. Tous les pays se réarment, et l'Europe a aussi progressé grâce à l'Europe franco-britannique de la défense. Nous devrions pousser une Europe de la sécurité, pour répondre à l'attente des peuples. Nous en avons besoin, de même que de lutte contre le terrorisme ; selon Bruxelles, seuls cinq pays donnent 90 % des informations...

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Comment voyez-vous les rapports entre l'Union européenne et, respectivement, la Russie et la Turquie ?

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Il faut distinguer sécurité et défense. Refonder un espace Schengen crédible et fonctionnel, ce n'est pas hors de portée, tandis qu'une Europe de la défense serait plus complexe.

Monsieur Marie, il n'y a pas d'un côté, la Grande-Bretagne et, de l'autre, les autres pays européens : ces autres pays ne sont pas unanimement d'accord entre eux ! Sinon on n'aurait pas un tel désarroi des peuples. La Cour de Karlsruhe considère que l'Allemagne doit arrêter tout abandon de souveraineté, et que le Parlement européen n'est pas assez représentatif des Allemands - alors qu'à chaque réforme, les Allemands ont gagné du terrain : nombre de parlementaires, droits de vote au Conseil... Il n'y a pas de vision homogène.

Les Britanniques ne nous ont pas empêchés de progresser et sont un partenaire sérieux pour la politique étrangère et de défense. Je le dis d'autant plus que j'ai joué un rôle dans l'accord de Saint-Malo : il place les progrès en matière de défense européenne sous l'égide de l'Alliance atlantique et, en échange, Tony Blair reconnaissait que l'Union avait vocation à développer une capacité de défense. Cet accord a conduit à celui de Lancaster House, très utile et important. Nous avons intérêt à conserver ce lien et cet accord.

La pause n'est pas une mise à l'arrêt mais l'écoute des peuples, au lieu de continuer à avancer coûte que coûte. C'est un arrêt momentané pour plus de réflexion et pour casser le bulldozer européen qui n'a pas de marche arrière, afin de rétablir la confiance.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les Européens ont confié la défense à l'Alliance atlantique. Les Américains sont repartis après la guerre mais, devant la menace de Staline, l'Europe a paniqué. Ils ont essayé le bricolage de l'Union de l'Europe occidentale (UEO), qui n'a rien donné, avant de demander le retour des Américains qui ont rétabli leur protection. Le Sénat américain ne voulait pas de l'Alliance atlantique avec son article 5 qui l'obligerait à aider un Etat attaqué, mais Truman a arbitré en faveur du traité de Washington. Les idées françaises étaient alors les plus ambitieuses. Le danger est réapparu avec la guerre de Corée, De Gaulle déclarant que l'armée rouge n'était qu'à deux étapes du Tour de France... L'Alliance ne reposant sur rien, la France a réclamé une organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Les États-Unis, échaudés par les deux guerres mondiales, ont accepté, à condition qu'ils contrôlent tout. L'OTAN a été créée avec un général en chef systématiquement américain.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Par la suite... À cette époque, Pierre Schwed était dans la maison d'Eisenhower. Désormais, on débat sur le partage le fardeau - à l'instar des déclarations agressives de Donald Trump. De Gaulle estimait qu'il fallait partager le fardeau mais aussi les décisions, ce que refusent les États-Unis. Ils financent à 70 % l'OTAN. À aucun moment, l'Union européenne n'a pris ses responsabilités pour augmenter son budget de défense et créer un pôle européen au sein de l'Alliance.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Certes. Une ouverture était possible durant le premier mandat de Barack Obama, fenêtre que nous avons ratée. Désormais, les provocations lors du troisième mandat de Vladimir Poutine incitent les pays est-européens à demander une défense dure, sous l'égide de l'OTAN. La France, prise au sérieux peut-être par l'égoïsme de M. Trump, voudrait que le budget de la défense atteigne 2 % du budget pour tous les pays. Ensuite, que fait-on ? Soit la défense européenne est un morceau de l'Alliance atlantique avec des décisions prises par les États-Unis ou leur général en chef de l'OTAN, soit il faudrait choisir un général en chef européen, mais issu de quel pays ? Si on arrive à créer une véritable force européenne, ce serait surtout pour des interventions extérieures. Mais qui la commanderait ? Qui déciderait d'entrer en guerre ? Près de trente pays ont délégué leur souveraineté monétaire ou les négociations commerciales, mais aucun traité n'a prévu le transfert de souveraineté pour des déclarations de guerre. Il faut se poser ces questions et aller plus loin, malgré la défiance et les inquiétudes face à MM. Trump et Poutine. Les Allemands s'y sont toujours refusés. La seule voie raisonnable est de créer un pôle européen de l'OTAN, contre l'avis du Pentagone, grâce à un petit nombre de pays européens ayant un budget de défense important. Aujourd'hui, l'armée française est immensément respectée par les États-Unis, remplaçant l'armée britannique qui ne se remet pas de ses interventions en Afghanistan et en Irak.

Madame Jourda, Erasmus a touché 5 millions d'Européens sur 500, cela n'est pas rien mais pas totalement représentatif... Et qui commanderait la garde européenne ? Les questions sont les mêmes.

L'Union européenne est à plusieurs cercles depuis longtemps, avec Schengen ou la zone euro. Tous ceux qui ont proposé un noyau dur - comme MM. Schäuble ou Balladur - n'ont jamais précisé qui il concernerait : personne ne veut être dans l'écorce molle ! L'idée tourne en vain depuis 25 ans. Certes, sur certains sujets, trois ou quatre pays arrivent à s'entendre, comme sur la position vis-à-vis de l'Iran : les membres du Conseil de sécurité et l'Allemagne se sont accordés. Cela pourrait être le noyau.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Si l'on s'en tient aux pays fondateurs, sans l'Espagne ni la Pologne, cela posera problème. Personne n'a la solution hormis une réponse pragmatique de rattachement à l'Alliance de quelques-uns.

Revenons aux vraies attentes des peuples pour éviter le décrochage. Certes, les peuples avaient assimilé Europe et paix, car ils avaient oublié l'Alliance. Si tout le monde intègre l'Alliance atlantique, il n'y a plus de risque de guerre ; ce n'est pas la conscience européenne qui nous a défendus. Mais la désintégration de la Yougoslavie était tout autre chose. La réponse est sémantique : le projet européen est une conséquence de l'organisation occidentale et du plan Marshall. Les États s'en sont emparés et ont créé un marché commun. Mitterrand, Kohl et Delors avaient fait tant d'annonces que l'échec de nombre d'entre eux a été trouvé désespérant. Désormais, l'Europe doit payer ses annonces de lendemains meilleurs et de raser gratis. Elle a également une dimension intrusive avec la surrèglementation, dans les moindres détails. Ainsi, un châtelain de Bourgogne s'est vu refuser l'accueil de 300 réfugiés au motif que les prises électriques n'étaient pas aux normes... À Laeken, il y a quinze ans, « certains ressentent même cette attitude comme une menace pour leur identité. » Refaisons l'historique des espérances placées dans l'Union européenne et analysons les décrochages comme des frustrations ou de l'impuissance.

Il y a aussi le mépris des élites. Les gens se braquent lorsqu'ils entendent des abus de langage. On ridiculise les égoïsmes nationaux mais on ne s'offusque pas que le maire de Marseille ne s'occupe pas de Paris ! Certes, cela ne doit pas être irréconciliable. Le langage est truffé de choses comme cela. À un moment, les minorités se coalisent.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Masseret

N'est-on pas capable de créer une identité européenne ou une souveraineté européenne qui s'ajouteraient aux identités et souverainetés nationales ?

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Ceux qui parlent d'abandon de souveraineté ont eu tort, il aurait fallu plutôt parler de délégation, de transfert - sous certaines conditions - de souveraineté ou d'exercice en commun de la souveraineté. Travaillons sur les mots, sans trop vouloir les définir - on avance en marchant.

Les sociétés européennes sont les meilleures dans l'histoire de l'humanité ; c'est évident à Brasilia, à Pékin et à Moscou. Nous devrions défendre notre attachement à un mode de vie commun, à l'européenne, qui doit être ressenti.

Debut de section - PermalienPhoto de Joëlle Garriaud-Maylam

Ne faudrait-il pas plutôt parler de citoyenneté européenne ?

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Il n'est pas choquant que les gens veuillent conserver leurs identités, leur souveraineté et leur sécurité.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Marie Bockel

Il y a aussi le défi de l'islam qui vient tout bousculer - même si ce n'est pas le sujet qui nous préoccupe aujourd'hui.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Inspirons-nous du roi du Maroc et de penseurs musulmans qui n'ont pas peur d'être traités d'islamophobes.

Et il est important de relire le plan Fouchet...

Debut de section - PermalienPhoto de Joëlle Garriaud-Maylam

le premier à évoquer une citoyenneté européenne !

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Mais surtout c'est un plan intergouvernemental, intelligent et moderne. Il y a quelques années, Mme Merkel avait prononcé un discours remarquable à Bruges voulant combiner les approches intergouvernementales et communautaires. Il avait été détesté par les européistes qui refusaient le compromis.

Depuis 25 ans, les Occidentaux ont été maladroits et ont accumulé erreurs et provocations envers la Russie. Nous n'échapperons pas à une remise à plat plus réaliste avec M. Poutine. La politique occidentale a échoué en Syrie.

Quant aux États-Unis, ce ne sont pas les discours de M. Trump qui sont les plus inquiétants, mais le silence des Européens. Si les États-Unis se retirent de l'accord sur le climat, l'Union doit continuer ; elle doit appliquer l'accord sur l'Iran ; elle doit avoir des rapports réalistes, tantôt dissuasifs, tantôt coopératifs, avec M. Poutine. Ce silence est préoccupant, y compris en ce qui concerne les relations commerciales entre la Chine et les États-Unis. Sinon nous serons des spectateurs.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Masseret

Les quatre années 1916-1920 ont été la matrice du XXe siècle, avec l'entrée en guerre des Américains, la révolution d'octobre et le congrès de Tours. Est-ce que les années 2016-2020 auront, selon vous, le même impact sur le XXIe siècle ?

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Pour moi, la fin de la Guerre froide en 1991 est la véritable césure. Depuis 1992, nous sommes dans le monde global, avec des convulsions variées- les États-Unis dominent, les émergents et la Chine croissent mais insuffisamment... Il n'y a ni communauté internationale, ni de gouvernance globale. Notre monde est semi instable, sans mer calme ni cyclone généralisé : on est en mer agitée à force 5 ou 6. Les États-Unis montent en puissance, le monde musulman convulse, le Moyen-Orient se désagrège, l'Europe est en pleine incertitude... Même si l'élection de M. Trump est comme l'apparition d'un éléphant dans un jeu de quilles, lors du traité de Versailles, des décisions ont été prises par Wilson, Lloyd George et Clemenceau. Même si MM. Trump, Poutine et Xi Jinping s'entendaient, ils ne pourraient imposer leur loi dans un Moyen-Orient en cours de désagrégation. Il ne pourrait y avoir de mécanisme d'alliance automatique. Dans cette instabilité durable, compliquée à prévoir et impossible à gérer, les Européens peuvent essayer de mener leur barque.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

On ne peut pas grand-chose, et on comprend peu de choses. Il faudrait développer un rapport de force.

Debut de section - Permalien
Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères

Nous nous sommes accordés pour Schengen, mais cela ne passera pas sous les fourches caudines turques ; les États-Unis refuseront toute mise à l'écart de la Turquie de l'OTAN. Nous disposons de très peu de leviers. Il faut être moins vulnérable au chantage turc tout en rétablissant les meilleures relations de partenariat avec ce pays.