Monsieur le président, monsieur le ministre, chers collègues, si nous avons demandé la tenue de ce débat, c’est parce que nous estimons que le Gouvernement distille continuellement le discours de la peur. Ce faisant, il court derrière l’illusion du tout-sécuritaire et met en péril l’équilibre entre libertés publiques et sécurité.
Dans ce monde dangereux, le plus grand péril est peut-être celui de la remise en cause de notre idéal de liberté, car ce monde est aussi celui où les progrès technologiques permettent un contrôle de chacun à chaque instant.
Mes chers collègues, cette liberté, pour s’exprimer, s’appuie sur l’État de droit, c’est-à-dire un État qui protège les individus face à l’arbitraire en soumettant la puissance publique à de puissants contrôles, notamment via la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice.
Dans ce cadre, un État de droit a, bien sûr, besoin de forces de l’ordre, et je tiens à rendre hommage à l’action des hommes et des femmes qui ont choisi de passer, voire de risquer, leur vie pour nous protéger ; je salue leur engagement, et je me range à leurs côtés quand, à l’instar de tant d’autres agents publics, ils hurlent leur désarroi face à leurs conditions de travail indignes.
Mais cela ne doit pas nous rendre aveugles au fait que nous assistons à l’institutionnalisation de la machine sécuritaire, au détricotage progressif de nos droits, au recul constant de la place du juge par rapport à celle du préfet. Oui, ce recul est constant ! Où en sommes-nous ?
Vous avez accepté l’assignation à résidence sans intervention d’un juge.
Quel bilan tirer de l’état d’urgence, qui, je le rappelle, a été instauré à un moment particulièrement grave pour notre société ?
Sur les 4 600 perquisitions qui ont été menées durant la période de l’état d’urgence, seules 20 étaient liées au terrorisme et 16 seulement relevaient d’actes d’apologie du terrorisme. L’état d’urgence a occasionné l’interdiction de 155 manifestations en dix-huit mois et a servi de cadre pour ordonner 639 interdictions individuelles de manifester.
Pourtant, alors même que, tirant ce bilan, nous avions démontré que l’état d’urgence n’était pas une réponse satisfaisante et posait de graves problèmes en termes de libertés publiques – par exemple, il a été largement démontré que les individus qui avaient été interdits de manifester n’avaient été, pour nombre d’entre eux, auteurs d’aucune violence –, le Gouvernement a fait en sorte, via la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, d’inscrire les principes de l’état d’urgence dans le droit commun.
Vous avez accepté le filtrage individuel des manifestants.
La loi dite « anticasseurs », promulguée cette année, prévoyait que l’autorité administrative pourrait interdire toute manifestation à une personne constituant une « menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ».
C’est accepter l’idée qu’il n’est pas nécessaire de passer à l’acte pour être coupable.
C’est accepter l’idée que le préfet prenne la place du juge – et nous touchons là aux fondamentaux !
Le Conseil constitutionnel a, fort heureusement, joué son rôle de garant et censuré ce dispositif. Avons-nous pour autant entendu ce rappel à l’ordre ? Je ne le pense pas.
Vous avez accepté que la doctrine française du maintien de l’ordre devienne celle de la lutte contre les violences urbaines et que notre gouvernement considère son propre peuple comme son adversaire.
Cela doit nous ouvrir les yeux sur les méthodes qui ont été employées depuis plus de vingt dans nos banlieues et qui, de fait, sont maintenant employées contre des manifestants de tout âge et de toutes origines sociales.
Or, ces méthodes, qui nous apparaissent aujourd’hui dans toute leur violence, comment avons-nous pu accepter qu’elles soient utilisées, normalisées, légitimées, dans des quartiers de France où, désormais, l’uniforme est parfois vécu comme une menace et non plus comme une protection ?
Il faut changer radicalement d’orientation et renouer les liens de notre police avec les Français.
Il ne s’agit pas là de céder à l’angélisme, mais de se rendre à l’évidence : la violence engendre la violence. Nous ne pouvons cautionner les pratiques qui entretiennent les discriminations. La Cour de cassation, en novembre 2016, a relevé le caractère abusif des contrôles d’identité discriminatoires et a condamné l’État pour faute lourde.
Ma collègue Michelle Meunier, élue de la Loire-Atlantique, peut témoigner de ce qui s’est déroulé sous nos yeux : comment certaines manifestations sportives ou culturelles ont servi de laboratoire de la contention, voire de la répression de la foule par les forces de l’ordre, la police finissant, à Nantes, par disperser la Fête de la musique par des mesures disproportionnées, qui ont conduit à la chute dans la Loire de quinze personnes et à la noyade tragique de Steve.
Vous avez accepté le dévoiement total de l’usage des lanceurs de balles de défense, qui blessent gravement et handicapent à vie. Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », vingt-cinq personnes ont perdu un œil, cinq une main.
Je voudrais ici saluer les journalistes, qui, mettant parfois en jeu leur propre intégrité physique, nous ont permis de mesurer les conséquences de cette conception du maintien de l’ordre par la répression systématique. Car qui contrôle les forces de l’ordre ? L’IGPN n’est pas indépendante, le parquet non plus, et le juge est trop peu souvent saisi.
Les experts en droits de l’homme de l’ONU ont fait part de leurs inquiétudes, relevant la mise en place d’une conception nouvelle de la pratique judiciaire, celle d’une société sans vrai procès. Sont pointés du doigt le nombre élevé d’interpellations, de gardes à vue et de fouilles, l’utilisation abusive de la comparution immédiate, des audiences de nuit et des gardes à vue sans qu’aucune infraction soit constatée ou sans qu’aucune condamnation soit prononcée après coup.
Malgré cela, nous offrons souvent de belles leçons de morale « à la française » à ceux qui nous alertent.