Je vous remercie de m'auditionner aujourd'hui. J'ai commencé à analyser la communication officielle des services de l'État chargés du dossier de l'incendie de l'usine Lubrizol à partir du moment où, assez rapidement, j'ai eu l'intuition que la transparence de l'information donnée au public depuis le jeudi 26 septembre, et promise par le Premier ministre, n'était pas totale, mais plutôt partielle. Cette insuffisante transparence s'est accompagnée à la fois d'une sous-évaluation de l'impact géographique de l'incendie et d'une imprécision quant aux mesures de précaution à appliquer.
En premier lieu, l'information de crise concernant les zones exposées a été insuffisante. Je ne reviens pas sur les conditions d'information et d'alerte des populations qui, de l'avis unanime, présentent des points d'amélioration évidents. Je voudrais en revanche revenir plus longuement sur les mesures de précaution communiquées au public : confinement dans un rayon de 500 mètres, blocage des accès routiers, fermeture des établissements scolaires dans une douzaine de communes, ainsi qu'un certain nombre d'autres consignes adressées au public via différents canaux, notamment les médias. Il a ainsi été conseillé d'éviter, dans l'agglomération de Rouen, « les déplacements non indispensables » : mais qu'est-ce qu'un déplacement non indispensable ? Se rendre sur son lieu de travail, à un rendez-vous médical ou à un stage de formation relève-t-il d'un déplacement non indispensable ? Il a également été conseillé de « ne pas s'exposer inutilement aux fumées » et de « rester à l'intérieur autant que possible » : quelle différence y a-t-il, pour le public, entre « rester à l'intérieur », « se mettre à l'abri » et « se confiner » ? Il s'agit d'expressions normalisées qui ne sont pas forcément transparentes pour le public. Un document mis en ligne sur le site de la préfecture entretient cette confusion en décrivant la mise à l'abri comme un confinement, alors qu'il s'agit de deux procédures distinctes.
L'étendue géographique concernée a également été imprécise. La référence à « l'agglomération rouennaise » est vague : s'agit-il de la commune ? De la rive gauche ? D'Elbeuf ? Des communes plus au nord ? De Barentin ? De Clères ? À Forges-les-Eaux ou à Saint-Saëns, doit-on se considérer hors de la zone concernée par le danger ? La préfecture a arrêté, dès le matin du jeudi 26 septembre, le périmètre du plan particulier d'intervention (PPI), limité à douze communes. Mais, très rapidement, celui-ci s'est révélé trop restreint au regard de l'étendue du nuage ; les services de l'État ont alors élargi la zone à protéger selon un axe sud-ouest nord-est qui correspondait à la trajectoire du vent. Les critères qui ont présidé à la définition de ce périmètre me semblent à la fois obscurs et critiquables : il était en effet prévisible que le nuage allait s'étendre au-delà des douze communes, comme l'a d'ailleurs bien montré l'arrêté du 28 septembre qui interdit la commercialisation des productions agricoles. Il était donc tout à fait possible que la pluie attendue en milieu de matinée allait faire retomber les substances véhiculées par le nuage sur l'ensemble de la zone couverte par le panache et non sur les seules douze communes visées par l'arrêté. En dehors de ce périmètre, qui concerne une centaine de communes, aucune mesure de précaution n'a été émise : les activités d'extérieur - jardinage, sport, chantier, cour de récréation - se sont poursuivies sans aucune mise en garde ! L'imprécision qui a présidé à l'édiction des mesures de précaution à suivre a conduit à des réactions extrêmement hétérogènes selon les personnes, les établissements ou les entreprises.
En second lieu, l'information a été à la fois confuse concernant les polluants et imprécise quant aux moyens de s'en protéger. Les premiers jours, les services de l'État ont concentré leur discours sur les suies déposées par la pluie. Ils ont insisté à plusieurs reprises sur le caractère visible de la pollution ; mais, en focalisant l'attention du public sur ces pollutions visibles, ils ne l'ont pas incité à prendre conscience d'un risque spécifique lié à la présence éventuelle d'éléments toxiques non visibles - hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dioxines ou métaux lourds. Les services de l'État n'ont pas non plus mis en garde le public sur le fait que les éventuelles particules fines qui pouvaient s'être déposées dans l'environnement, notamment là où aucun nettoyage n'avait été préconisé - toitures, chaussées, végétation -, étaient susceptibles d'être soit inhalées si elles étaient en suspension, soit remobilisées par le vent et déposées là où des nettoyages préalables avaient été effectués. Les services de l'État n'ont pas non plus précisé le temps ou la quantité d'eau de ruissellement nécessaires pour nettoyer naturellement les surfaces et pour que les polluants s'infiltrent dans les sols.
Mercredi 2 octobre, M. Raymond Cointe, directeur général de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), a annoncé que l'incendie avait probablement conduit à l'émission de dioxines potentiellement contaminantes soit par l'alimentation soit, notamment pour les jeunes enfants, par le fait de porter à la bouche des éléments contaminés. De ces deux constats - présence potentielle de dioxines et risque accru pour les enfants -, les responsables de l'agence régionale de santé (ARS) comme du rectorat n'ont tiré aucune conclusion et ont continué à insister sur les faibles teneurs attestées par les premiers résultats et à rappeler la consigne de précaution de nettoyage des suies, conformément au protocole de l'ARS publié le matin du vendredi 27 septembre.
Dans la soirée du 26 septembre, on apprenait que seuls les établissements scolaires des douze communes du périmètre initial seraient fermés le 27 afin de nettoyer les suies. Or ce périmètre aurait dû, à l'évidence, être bien plus large ! Pour les autres communes, le préfet a annoncé que les mesures à prendre étaient laissées à l'appréciation des maires. S'agissant des particules fines, aucune précaution particulière n'a été prise, les services de l'État laissant entendre que le nettoyage des suies était suffisant pour dépolluer l'environnement et indiquant à plusieurs reprises que, une fois les suies nettoyées, l'usage normal des espaces publics et privés - trottoirs, aires de jeu, espaces verts, jardins, équipements sportifs - pouvait reprendre, alors que l'on ignorait s'il y avait ou non des composés organiques volatils, des métaux lourds ou des dioxines. Aucune mesure de précaution particulière n'a été préconisée dans les premiers jours à l'adresse des personnes travaillant en plein air - jardiniers, travailleurs du bâtiment, couvreurs - ni concernant la pratique des activités extérieures, notamment pour les enfants, en dépit du risque souligné par le directeur général de l'Ineris. Les mesures de précaution à prendre ont été laissées à la libre appréciation de chacun. Le ton rassurant qui a accompagné la publication des résultats d'analyse et le caractère vague des mesures de précaution tranchent non seulement avec l'inquiétude d'une partie importante de la population, mais aussi avec l'avis d'un certain nombre d'experts qui ont préconisé, par exemple, de retirer ses chaussures quand on passe de l'extérieur à l'intérieur, de se laver les mains de façon préventive, de ne pas laisser les enfants fréquenter les espaces enherbés pendant plusieurs semaines ou pour les amateurs de champignons, de renoncer pendant quelques mois à leur cueillette dans la partie couverte par le panache. Une enquête de l'Union régionale des médecins libéraux menée auprès de 81 médecins révèle que 67 d'entre eux considèrent que les informations transmises au public ainsi qu'aux praticiens étaient insuffisantes.
En troisième lieu, les zones touchées par les risques liés à l'amiante ont été sous-évaluées. La toiture du bâtiment qui a brûlé le 26 septembre sur le site de l'usine Lubrizol contenait de l'amiante ; pendant plusieurs jours, les services de l'État ont postulé que les débris avaient brûlé sur place ou étaient restés sur site, sans envisager l'hypothèse d'une dispersion beaucoup plus large : les tests sur les fibres d'amiante présentes dans l'air ont donc été réalisés dans un rayon de 300 mètres puis de 800 mètres autour de l'usine. Les habitants du nord de l'agglomération ont pourtant rapidement retrouvé des fragments de fibrociment et en ont diffusé les photographies sur les réseaux sociaux. Or il a fallu attendre le vendredi 4 octobre pour que les services de l'État reconnaissent que neuf communes avaient potentiellement été touchées par des rejets d'amiante, dans un rayon de 7 à 8 kilomètres au nord-est de l'usine.
S'agissant enfin de la nature et de l'identité des entreprises impliquées dans l'incendie, nous savons désormais que deux entreprises ont été concernées par l'incendie : Lubrizol et Normandie Logistique. Mais l'implication de Normandie Logistique n'a été connue que tardivement. L'information la concernant est donnée, pour la première fois, par le directeur de l'entreprise Lubrizol, dans une interview à Paris Normandie, le lundi 30 septembre au matin. Lors du conseil métropolitain du lundi soir, M. Patrick Berg, directeur de la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), l'évoque de manière incidente à plusieurs reprises. Pendant plusieurs jours, les médias ont donc eu le plus grand mal à identifier l'implication de cette deuxième entreprise et ce n'est que le 4 octobre, une semaine après le début de l'incendie, qu'un premier article titre sur Normandie Logistique dans Normandie actu. Il faudra attendre le 14 octobre pour apprendre que, sur les 9 500 tonnes qui ont brûlé, 4 200 l'ont été sur le site de Normandie Logistique, soit 44 % de l'ensemble des produits brûlés !
L'évocation confuse de l'implication de cette entreprise pendant plusieurs jours a pu laisser croire que l'identification des responsables pourrait être relativement simple, alors que l'évaluation et la répartition des responsabilités vont vraisemblablement être beaucoup plus compliquées. Dans un contexte d'inquiétude et d'angoisse fortes, ce retard dans l'information a pu renforcer une certaine suspicion de la part du public.
En conclusion, la transparence ne s'improvise pas : elle exige de reconnaître qu'une situation d'accident peut entraîner des incertitudes. Celles-ci doivent être communiquées au public et méritent d'être assorties de mesures de précaution claires, pédagogiques et adaptées à l'étendue du danger potentiel et éventuellement de ce que l'on ignore, le temps de recouper les informations.