Premièrement, en ce qui me concerne, je pense qu'il y a une vérité dans le biologique ; sinon, l'écologie n'aurait plus de sens. Il y a une biologie dans la nature qu'on voudrait d'ailleurs respecter de plus en plus. Les agriculteurs le reconnaissent tous. Je me souviens d'une directrice de recherche de l'Institut national de recherche pour l'agriculture (INRA) qui m'expliquait son travail : au milieu de sa présentation apparaissait sur une diapositive un enfant noir ballonné extrêmement maigre et j'ai demandé à cette directrice de recherche pourquoi elle avait intégré cette photo à sa présentation ; elle m'a répondu avec une grande émotion que tout son travail sur la biologie servait justement à nourrir ces enfants. Il est donc indéniable qu'il y a une vérité dans le biologique.
Ensuite, pour l'être humain, on ne peut pas distinguer entre l'esprit d'un côté, qui serait l'amour, la volonté, etc., et le biologique de l'autre. Il me semble que nous sommes une unité indissociable d'esprit et de corps ; nous sommes un être d'esprit de condition corporelle dont la réalité la plus spirituelle s'exprime de façon corporelle. Il n'est pas possible d'exprimer du spirituel, c'est-à-dire les valeurs les plus nobles de l'esprit, sans que le biologique y participe - ce n'est pas possible. Et ces valeurs les plus nobles de l'esprit sont parfois suscitées par des réactions du biologique, parce que le biologique est touché, voire blessé. Je ne crois donc pas que l'on puisse formuler, en particulier sous les ors de la République, l'affirmation péremptoire, selon laquelle il n'y a pas de vérité dans le biologique. En tout cas, cette affirmation que je viens d'entendre de la bouche d'un sénateur doit faire tressaillir beaucoup de philosophes. Je pense que c'est une vue de l'esprit de vouloir opérer cette distinction.
Deuxièmement, au sujet de la loi, je comprends l'idée d'une morale individuelle qui ne pourrait pas s'imposer à tous, mais je ferai deux distinctions.
J'ai parlé de sagesse pratique. Quand on lit Cicéron, on voit bien que ceux qui ont le plus besoin de cette sagesse pratique, donc des philosophes et des sages, ce sont précisément les gouvernants. Je crois qu'il ne s'agit pas de partir de sa morale individuelle, mais plutôt de ce besoin d'une sagesse pratique pour tous. C'est plus que l'intérêt général, on peut appeler cela le bien commun, c'est-à-dire toutes les conditions justes qui permettent précisément la croissance et le respect de tout être humain, quel qu'il soit. Il me semble que l'élaboration de la loi ne se fait pas à partir d'une morale individuelle, mais à partir d'une recherche collective, d'une sagesse pratique pour tous. Dans le fond, le lien entre le philosophe et le politique est intrinsèque à la bonne marche de la gouvernance d'une société et le philosophe ne pense pas une morale pour lui. Je pourrais aussi citer Hans Jonas chez qui le concept du « collectif » est très important. C'est aussi l'universel que pense Emmanuel Kant : il y a quelque chose dans la personne humaine, dans l'individu humain, qui est de l'ordre de l'universel et c'est cela qui est à découvrir, pas à imposer.
Troisièmement, de nombreuses lois ont été citées, mais il existe aujourd'hui un grand débat - Sylviane Agacinski le met en lumière de façon très forte, mais elle n'est pas la seule - sur la question du vraisemblable et de l'invraisemblable. Ce vocabulaire simple n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît, il acquiert une charge éthique et philosophique considérable. Il me semble que nous avons passé un cap : nous imaginons mettre dans la loi ce qui ne correspond pas au réel, c'est-à-dire l'invraisemblable. Comment justifier que la loi promeuve ce qui est irréel, invraisemblable ? Il me semble que nous passons un seuil, puisque la loi va dire que l'invraisemblable est le réel.
Nous rejoignons ici le grand débat philosophique qui a eu lieu entre Guillaume d'Ockham et Thomas d'Aquin aux XIIIe et XIVe siècles : Thomas d'Aquin insistait toujours sur le réel, tandis que, pour Guillaume d'Ockham, c'était la volonté qui comptait. Ce débat reste d'actualité et nous sommes en train de passer à un ockhamisme, parfois appelé nominalisme : il suffit de vouloir quelque chose pour que cette chose soit réelle, alors qu'elle n'est pas vraisemblable. Nous touchons là un point fondamental. Par exemple, la non-distinction entre la femme qui accouche et celle qui n'accouche pas est, me semble-t-il, problématique, dans la mesure où la loi fait de l'invraisemblable une réalité. Il en est de même pour l'embryon chimérique : est-ce que nous n'abolissons pas toute différence entre l'animal et l'humain, quelque chose qui contredit l'article 16 du code civil sur le respect du réel, c'est-à-dire l'intégrité de l'espèce humaine ? On aboutirait à quelque chose d'invraisemblable : un animal destiné à produire des organes humains ou susceptibles d'être greffés sur l'être humain. Nous toucherions ainsi des limites que bien des penseurs n'ont jamais pu imaginer : la condition humaine devient invraisemblable !
Quelque chose de nouveau - penser l'invraisemblable - apparaît dans notre société. Certains vont par exemple qualifier la gestation pour autrui d'éthique. Mais comment qualifier une transgression d'éthique ? Nous atteignons vraiment une ligne rouge, et je crois que nous devons mettre en place un moratoire, comme le demandait Jacques Testart lorsqu'il est arrivé dans le laboratoire où l'embryon était fécondé dans l'éprouvette - il raconte cet épisode dans son livre L'OEuf transparent.
Une réflexion doit aujourd'hui être menée sur cette loi pour faire en sorte qu'elle soit une loi civilisatrice, qui nous tire vers le haut et qui représente véritablement la République des droits fondamentaux de l'être humain.