Nous entamons nos travaux sur le projet de loi relatif à la bioéthique avec l'audition des représentants des cultes. Je souhaite la bienvenue à M. François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, à M. Haïm Korsia, Grand rabbin de France, à Mgr Pierre d'Ornellas, archevêque de Rennes, et à M. Olivier Wang-Genh, président de l'Union des bouddhistes de France. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) n'a pas pu envoyer de représentant et transmettra à la commission une contribution écrite. Je crois, messieurs, que vous êtes coutumiers de cet exercice auquel vous vous êtes déjà livrés, à plusieurs reprises, à l'Assemblée nationale...
Je vous remercie de nous accueillir pour évoquer le projet de loi relatif à la bioéthique qui comprend notamment l'extension de l'assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules. Nous avons été également reçus par l'Assemblée nationale. Il est très bon que les cultes puissent être entendus, mais nous souhaiterions débattre aussi avec d'autres courants philosophiques, et non seulement dans cette seule configuration. Il n'existe évidemment pas de « front des religions », générique, sur ce genre de sujets.
Les trois principes de notre réflexion, pour les protestants, sont la liberté - d'interprétation, citoyenne, d'exercice du culte et de conscience -, la responsabilité - rendre compte de cette liberté devant les autres - et la solidarité ou fraternité - nous ne sommes pas seulement des consciences individuelles, mais liées en société.
Pour les protestants, l'éthique est un ensemble d'interrogations et non pas un dogme donnant des réponses. C'est une inquiétude pour se frayer un chemin, pour atteindre l'expression apaisée d'un vivre ensemble, sous-tendue par l'injonction du Christ « tu aimeras le prochain comme toi-même »...
largement portée par le judaïsme, et issue du Lévitique.
La réponse de l'homme, c'est parfois de se défausser de sa responsabilité : suis-je le gardien des actes de mon frère ? Nous devons être ensemble coresponsables de nos actes.
Les protestants sont partagés sur l'extension de l'AMP, comme la plupart de l'opinion publique et des confessions. Cette façon de vivre le débat en partage est un signe de bonne santé spirituelle.
Nous ne sommes pas opposés à cette extension, mais nous émettons des réserves et des interrogations : nous récusons une éthique purement naturelle, « ce qui est doit devenir ce qui doit être », tout comme une vision purement technicienne, « ce qui est faisable doit être fait ». Entre ces deux visions, l'une conservatrice et l'autre progressiste, se trouve une place pour le débat.
La liberté ne se confond ni avec l'individualisme, ni avec la loi de l'offre et de la demande, ni avec la loi du plus fort. Nous défendons l'amour du prochain, au nom d'une transcendance.
Plusieurs techniques répondent à l'infertilité des couples hétérosexuels. Nous saluons ces avancées. Mais la médecine de la fertilité devient de plus en plus réparatrice d'un désir manqué ou d'un projet parental impossible pour des femmes seules ou des couples de femmes. L'évolution de la médecine reproductive répond à des attentes sociétales et nécessite notre vigilance. Il faut accompagner ces nouvelles formes de parentalité, de plus en plus présentes. Au départ purement réparatrice, la médecine reproductive devient une médecine sociétale qui s'inscrit dans le processus civilisationnel occidental, accompagné par des décisions de justice. La loi du 17 mai 2013 qui a ouvert le mariage aux couples de même sexe et les avis de la Cour de cassation de septembre 2014 qui ont validé l'adoption des enfants issus d'AMP pratiquée à l'étranger par la conjointe de la mère ont contribué à reconnaître ces nouvelles formes de familles. L'insémination artificielle par des paillettes de sperme d'un donneur n'est plus seulement utilisée par des couples hétérosexuels mariés ou des partenaires de fait souffrant d'infécondité d'origine masculine, mais par des femmes célibataires et des couples de femmes, sans problème d'infertilité, dans d'autres pays d'Europe. Cette évolution s'est traduite dans les législations, selon des modalités différentes, en Grèce, en Estonie, en Autriche, en Suède, en Norvège, au Danemark, aux Pays-Bas, en Espagne, et au Royaume-Uni.
Le contexte institutionnel traduit des évolutions civilisationnelles. Nous ne pouvons pas rester sans cadre juridique, sinon nous aboutirons à des parentalités clandestines, à des injustices, à des situations de fragilité, notamment pour les femmes seules avec enfant.
Quelle compréhension avons-nous de la médecine reproductive, sur fond de déni de la finitude humaine, au risque de la marchandisation des corps humains ? Comment accompagner les nouvelles formes de parentalité et de filiation en veillant à protéger les plus vulnérables - notamment l'enfant à naître et les femmes seules - tout en refusant les discriminations, et en faisant preuve de solidarité et en assurant l'égalité des droits ?
Des études existent, certaines sont interprétables, mais toutes encouragent les questionnements. De fait, il existe une nouvelle réalité à accompagner.
Les confessions, notamment le protestantisme, doivent veiller à ce que ces principes de liberté, responsabilité et fraternité soient préservés contre la tentation de l'exploitation du corps, contre des désirs injustifiés et contre le risque de dérive eugéniste qui nous guette, si notre société se laisse uniquement guider par la technique.
Pour répondre à votre première observation, la loi du 7 juillet 2011 a mis en place les États généraux de la bioéthique, organisés par le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) sur l'ensemble du territoire. L'hémicycle du Sénat ne suffirait pas à regrouper l'ensemble des acteurs concernés par les lois de bioéthique, et il aurait été impossible de les rassembler le même jour à la même heure, alors que le projet de loi sera débattu en séance publique durant la seconde quinzaine de janvier...
Je remercie le pasteur Clavairoly d'avoir énoncé, en hébreu, la phrase de Caïn après avoir tué Abel. Les Juifs ont une certaine antériorité sur les évangiles pour dire : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »...
Réviser régulièrement la loi, et ainsi la rendre temporaire, n'est-ce pas en amoindrir la portée ? Je comprends l'objectif, mais cette fois-ci, on risque de fragiliser en permanence la vocation de la loi à dépasser les situations particulières. Elle ne doit pas juste constater et entériner ce qu'une majorité des Français font à un moment donné. Le bien doit nous élever.
Il serait plus juste qu'une commission permanente du Parlement examine régulièrement toutes les incidences éthiques ou bioéthiques des projets de loi. Cela permettrait une mise à jour régulière des sujets éthiques ou bioéthiques dans la loi, et éviterait l'écueil que chaque loi éthique ou bioéthique soit considérée comme datée au terme d'un certain délai.
Autre interrogation, qu'en est-il du désir individuel face au désir collectif ? Le désir individuel est au coeur de la volonté de chaque citoyen. Mais lorsque le désir individuel percute la volonté commune ou le sens collectif, il faut trouver un équilibre. Oui à la liberté, mais faites-le en mettant le manteau de Noé : ne nous demandez pas de valider. Le règlement fixerait une limite d'âge pour le recours à l'AMP pour les femmes. Celles qui veulent le faire peuvent se rendre en Espagne ; à leur retour, la Sécurité sociale ne va pas refuser de les prendre en charge, mais va prendre en compte les soins liés à leur grossesse - fort heureusement. Mais il ne faut pas faire comme si cet état de fait était un idéal. La loi doit gérer l'idéal, même si elle doit traiter aussi du concret.
Transgresser les règles tout en respectant leur bien-fondé n'est pas la même chose que de leur dénier tout bon sens. Ainsi, malgré la limitation de vitesse à 130 kilomètres par heure, je peux rouler à 150 kilomètres par heure, en raison d'une urgence. Si je me fais verbaliser, je comprends la raison d'être de la règle, mais à ce moment-là, j'avais arbitré en faveur de mon intérêt individuel et non de l'intérêt collectif - c'est mon choix. Ce n'est pas la même chose que quelqu'un qui transgresse la loi sans respecter son bien-fondé. On ne va pas changer la règle parce que certains, voire beaucoup, la transgressent ! On ne peut pas, du moins au sein du Gouvernement ou du Parlement, pour justifier une loi, dire que le père ne sert à rien, ou qu'une grand-mère peut jouer le rôle d'un père. Il faut un peu de bon sens. Certains veulent créer une réalité abstraite, théorique, qui n'existe pas. Dites aux Français : « faites comme vous voulez, mais pas en notre nom ». Certains ont des pulsions contradictoires : ce sont les mêmes qui voudraient donner accès aux origines et en même temps dire à un enfant qu'il n'a pas de père ! Ceux qui veulent légiférer sont un peu schizophrènes : ils veulent reconnaître certains pères, et organiser la disparition d'autres. Ce n'est pas une démarche sereine.
Comme le disait justement le pasteur Clavairoly, nos fragilités, nos impossibilités, nos imperfections et nos manques sont notre humanité. La médecine se conçoit pour réparer l'impossibilité, pour un homme et une femme, d'avoir un enfant, par la procréation médicalement assistée. C'est sa vocation de pallier un manque, mais si elle pallie un désir, jusqu'où ira-t-elle, et pour quel type de désir ? En sociologie des organisations, la priorité d'une organisation est d'assurer sa survie, et non de répondre aux désirs de chacun ou de chacune. Je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire. La matriarche Rachel hurlait sa douleur de ne pas avoir d'enfant, et a donné sa servante à son mari. Je ne dis pas que c'est bien, ni que c'est l'idéal, mais elle l'a fait. Entendons cette douleur, mais ne légiférons pas seulement pour répondre à ce cas particulier.
Est-ce que tout ce qui est possible est légitime ? Je fais confiance à votre sagacité pour trouver les réponses.
Dans le premier testament, que je citerai en grec, le äïêéìÜæåéí est le discernement, le mot de l'éthique, qui dit quelque chose de la sagesse pratique pour discerner les voies justes afin que l'institution soit juste. La révolution intervient lorsque l'institution représentant le peuple est injuste. Discerner l'institution juste est le point majeur de la réflexion actuelle.
Plusieurs points animent notre réflexion.
Avec ce projet de loi, certains enfants auront le droit d'avoir un père mais pas d'autres. On peut y remédier en permettant à un enfant né de deux femmes de pouvoir dire « père ».
Le projet de loi tel qu'issu des travaux de l'Assemblée nationale postule que tout repose sur le « projet parental ». L'enfant est donc soumis à un projet d'adulte qui lui est imposé. Ce concept a été critiqué par les juristes, car il aboutit au retour d'un droit des puissants - les adultes - sur un enfant. Peut-on considérer qu'il s'agit d'une institution juste ?
L'égalité dans les modes de filiation n'est-elle pas en outre une pétition de principe ? Les modes d'établissement de la filiation ne sont pas identiques : l'enfant issu d'une femme seule n'aura jamais pas la même filiation que l'enfant d'un homme et d'une femme, mais on voudrait faire croire le contraire.
Qu'est-ce qui est vraisemblable ou invraisemblable ? Qu'une filiation soit vraisemblable a toujours existé, mais instaurer l'invraisemblable pose question. La loi propose « d'inciter les parents au récit le plus exact possible ». La loi s'immiscerait alors dans ce que doit faire la famille ; n'est-ce pas dangereux, au vu de la politique menée par certains États en ce sens ? Selon le doyen Carbonnier, la famille est le domaine dans lequel on doit le moins entrer par la loi... Il est nécessaire que le récit dise ce qu'il est advenu en raison d'un accident de la vie ; cela aidera considérablement la conscience psychologique et psychique de l'enfant. Mais il est différent d'accepter le récit d'une volonté qui s'impose. Permettra-t-il au psychisme de se construire paisiblement ?
La logique du marché de la procréation est considérable. Voyez les publicités qui s'affichaient sur nos écrans d'ordinateur une demi-heure après le vote de l'article 1er en première lecture à l'Assemblée nationale : la marchandisation de gamètes existe dans différents pays. Cela nous interroge sur le principe de non patrimonialité du corps humain et de gratuité du don : est-il possible de le violer sans violer le principe de dignité humaine ? Une institution juste peut-elle le permettre ?
Nous assistons à un grand débat sur la réalité du principe de dignité. Le Conseil d'État a clairement mis en évidence ce sujet dans le débat. Pouvons-nous dire que c'est faire justice de considérer qu'il y a un bien qui nous précède tous, un bien de la planète et de l'humanité ? Nous sommes tous inscrits, par notre généalogie, sur une planète qui nous précède. Ce bien nous est donné, il est constitué et rationnel. Nos aînés ont pu dire quelque chose d'intelligible, cela nous invite à la responsabilité. Le concept de dignité irrigue tout le modèle français de bioéthique, et relativise le concept d'autonomie, qui est toujours relationnelle - comme le soulignait très bien la loi de 2002 sur les soins donnés au patient. C'est toujours avec le personnel soignant que le patient prend ses décisions. La liberté n'est jamais celle d'un sujet autonome, absolu, sans aucun lien avec ce qui le précède, mais c'est une liberté responsable, car un bien le précède. C'est dans ce lien que s'imagine le principe de dignité.
L'article 2 bis du projet de loi a introduit une étude sur l'infertilité. Ce sujet mériterait d'être approfondi, car c'est un vrai mal de notre temps. Ce serait une étude capitale pour la santé publique mais aussi pour l'environnement.
Promouvoir l'adoption serait d'une grande utilité sociale. Auparavant, cette solution était obligatoirement proposée verbalement aux personnes souhaitant s'engager dans une AMP. Le projet propose que cela soit mentionné uniquement dans le dossier sans échange avec les personnels soignants. Or, avoir un échange oral est important. Si notre société est fraternelle, elle doit mettre en lumière l'adoption comme réparation d'un accident de la vie et comme moyen de donner des parents à un enfant qui en manque. Cela mériterait une plus grande attention dans le projet de loi.
Il est toujours difficile de parler au nom des bouddhistes sur des sujets aussi complexes. Il existe une tradition bouddhiste avec des spécificités et des cultures propres. Il n'y a pas d'opinion faisant l'unanimité. Mais nous avons quelques principes, partagés par tous, touchant à l'intention précédant la décision ou l'action. Si l'intention est bienveillante, elle a toute sa valeur. Si elle est malveillante, elle est malvenue. Mais une intention initialement bienveillante peut être utilisée à des fins malsaines, égoïstes, commerciales.
Les bouddhistes insistent sur l'éthique individuelle. Ces grands principes éthiques se rapportent à la prise de conscience de chacun. Cette conscience est infiniment complexe, et nous n'en saisissons qu'une petite partie. Avec l'évolution de l'intelligence artificielle (IA), on développe une partie infime du fonctionnement de la conscience, celle qui a trait à la rationalité, aux probabilités, à l'intelligence et au calcul. Cette IA, de plus en plus, prend le pas sur notre société, dans le cadre d'un développement technologique. Nous commençons à observer les effets d'un abandon excessif aux algorithmes ou aux prévisions fondées sur des empilements d'expérience. La conscience de l'être humain est infiniment plus vaste que cela. Lorsque l'être humain pense, c'est toute son humanité qui interagit. Cette richesse risque d'être mise à mal par ces évolutions technologiques. Tout sens de la nuance risque d'être proscrit, face à des machines qui assèneraient des vérités évidentes, impossibles à contredire. On aura alors tendance à faire davantage confiance à l'IA qu'à notre propre jugement...
Je vous remercie de vos interventions. Comment analysez-vous les demandes sociétales en faveur de l'élargissement aux couples de femmes ou aux femmes non mariées ? Votre analyse diffère-t-elle selon qu'il s'agit d'une femme non mariée ou d'un couple ? Quels enseignements tirez-vous des exemples étrangers autorisant déjà cette extension de l'AMP ?
Considérez-vous que l'accès aux données non identifiantes ou à l'identité d'un tiers donneur, prévu à l'article 3 du projet de loi, soit un progrès pour le droit de l'enfant à connaître ses origines, en écho aux demandes des personnes nées d'un don de gamète ?
Je suis très intéressé par vos propos sur les valeurs. Mais les premiers articles de ce projet de loi n'ont pas grand-chose à voir avec la bioéthique : ce sont des droits sociétaux. Les lois de bioéthique doivent prendre en compte les évolutions des biotechnologies et apporter des réponses collectives aux questions soulevées.
Vous avez mis en évidence les dérives que vous craigniez : eugénisme, marchandisation, risque de perte de dignité humaine. Que trouvez-vous de positif dans les avancées de la médecine ? Si nous légiférons, c'est parce que les biotechnologies allègent des souffrances, et apportent des réponses plus humaines. Elles permettent, par exemple, d'éviter que des enfants souffrent de maladies incurables. Nous cherchons ainsi à promouvoir une éthique de vulnérabilité, une autonomie de l'être humain. La revendication de plus d'égalité doit être entendue par le législateur. Quelles sont les dispositions du projet de loi bioéthique que vous considérez comme porteuses de progrès et de valeurs et que vous soutenez ?
Je vous citerai un exemple : les greffes d'organes se sont développées, et ont permis de sauver des vies grâce à l'évolution des biotechnologies. Autrefois autorisées au seul sein de la famille nucléaire, elles sont désormais possibles au sein à la famille élargie - cousins, cousines. La réflexion du projet de loi porte sur le nombre de paires de donneurs. Qu'en pensez-vous ?
En effet, ce projet de loi comporte 41 articles, et nous parlons des quatre premiers uniquement, ceux du titre Ier. Nous considérons pourtant que l'éthique médicale, c'est l'autorisation, ou la non-autorisation, de techniques qui permettent ou bien de donner la vie, ou bien de l'améliorer. Certaines dérives ne relèvent pas de l'éthique médicale, mais de la morale sociétale. Il s'agit d'un autre problème. J'aurais préféré que l'extension de l'AMP ne soit pas dans le projet de loi relatif à la bioéthique, mais dans une loi spécifique, sociétale.
L'esprit critique des religions fait que, devant un texte, l'exégèse se met à l'oeuvre. En amont, la fabrication de la loi par les élus est une responsabilité éminente, qui étend les droits et permettre d'accroître l'égalité. Personnellement, je regarde donc ce texte positivement, ce qui ne m'empêche pas d'émettre un certain nombre d'alertes, sans mauvaise humeur, mais avec un sens des responsabilités : la gratuité, il faudra qu'on y revienne - et j'ai évoqué la tentation de l'eugénisme, tout comme la ministre Agnès Buzyn, d'ailleurs.
Oui, il y a une avancée. Depuis 1994, la France peut s'enorgueillir d'avoir travaillé sur les questions de bioéthique. Un chemin a été parcouru, ce qui n'a pas été le cas dans tous les pays d'Europe.
Pour les femmes seules, la Fédération protestante a alerté sur un point : la corrélation entre famille monoparentale et vulnérabilité, fragilité sociale, pauvreté, précarité. La loi va peut-être autoriser la fabrication de familles monoparentales. Il faudra donc être d'autant plus attentif à ne pas reproduire à l'identique de la précarité ou de la vulnérabilité potentielle. Cette corrélation est documentée en France, en Europe et dans le monde : les familles monoparentales sont plus fragiles et précaires.
Pour ce qui concerne l'accès aux origines, je me réjouis qu'on ait changé de logiciel, en levant l'interdit : avec l'ouverture d'un accès à l'identité, je pense que la loi va dans le bon sens.
Chacun peut trouver un chemin de crête entre ses aspirations et la loi. Cela a toujours été permis. La technique nous donne à présent d'autres possibilités, et je ne jette la pierre à personne. Voyez comment les gens sont questionnés de manière indigne pour monter des dossiers d'adoption : on leur demande de se justifier, ils sont mis en situation d'accusés. Je veux bien qu'on trouve des gens stables, mais de là à cautionner un système presque inquisitorial, il y a un pas ! À vouloir protéger des enfants, on a parfois cassé les volontés d'adoption, poussant les gens à des extrêmes dont ils pourraient se passer si on leur ouvrait cette possibilité d'adoption.
Les données non identifiantes sont déjà collectées pour des questions médicales. Il faut aussi protéger la possibilité, pour quelqu'un, d'avoir le droit de ne pas savoir, et de rester avec cette idée magnifique de se dire : « Mes parents sont mes parents. » Si le donneur ne souhaite pas que son identité soit dévoilée, il faut respecter sa capacité à ne pas être un jour sommé de devoir assumer la subsistance d'un fils qui n'est son fils que par la génétique.
Cette notion de transparence absolue est donc assez ambiguë, et vient percuter la liberté du don. Comment améliorer les choses ? S'agit-il de répondre au désir d'un enfant de connaître son origine, ou de répondre à une pulsion de judiciarisation ? On répond trop souvent à une souffrance de l'opinion publique en légiférant. Une ministre de l'intérieur a ainsi déposé cinq projets de loi contre les chiens qui mordent les enfants...
Je suis séfarade, j'ai le droit d'exagérer un peu... La seule façon d'améliorer les choses, est-ce de légiférer ? Parfois, cela relève plus de la main tendue, d'une prise en compte collective de la souffrance des personnes.
On a longtemps dit que les religions étaient contre les greffes. C'est faux et caricatural ! Je sais qu'on manque de greffons, et qu'il faut trouver à répondre à ces besoins. Mais la greffe doit demeurer rare et précieuse, pour qu'on ne banalise pas le fait de donner une partie de soi. Je me méfie beaucoup du don intrafamilial. Il y a deux principes pour les greffes : gratuité et anonymat. Avec le don intrafamilial, vous entrez dans une culpabilisation. Difficile de refuser à son frère ou à sa soeur ! En organisant cette catégorie de don, on créée une pression qui n'est pas l'expression de la liberté : on empêche de dire non.
Monsieur le président, je suis bien d'accord avec vous : je ne sais pas si le titre Ier relève d'une loi de bioéthique. Je ne crois pas qu'il y ait une avancée scientifique au sujet de l'extension de l'AMP. On parle d'un choix politique clairement énoncé. Le mettre dans une loi de bioéthique fragilise le magnifique édifice bioéthique français qui a été construit depuis 1994. Comment la France pourra-t-elle parler au reste du monde sur cette question-là ? Nous allons toucher au principe de gratuité. Nous ne pourrons plus dire que tous les hommes naissent égaux en dignité et en droits puisque certains n'auront pas le droit d'avoir un père.
On ne distingue plus entre la pathologie et la non-pathologie. Ce n'est pas tant qu'on étende la PMA d'un couple hétérosexuel à un couple homosexuel. Le problème vient de ce qu'on supprime le critère de pathologie. Du point de vue de l'organisation de notre société, ne plus distinguer ce qui relève de la pathologie de ce qui n'en relève pas crée un flou. On ne sait plus très bien quel sera notre modèle social de solidarité, ni à quoi notre sécurité sociale sera consacrée. Cela mérite réflexion. Il y a eu des débats pour savoir ce qui doit être remboursé par la sécurité sociale, ce qui témoigne de la difficulté qu'il y a à ne plus faire de distinction entre ce qui est pathologique et ce qui ne l'est pas.
Je suis inquiet de voir que toutes les femmes seraient mises sur un pied d'égalité en matière d'AMP. Une femme mariée avec un homme sans aucun problème d'infertilité aura accès à une AMP, par exemple via une fécondation in vitro, ce qui ouvre clairement une voie vers l'eugénisme. On avance vers une plus grande fragilité dans notre société. Sur les femmes seules, certains exemples étrangers sont parlants. Le Royaume-Uni a décidé de ne plus accorder d'aides financières aux femmes qui choisissent, et non qui subissent, le fait d'être seules avec leur enfant. D'ailleurs, 91 % des Français pensent qu'il ne faut pas ouvrir l'AMP aux femmes seules. Outre le simple bon sens, cela pose la question de l'altérité, dont l'enfant a besoin pour ne pas être enfermé dans une relation exclusive avec sa mère, ce qui peut être dangereux.
L'accès à l'identité du donneur me paraît être une bonne chose, mais elle pose deux questions. Si on permet la connaissance de l'identité du donneur, c'est qu'il s'agit de réparer un mal. On reconnaît donc qu'il y a un mal. C'est très bien de réparer un mal. Mais, d'un autre côté, on promeut l'AMP avec tiers donneur, c'est-à-dire qu'on organise le mal ! Il y a là une contradiction interne. Or, s'agissant de l'AMP, il faudrait mettre en oeuvre le premier principe de la médecine qui est : primum non nocere. Si on ouvre l'accès à l'identité du donneur, c'est qu'on reconnaît que cela nuit à l'enfant de ne pas connaître sa source biologique.
Par ailleurs, on peut aujourd'hui contester la paternité en s'appuyant sur une preuve biologique. Un enfant qui naîtrait sur la base d'un projet parental pour un couple de femmes ne pourrait rien contester du tout. Cela lui serait imposé pour toute sa vie. Or, avec l'une des deux femmes, il n'aura aucun lien biologique. Elle aura simplement érigé sa volonté comme étant ce qui lui permet d'être désignée comme mère. Imaginons qu'à l'âge de dix-huit ans, il connaisse le donneur de sperme dont il est issu, et que cet homme, dans le fond, ne soit pas si mal que ça - même si c'est un homme - et que cet enfant se prenne d'affection pour lui et demande une reconnaissance en paternité. Aurait-il le droit de contester la maternité de la mère qui ne l'est que par volonté ? Ce droit me paraîtrait important pour l'enfant, que nous reconnaîtrions comme une personne à part entière. Je trouverais cela plus juste que de priver pour toujours l'enfant d'avoir un père.
Pour le don d'organes, se pose une question très difficile : plus on augmentera les paires, plus on accroîtra la distance, y compris affective. On risque d'en arriver à demander une contrepartie au don, qui ne serait plus gratuit. Plus on s'éloigne du cercle où il y a un authentique lien affectif, plus on va vers un besoin de reconnaissance. Je ne suis pas convaincu par le registre du don, selon lequel on est un donneur potentiel sauf si on en a exprimé le refus. Ce n'est pas respecter l'être humain, qui est capable de faire un acte de don. En Ille-et-Vilaine, il y a 357 établissements scolaires privés catholiques. Je m'y rends pour faire une éducation au don d'organes. Je suis frappé de voir que les collégiens et les lycéens sont prêts à faire un don, librement. C'est la grandeur de l'être humain d'être capable de faire un don.
Enfin, vous parlez des progrès qui permettraient cette loi. Mais comment réfléchir à l'embryon humain ? Si c'est une loi de bioéthique, quand allons-nous réfléchir sereinement, paisiblement, en écoutant les scientifiques, en écoutant les philosophes, en écoutant les sages, pour penser ? L'embryon humain n'est pas pensé : il n'est pas une personne, il n'est pas une chose. Résultat : la recherche sur l'embryon humain est encore accrue. Pourtant, détruire un embryon humain ne devrait jamais nous paraître banal. On le voit d'ailleurs dans les réponses aux questionnaires que doivent compléter les couples dans les centres d'AMP, s'agissant des embryons qui ne font plus l'objet d'un projet parental. Le plus souvent il n'y a pas de réponse... Difficile de répondre ! Or le projet de loi accentue la recherche sur l'embryon humain, en augmentant à quatorze jours le temps pendant lequel on peut le garder en culture, ce qui correspond à la première différenciation dans le tissu nerveux. Pourquoi pas ? Mais pourquoi pas plus tard ? Jusqu'où aller ? Je ne suis pas sûr qu'on aille vers le progrès, si on ne réfléchit pas de manière plus approfondie. Nous nous laissons guider par la fascination de la technique, sans réfléchir à ce qu'est la technique. Tous ceux qui ont réfléchi sur la technique lui demandent un supplément d'âme, comme dit magnifiquement Bergson. Et je ne vois pas comment la technique serait un progrès si elle n'engage pas un supplément éthique consubstantiel à notre fraternité.
Il n'y a pas de progrès en bioéthique si l'on ne considère pas l'écologie. Si on ne respecte pas la planète, ce n'est pas un progrès. Nous avons pris conscience qu'il y a des techniques qu'il ne faut pas utiliser pour la planète. Il y a un écosystème à protéger, je pense que l'être humain est aussi un écosystème à protéger et qu'il y a des techniques qu'il ne faut pas utiliser, parce qu'elles sont malfaisantes pour l'être humain, tout comme des techniques ne sont pas utilisées parce qu'elles sont malfaisantes pour la planète et l'environnement. On ne peut plus séparer la bioéthique de l'écologie. Peut-être, avec la sagesse qui lui est reconnue, le Sénat pourrait-il l'inscrire dans ce texte.
Tous les cultes sont sensibles aux effets négatifs potentiels. D'un point de vue bouddhiste, tout ce qui peut amener à soulager les souffrances d'un être humain est bienvenu. L'attention de départ, autant que l'intention, est fondamentale. Le rôle des lois est de faire ce qu'on fait avant un mariage : même si on s'aime à la folie, on rédige tout de même un contrat de mariage, dans lequel on évoque des situations pas toujours agréables ! En tant qu'éveilleurs de conscience, nous sommes là pour attirer l'attention sur ces dangers potentiels, plus que pour certifier que cela va effectivement amener beaucoup de bienfaits dans les années à venir. Jusqu'à quand l'être humain restera-t-il maître de ces évolutions technologiques ? Jusqu'à quand restera-t-il dans cette conscience d'une globalité ? Il ne devrait jamais se séparer d'une réflexion beaucoup plus globale sur le monde dans lequel il est et avec lequel il est en unité, en totale interdépendance.
J'ai grand plaisir à vous retrouver, puisque nous nous étions rencontrés lors de la préparation du projet de loi sur la fin de vie, dont j'ai été rapporteur.
Le débat a été un peu confisqué par les quatre premiers articles du texte : c'est dommage ! Nous aurions préféré une dissociation entre la réflexion sur l'extension de l'AMP et d'autres questions de bioéthique comme les recherches sur les cellules souches embryonnaires, ou les cellules pluripotentes... Pour autant, les quelques questions que j'ai à vous poser vont concerner aussi l'extension de l'AMP ! Un député a dit : « il n'existe pas de vérité biologique, il n'existe de vérité que sociale et politique. » Qu'en pensez-vous ?
Vous avez évoqué l'idée de se passer d'un père. Ne s'agit-il pas plutôt d'une question d'effacement de la masculinité, dans un processus néo-féministe ? Déjà, en 1985, Robert Badinter parlait de déclin de la masculinité.
Vous avez parlé d'un chemin de crête. On a l'impression que le débat se situe entre le naturel et le culturel, mais aussi entre le naturel et le contractuel. La procréation est un phénomène naturel. Vouloir l'ouvrir à une volonté affirmée préalablement, pour des questions juridiques complexes liées au droit de la filiation, n'a-t-il pas pour résultat que le contractuel se substitue à un processus naturel ?
Le manque de gamètes dont il a été question, qui est déjà une réalité et qui pourrait être accentué par la suppression de l'anonymat du donneur, ne risque-t-il pas d'ouvrir la voie à un grand marché de la procréation ?
Enfin, dans le bouddhisme, il y a les quatre vérités saintes : tout est souffrance, la souffrance naît du désir et, pour supprimer la souffrance, supprimons le désir !
Merci à tous les représentants des religions de se prêter à cet exercice, qui n'est pas facile.
J'ai été interpellé par les propos tenus, notamment par le grand rabbin et par Mgr l'archevêque. Nous n'avons pas tout à fait la même conception de la loi. M. Korsia dit qu'il faut laisser les choses en l'état et que, s'il y a transgression, il y a transgression, mais qu'il ne faut pas en faire une règle. Mgr d'Ornellas, lui, dit que nous devons nous souvenir que nous sommes des héritiers, et qu'il y a un bien qui nous précède. Sur le fond, je suis assez d'accord, parce que je suis un conservateur, de par mon éducation. Mais quand on fait la loi, on ne vote pas pour ses conceptions morales, on établit un cadre, sans avoir nécessairement envie de le suivre.
Ainsi, depuis 1976, nous avons eu plusieurs textes, sur la contraception, l'avortement, le Pacs, le mariage... Je n'en remets aucun en cause, mais je ne m'en appliquerais aucun à moi-même. Quand je vote la loi, je ne le fais pas pour moi ou pour ma conception, je le fais pour créer un cadre pour éviter des souffrances, des poursuites judiciaires, des départs à l'étranger... Ne faut-il pas dissocier loi et morale individuelle ?
Sur ce texte, je suis bien d'accord avec tous, on aurait dû dissocier l'extension de l'AMP d'un texte bioéthique. Pour autant, quelle que soit ma conception personnelle, est-ce qu'une conception publique peut intégrer ceux qui n'adhèrent pas à la même conception que moi de la morale ? La loi, ce n'est pas un texte général fondé sur ma conception morale personnelle.
Vous avez été plusieurs à souligner une certaine forme de contradiction entre créer une famille sans père mais avec deux mères et autoriser l'accès aux origines. Peut-on traiter de la même façon un don d'organe, gratuit et anonyme, et un don de gamètes qui, par définition, a vocation à donner la vie ? Le texte permet l'accès aux origines selon certaines modalités. Faut-il l'approuver ? Qui cherche-t-on à protéger ? L'enfant ? Le donneur ? La mère ? L'ouvrir, n'est-ce pas recréer un équilibre ? Ou n'est-ce pas fragiliser ?
Pour ma part, j'ai été greffé quatre fois. En tant que receveur, je peux vous dire qu'on n'est jamais à la recherche des origines du donneur. Aujourd'hui, si on ne s'inscrit pas sur un registre des refus, on est par principe donneur. Auparavant, il fallait l'inscrire sur une pièce d'identité ou une carte de donneur sanguin. Certes, on bénit le donneur tous les jours, car il a eu un geste de supra-citoyenneté, estimant pouvoir être encore citoyen après sa mort. En revanche, les familles des donneurs décédés ont tendance à essayer de projeter le parent défunt dans celui qui a reçu l'organe. Le manque de donneurs décédés en France ou en Europe et l'importance des critères de cross-match amènent à poser le problème des dons intrafamiliaux. La gêne et la honte sont surtout du côté du futur receveur, qui ne souhaite demander l'identité du donneur. Une épouse peut même donner un rein à son mari, vu l'avancée de la recherche.
Le problème de l'extension de l'AMP relève de la même logique : il ne faut surtout pas qu'on puisse remonter aux donneurs. Le droit du mariage entre parfois en contradiction avec l'AMP. Certains des articles du code civil qui l'encadrent datent du code napoléonien. Ainsi de l'article 215, qui prévoit que « les époux s'obligent mutuellement à une communauté de vie » : les jeunes d'aujourd'hui vivent sous le même toit avant de se marier ! En cas de divorce, si vous avez un nouveau projet de vie et que, pour des raisons de santé, vous voulez avoir recours à l'AMP, mais que vous n'êtes pas divorcé, les services hospitaliers vous refusent l'accès à cette technique. Il va falloir trouver dans ce projet de loi de bioéthique un moyen de répondre à la problématique de la durée de la procédure de divorce.
J'aimerais revenir sur les remarques qui viennent d'être faites sur les apparentes contradictions entre le naturel et le contractuel, le biologique et le culturel, etc. C'est justement dans ces ambivalences, dans ces tensions, que s'inscrit le travail du législateur. La société des hommes n'est pas exactement celle des fourmis ou des abeilles, elle ne reproduit pas à l'identique, de génération en génération, la même sociabilité ; les choses évoluent.
Nous sommes des héritiers - je rejoins les propos de Mgr d'Ornellas -, nous ne commençons pas le monde, mais nous sommes aussi des pionniers. La loi de la République nous déplace et elle contient finalement une forme de déracinement - j'ai entendu ce mot hier soir dans la bouche du Président de la République à l'occasion de l'inauguration du centre européen du judaïsme -, car elle est toujours en train de se chercher. En l'espèce, nous construisons par la loi le cadre de nouvelles formes de parentalité qui sont effectivement décalées par rapport à celles du code Napoléon... Alors, adaptons-nous ! La vie des hommes et des femmes est ainsi faite qu'elle ne reproduit jamais les choses à l'identique.
En ce qui concerne le don d'organes, le cadre proposé par le projet de loi est plus large, plus efficient. Et si la question se pose, c'est qu'il existe aujourd'hui une carence. J'entends les propos de Mgr d'Ornellas, il faut apprendre à donner, le don est une belle responsabilité, mais la loi doit l'encadrer. Je rejoins ce que disait M. Karoutchi, on peut ne pas être d'accord avec les termes de la loi, mais le cadre qu'elle fixe est général et s'applique à tous. Lors des débats, anciens maintenant, sur la loi dépénalisant l'avortement, beaucoup de femmes protestantes - je pense à ma mère par exemple - disaient en même temps qu'elles n'avorteraient pas elles-mêmes, mais qu'il fallait mettre un terme aux situations insupportables que nous connaissions alors, que ce soit la clandestinité ou la nécessité d'aller à l'étranger.
Les débats éthiques sont toujours compliqués, mais ce sont des sujets qui concernent l'ensemble de la société. Je crois avoir lu que 3 % des enfants naissent aujourd'hui grâce à à l'AMP et l'élargissement qui est prévu dans le projet de loi ne changera pas fondamentalement cet ordre de grandeur. L'enjeu sociétal est réel, mais limité. En revanche, pour les femmes qui seront concernées, c'est très important. L'attention à l'humain doit être au coeur de nos préoccupations.
Chacun voit les choses de son point de vue, comme vient de le dire M. le sénateur Corbisez dans son émouvante intervention sur le don d'organe. La question se pose naturellement pour celui qui reçoit - il peut être gêné de demander cela à quelqu'un de sa famille -, mais elle se pose aussi pour les membres de la famille, sur lesquels se posent tous les regards. Ce n'est pas la seule question, mais elle se pose aussi. D'ailleurs, l'exemple que vous avez donné, monsieur le sénateur, est surprenant : trouver une convergence génétique entre un mari et sa femme est douteux me semble-t-il. Il nous faut prendre des précautions et organiser les choses sans imposer un choix.
La question de la loi se retrouve aussi dans celle des origines : qui protège-t-on ? Selon les études, 15 % des gens n'ont pas pour père celui qu'ils croient et 35 % pour ceux qui demandent un test génétique. Freud expliquait, avant l'existence des tests ADN, que c'est la mère qui désigne le père ; la construction paternelle est donc une question culturelle. Les aspects naturels et culturels sont donc bien tous deux nécessaires, ce qui me paraît essentiel.
Autre question, la loi est-elle pour moi ou pour les autres ? J'adhère parfaitement aux propos de M. le pasteur. Monsieur Karoutchi, vous savez fort bien qu'on ne se sent jamais soi-même soumis aux lois. Il existe tant de domaines dans lesquels nous ne sommes pas compétents ; je pourrais disserter des heures sur la vache rousse dans la Bible, mais je n'ai jamais vu de vache rousse moi-même ! Je vais prendre un autre exemple de la difficulté de légiférer pour les autres : il existe une grande différence entre celui qui viendrait à la synagogue le jour de Kippour, en disant : « j'ai mangé du jambon, mais je souhaite participer à l'office », et celui qui viendrait à la synagogue en mangeant du jambon et qui me demanderait de dire qu'il a le droit de le faire et de participer à l'office. Cette différence s'appelle le bon sens !
La loi est faite pour tous, mais chacun peut librement se positionner par rapport à elle. Pour reprendre les statistiques qui viennent d'être citées, il faut que les 97 % aient l'intelligence de dire que les 3 % peuvent exister et vivre selon leurs choix, mais on ne doit pas être sommé de dire que ces 3 % représentent un idéal. La loi est quelque chose qui doit nous élever ; c'est une aspiration, un horizon, un projet de société, et pas simplement le constat de ce que nous faisons - je réponds en cela à la question sur les origines.
Par ailleurs, je voudrais rassurer ceux qui s'inquiètent de l'existence d'un front des religions... En effet, nous ne sommes pas d'accord sur tout, grâce à Dieu, pourrais-je dire. C'est par exemple le cas sur la question de la recherche sur les embryons. À ce sujet, je crois qu'il faut distinguer les embryons potentiels et les embryons théoriques potentiels. Si vous prenez deux embryons au même stade de développement, que l'un est placé dans une éprouvette et que l'autre est implanté dans le ventre d'une femme, la différence est évidente neuf mois après !
Vous avez quand même intérêt à congeler l'embryon qui est en éprouvette, si vous voulez faire des expériences de ce type !
Effectivement ! Mais il y a bien une différence entre un potentiel théorique et un potentiel réel. Cette différence rend plus simples les questions du développement des cellules pluripotentes et de la gestion du « trop-plein » - je crois qu'il existe aujourd'hui environ 150 000 embryons congelés.
À mon sens, la notion de don est toujours liée à celle de gratuité - c'est d'ailleurs ce qui me gêne profondément dans la gestation pour autrui. Pour reprendre la phrase de M. le pasteur, avec le don, je suis le gardien de mon frère, je suis responsable, je ne suis pas indifférent à la souffrance de l'autre. En donnant quelque chose, je permets à un espoir de perdurer - c'est quelque chose d'éminemment républicain.
Une remarque sur embryon potentiel et théorique : le projet de loi précise qu'il s'agit d'embryons théoriques, sur lesquels il n'y a plus de projet parental.
En effet, mais qu'est-ce que cela veut dire exactement ? C'est évidemment une question d'appréciation. Les données peuvent changer, de manière dramatique parfois. Pouvons-nous vraiment faire une différence entre la souffrance d'une femme seule - est-ce un choix ? En est-elle responsable ? - et une autre souffrance ? Je ne veux pas faire de hiérarchie entre les souffrances. Le projet parental peut évoluer. On pourrait comparer cette décision à celle que l'on doit prendre en fin de vie, partir de directives anticipées, préparées longtemps à l'avance lorsque la personne était en bonne santé. Un choix fait à un moment donné peut évoluer en fonction des circonstances.
D'un point de vue médical, la souffrance est une pathologie dont il faut s'occuper !
Premièrement, en ce qui me concerne, je pense qu'il y a une vérité dans le biologique ; sinon, l'écologie n'aurait plus de sens. Il y a une biologie dans la nature qu'on voudrait d'ailleurs respecter de plus en plus. Les agriculteurs le reconnaissent tous. Je me souviens d'une directrice de recherche de l'Institut national de recherche pour l'agriculture (INRA) qui m'expliquait son travail : au milieu de sa présentation apparaissait sur une diapositive un enfant noir ballonné extrêmement maigre et j'ai demandé à cette directrice de recherche pourquoi elle avait intégré cette photo à sa présentation ; elle m'a répondu avec une grande émotion que tout son travail sur la biologie servait justement à nourrir ces enfants. Il est donc indéniable qu'il y a une vérité dans le biologique.
Ensuite, pour l'être humain, on ne peut pas distinguer entre l'esprit d'un côté, qui serait l'amour, la volonté, etc., et le biologique de l'autre. Il me semble que nous sommes une unité indissociable d'esprit et de corps ; nous sommes un être d'esprit de condition corporelle dont la réalité la plus spirituelle s'exprime de façon corporelle. Il n'est pas possible d'exprimer du spirituel, c'est-à-dire les valeurs les plus nobles de l'esprit, sans que le biologique y participe - ce n'est pas possible. Et ces valeurs les plus nobles de l'esprit sont parfois suscitées par des réactions du biologique, parce que le biologique est touché, voire blessé. Je ne crois donc pas que l'on puisse formuler, en particulier sous les ors de la République, l'affirmation péremptoire, selon laquelle il n'y a pas de vérité dans le biologique. En tout cas, cette affirmation que je viens d'entendre de la bouche d'un sénateur doit faire tressaillir beaucoup de philosophes. Je pense que c'est une vue de l'esprit de vouloir opérer cette distinction.
Deuxièmement, au sujet de la loi, je comprends l'idée d'une morale individuelle qui ne pourrait pas s'imposer à tous, mais je ferai deux distinctions.
J'ai parlé de sagesse pratique. Quand on lit Cicéron, on voit bien que ceux qui ont le plus besoin de cette sagesse pratique, donc des philosophes et des sages, ce sont précisément les gouvernants. Je crois qu'il ne s'agit pas de partir de sa morale individuelle, mais plutôt de ce besoin d'une sagesse pratique pour tous. C'est plus que l'intérêt général, on peut appeler cela le bien commun, c'est-à-dire toutes les conditions justes qui permettent précisément la croissance et le respect de tout être humain, quel qu'il soit. Il me semble que l'élaboration de la loi ne se fait pas à partir d'une morale individuelle, mais à partir d'une recherche collective, d'une sagesse pratique pour tous. Dans le fond, le lien entre le philosophe et le politique est intrinsèque à la bonne marche de la gouvernance d'une société et le philosophe ne pense pas une morale pour lui. Je pourrais aussi citer Hans Jonas chez qui le concept du « collectif » est très important. C'est aussi l'universel que pense Emmanuel Kant : il y a quelque chose dans la personne humaine, dans l'individu humain, qui est de l'ordre de l'universel et c'est cela qui est à découvrir, pas à imposer.
Troisièmement, de nombreuses lois ont été citées, mais il existe aujourd'hui un grand débat - Sylviane Agacinski le met en lumière de façon très forte, mais elle n'est pas la seule - sur la question du vraisemblable et de l'invraisemblable. Ce vocabulaire simple n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît, il acquiert une charge éthique et philosophique considérable. Il me semble que nous avons passé un cap : nous imaginons mettre dans la loi ce qui ne correspond pas au réel, c'est-à-dire l'invraisemblable. Comment justifier que la loi promeuve ce qui est irréel, invraisemblable ? Il me semble que nous passons un seuil, puisque la loi va dire que l'invraisemblable est le réel.
Nous rejoignons ici le grand débat philosophique qui a eu lieu entre Guillaume d'Ockham et Thomas d'Aquin aux XIIIe et XIVe siècles : Thomas d'Aquin insistait toujours sur le réel, tandis que, pour Guillaume d'Ockham, c'était la volonté qui comptait. Ce débat reste d'actualité et nous sommes en train de passer à un ockhamisme, parfois appelé nominalisme : il suffit de vouloir quelque chose pour que cette chose soit réelle, alors qu'elle n'est pas vraisemblable. Nous touchons là un point fondamental. Par exemple, la non-distinction entre la femme qui accouche et celle qui n'accouche pas est, me semble-t-il, problématique, dans la mesure où la loi fait de l'invraisemblable une réalité. Il en est de même pour l'embryon chimérique : est-ce que nous n'abolissons pas toute différence entre l'animal et l'humain, quelque chose qui contredit l'article 16 du code civil sur le respect du réel, c'est-à-dire l'intégrité de l'espèce humaine ? On aboutirait à quelque chose d'invraisemblable : un animal destiné à produire des organes humains ou susceptibles d'être greffés sur l'être humain. Nous toucherions ainsi des limites que bien des penseurs n'ont jamais pu imaginer : la condition humaine devient invraisemblable !
Quelque chose de nouveau - penser l'invraisemblable - apparaît dans notre société. Certains vont par exemple qualifier la gestation pour autrui d'éthique. Mais comment qualifier une transgression d'éthique ? Nous atteignons vraiment une ligne rouge, et je crois que nous devons mettre en place un moratoire, comme le demandait Jacques Testart lorsqu'il est arrivé dans le laboratoire où l'embryon était fécondé dans l'éprouvette - il raconte cet épisode dans son livre L'OEuf transparent.
Une réflexion doit aujourd'hui être menée sur cette loi pour faire en sorte qu'elle soit une loi civilisatrice, qui nous tire vers le haut et qui représente véritablement la République des droits fondamentaux de l'être humain.
Je voudrais répondre à la question sur l'origine de la souffrance qui concernait spécifiquement le bouddhisme. Il y a 2 600 ans, le bouddhisme identifiait déjà la souffrance comme étant la soif insatiable de désir et de satisfaction. Tout l'enseignement du Bouddha consiste justement à prendre conscience de cette soif qui nous consume sous des aspects extrêmement divers et à faire en sorte de l'apaiser à travers la méditation, l'éthique, le comportement, la réflexion, la sagesse, le discernement, etc.
Aujourd'hui, nous assistons à une forme d'emballement comme un cheval lancé au galop qu'on ne tente même pas d'arrêter, mais qu'on essaye simplement d'accompagner. Tout cela ne peut que créer davantage de désir, d'attachement, donc de sources de souffrances. Ces lois et technologies cherchent paradoxalement à apaiser certaines formes de souffrance, en en créant de nouvelles, et la complexité ainsi créée ne permet plus de comprendre le pourquoi de tout cela. Soyons conscients qu'en ce moment même des recherches touchent, dans divers endroits du monde, à des domaines totalement nouveaux qui transformeront finalement l'invraisemblable en vraisemblable. Nous sommes aujourd'hui dans le vraisemblable de l'invraisemblable... Nous devons prendre cette réalité en compte.
Le rôle du politique et de la loi est justement d'encadrer ce qui peut devenir vraisemblable pour éviter l'inhumain.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 30.