Intervention de Marie Mercier

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 30 octobre 2019 à 9h30
Proposition de loi adoptée par l'assemblée nationale visant à agir contre les violences au sein de la famille — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Marie MercierMarie Mercier, rapporteur :

Les violences commises par le conjoint ou par l'ex-conjoint demeurent une réalité insupportable dans notre pays. Dans neuf cas sur dix, c'est une femme qui est la victime de ces violences - aussi, pardonnez-moi si je parle de femmes et pas toujours de victimes.

Depuis le début de l'année, 121 femmes sont tombées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, selon le décompte effectué par un collectif d'associations féministes, soit autant que sur l'ensemble de l'année 2018. Le plus souvent, l'homicide, ou la tentative, fait suite à une longue série de comportements violents. Chaque année, environ 220 000 femmes sont victimes de violences physiques ou sexuelles commises par leur conjoint ou par leur ex-conjoint, selon l'Observatoire national des violences faites aux femmes. De nombreux drames pourraient donc être évités si une action efficace était conduite par les pouvoirs publics dès le déclenchement des premiers faits de violence. Il faut se saisir de ce problème très en amont.

Le 3 septembre dernier, le Gouvernement a lancé un « Grenelle des violences conjugales », qui va se prolonger jusqu'au 25 novembre prochain, date de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes.

Sans attendre les conclusions du Grenelle, le Gouvernement a rendu publiques, dès le 3 septembre dernier, dix mesures d'urgence. Certaines peuvent être mises en oeuvre sans l'intervention du législateur : par exemple, l'ouverture de 1 000 nouvelles places d'hébergement, l'audit des commissariats et des gendarmeries pour évaluer les conditions d'accueil des femmes victimes, la possibilité de déposer plainte dans les hôpitaux, un retour d'expérience pour analyser les failles en cas de féminicide... D'autres, en revanche, nécessitent des mesures législatives. Cette proposition de loi tend à mettre en oeuvre certaines de ces mesures.

Déposée par notre collègue député Aurélien Pradié, qui en a également été le rapporteur, cette proposition de loi a été adoptée par l'Assemblée nationale, le 15 octobre, par 553 voix sur 553 suffrages exprimés. Par ce vote, l'Assemblée nationale a montré que la représentation nationale pouvait se rassembler, par-delà les clivages partisans, autour de cette grande cause qu'est la lutte contre les violences faites aux femmes.

Sur ce sujet, certains États ont été précurseurs, notamment l'Espagne, qui s'est dotée, depuis une dizaine d'années, de juridictions spécialisées et d'un dispositif anti-rapprochement ayant fait ses preuves.

L'introduction en France du bracelet anti-rapprochement constitue la mesure phare de cette proposition de loi, mais elle n'est cependant pas la seule : le texte comporte un volet de droit pénal, un volet de droit civil, autour de l'ordonnance de protection, et des mesures destinées à faciliter le relogement des victimes de violences conjugales.

Concernant les mesures pénales, le texte prévoit d'autoriser le recours au bracelet anti-rapprochement à toutes les étapes de la procédure : au moment de la condamnation, dans le cadre notamment d'une peine d'emprisonnement assortie d'un sursis avec mise à l'épreuve ; à l'occasion d'une mesure d'aménagement de peine, par exemple une libération conditionnelle ou un placement en semi-liberté, mais aussi au stade présentenciel, lorsque la personne mise en cause est placée sous contrôle judiciaire. À chaque fois, c'est un magistrat du siège qui prendra la décision d'ordonner le recours au bracelet anti-rapprochement.

Ce bracelet se compose de deux éléments : le bracelet proprement dit, qu'un agent de l'administration pénitentiaire attache à la cheville de la personne condamnée ou placée sous contrôle judiciaire ; et un boîtier électronique confié à la victime de violences conjugales, qui peut tenir dans son sac à main ou dans une poche. Il permet de géolocaliser en permanence le conjoint violent et la victime. Si le conjoint violent s'approche trop près de la victime, une alerte se déclenche dans un centre de surveillance ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À la première alerte, le centre de surveillance appelle le conjoint violent pour lui demander de s'éloigner. S'il n'obtempère pas, une deuxième alerte se déclenche : le centre de contrôle peut alors appeler les forces de police ou de gendarmerie pour qu'elles interviennent, et il peut également prévenir la victime pour qu'elle s'éloigne ou se mette à l'abri. Il reviendra au juge de fixer la distance minimale devant les séparer et de fixer le périmètre d'une « zone tampon », plus étendue.

Pour favoriser le recours à ce dispositif, il est prévu d'informer les victimes, au moment du dépôt de plainte, qu'elles pourront en bénéficier. De son côté, le conjoint violent pourra, en théorie, refuser de porter ce bracelet, mais son refus pourra entraîner la révocation par le juge de la mesure dont il bénéficie, et donc son incarcération ou son placement en détention provisoire. Cette perspective devrait suffire, je crois, à convaincre la grande majorité d'entre eux d'accepter de porter le bracelet.

Sous réserve d'améliorations rédactionnelles ou de mesures de coordination que je vous présenterai tout à l'heure, je suis plutôt favorable à la mise en oeuvre du bracelet anti-rapprochement. Depuis dix ans, les résultats obtenus en Espagne apparaissent probants : le nombre de décès a été réduit d'un tiers ; une seule femme a été assassinée par son conjoint, car elle avait oublié d'emporter son boîtier le jour où elle a été agressée.

Le Gouvernement envisage de déployer environ un millier de bracelets anti-rapprochement, ce qui supposera un investissement initial évalué à 5,6 millions d'euros, puis un budget de fonctionnement à hauteur de 1,8 million d'euros en rythme de croisière. Un effectif de 45 équivalents temps plein (ETP) est notamment prévu pour faire fonctionner le centre de surveillance.

La proposition de loi vise ensuite à encourager le recours au téléphone grave danger (TGD). Déployé en 2014 après une phase d'expérimentation en Seine-Saint-Denis, le TGD est un appareil portable qui permet de joindre, en cas de danger, une plateforme d'assistance. Ce dispositif est de plus en plus utilisé : en 2017, 282 interventions avaient été sollicitées, tandis que l'on en a dénombré 420 en 2018, soit une hausse de près de 50 % en un an. Néanmoins, il est possible de favoriser encore le recours au TGD dans l'intérêt de la protection des victimes. Aussi, la proposition de loi procède à deux ajustements. Il s'agit d'abord de préciser que la demande de téléphone est adressée au procureur de la République « par tout moyen » ; ensuite, d'introduire un nouveau cas dans lequel l'attribution du TGD serait autorisée, en cas d'urgence, sans attendre une décision judiciaire.

J'en arrive au volet civil, qui porte essentiellement sur l'ordonnance de protection. Introduite dans le Code civil en 2010, celle-ci consiste en un dispositif hybride, à mi-chemin entre le droit civil et le droit pénal. Délivrée en urgence, elle permet à une victime de violences conjugales de bénéficier de mesures de protection ordonnées par le juge aux affaires familiales (JAF).

L'ordonnance est délivrée par le juge lorsque celui-ci estime qu'il existe des raisons sérieuses de considérer comme vraisemblables la commission des faits de violence allégués et le danger auquel la victime ou un ou plusieurs enfants sont exposés. Détecter ces violences, qui durent parfois depuis longtemps, n'est pas toujours évident.

Dans le cadre de l'ordonnance de protection, le juge peut prendre des mesures civiles assez classiques, par exemple en matière d'autorité parentale ou de résidence séparée ; des mesures de protection de la victime, par exemple pour la faire bénéficier sans délai de l'aide juridictionnelle ou pour l'autoriser à dissimuler sa nouvelle adresse au cours de la procédure ; des mesures à connotation pénale, imposées à l'auteur des violences, par exemple l'interdiction d'entrer en contact avec certaines personnes désignées par le juge ou encore l'interdiction de détenir ou de porter une arme.

Pourtant, le nombre d'ordonnances de protection demandées chaque année reste faible : on en a dénombré 3 300 en 2018, et le JAF ne les a accueillies favorablement que dans 60 % des cas. Le délai moyen de délivrance est aujourd'hui de 42 jours, ce qui paraît élevé pour une procédure d'urgence. Comme ce délai est de dix jours dans certaines juridictions, on imagine la durée dans d'autres tribunaux...

Dans ce contexte, la proposition de loi envisage d'agir dans plusieurs directions. D'abord, en levant les obstacles à la délivrance des ordonnances : dans certains tribunaux, les JAF ont pris l'habitude d'exiger le dépôt d'une plainte avant d'enregistrer le dossier ; le texte rappelle donc que l'ordonnance peut être demandée même sans plainte ; il précise ensuite que l'ordonnance peut concerner tous les couples, même ceux qui n'ont jamais cohabité. Puis, pour accélérer la délivrance des ordonnances, le texte fixe au juge un délai : l'ordonnance devrait être rendue dans les six jours suivant la fixation de la date de l'audience. Enfin, il enrichit le contenu des ordonnances de protection : le juge devra solliciter les observations des parties sur l'ensemble des mesures que la loi lui permet d'ordonner ; l'interdiction de détenir ou de porter une arme sera systématique, sauf décision spécialement motivée ; le juge pourra interdire au conjoint violent de paraître en certains lieux où se trouve habituellement la victime ; enfin, lorsqu'il interdit au conjoint violent d'entrer en contact avec la victime, le JAF pourra ordonner le port d'un bracelet électronique anti-rapprochement, à condition que les deux parties l'acceptent.

La partie du texte consacrée à l'ordonnance de protection est sans doute la plus innovante et la plus créative. Elle renforce la connotation pénale du dispositif en donnant de nouvelles prérogatives au JAF.

Certaines personnes que j'ai entendues ont émis des doutes sur la capacité des JAF à se saisir de ces nouvelles mesures coercitives, notamment le bracelet anti-rapprochement. À la différence du juge pénal, le JAF n'a pas l'habitude d'ordonner des mesures restrictives de liberté. D'autres ont fait valoir que la mesure adoptée par l'Assemblée nationale concernant le délai pour rendre l'ordonnance a une valeur plus indicative que véritablement contraignante.

J'ai entendu ces remarques, mais je souhaite donner sa chance à cette ordonnance de protection rénovée, qui peut offrir une issue à des femmes qui hésitent à porter plainte. Je vous proposerai donc de soutenir le dispositif, en donnant cependant un caractère temporaire au bracelet anti-rapprochement en matière civile, particulièrement innovant : au bout de trois ans, sur la base d'une évaluation, nous pourrions prolonger cette mesure ou la faire évoluer si les réserves exprimées se révélaient fondées.

Pour en terminer sur le volet civil, je signale que le texte prévoit d'interdire au JAF de proposer une mesure de médiation en vue d'un exercice consensuel de l'autorité parentale lorsque des violences intrafamiliales sont alléguées. Cette mesure ne me paraît pas soulever de difficultés, la médiation familiale étant effectivement peu opportune dans un tel contexte.

Concernant le volet logement, je rappelle que la loi fait de l'éviction du mari violent du domicile conjugal la règle de principe. Il peut arriver cependant que la victime ne souhaite pas regagner son domicile parce que celui-ci est associé à des souvenirs traumatiques ou parce qu'elle juge plus prudent de déménager, afin de se sentir plus en sécurité.

Le texte propose de mener, pendant une durée de trois ans, deux expérimentations destinées à faciliter le relogement des victimes.

La première consiste à mettre en place un mécanisme de sous-location temporaire de logements relevant du parc locatif social : des associations d'aide aux victimes se verraient confier la gestion de logements sociaux qu'elles pourraient sous-louer, sous condition de ressources, aux femmes qui s'adressent à elles. Ces logements seraient ainsi attribués selon une procédure souple et rapide, en-dehors de la procédure d'attribution classique d'un logement social.

La deuxième vise à créer un dispositif d'accompagnement adapté s'appuyant sur des dispositifs existants, comme par exemple la garantie locative Visale, qui permet de couvrir des impayés de loyers, ou le Loca-Pass, qui permet de financer le dépôt de garantie.

L'Assemblée nationale a complété le volet logement par une mesure pérenne consistant à prévoir que la victime de violences conjugales bénéficiant d'une ordonnance de protection pourrait postuler à un logement social même si elle est propriétaire d'un logement répondant à ses besoins.

Pour conclure, je vous proposerai de soutenir la proposition de loi qui nous a été transmise par l'Assemblée nationale, sous réserve de l'adoption d'un certain nombre d'amendements. Il est possible que nous ayons à débattre à nouveau, dans les prochains mois, de la question des violences faites aux femmes, car le Grenelle pourrait faire émerger d'autres propositions. Il est d'ailleurs regrettable que le Gouvernement ait annoncé des mesures sans en attendre la fin. Néanmoins, je pense que l'introduction du bracelet anti-rapprochement apportera une réponse concrète à de nombreuses situations de danger. Je suis convaincue que la société est prête à soutenir une politique ambitieuse et volontariste en matière de lutte contre les violences faites aux femmes et que nous devons être à la hauteur de ce rendez-vous - qui ne sera pas, malheureusement, le dernier sur ce sujet.

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