Intervention de Jean-François Delfraissy

Commission spéciale sur la bioéthique — Réunion du 5 novembre 2019 à 14h00
Audition de M. Jean-François delFraissy président et Mme Karine Lefeuvre vice-présidente du comité consultatif national d'éthique ccne

Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) :

Je tiens tout d'abord à vous remercier de cette invitation. Comme vous l'avez souligné, monsieur le président, c'est grâce à la volonté du Sénat que la « démocratie sanitaire » a pu prendre une dimension nettement plus importante que d'habitude.

L'organisation des états généraux était une tâche nouvelle pour le CCNE dont il s'est acquitté pour la première fois en 2018. Dans ma vie professionnelle, j'ai eu à accomplir des missions importantes, notamment dans la lutte contre le sida ou contre le virus Ébola. Toutefois, je peux dire qu'animer la démocratie sanitaire et la discussion autour des sujets de bioéthique, face auxquels il faut faire preuve de beaucoup d'humilité, est la plus difficile tâche que l'on m'ait jamais confiée. Il s'agit d'un choix de société relativement important. Un des thèmes des états généraux de la bioéthique s'intitulait d'ailleurs : « Quel monde voulons-nous pour demain ? » Il s'agit d'un choix difficile qui oscille entre une vision individuelle, et donc très diverse, et une vision plus collective en ce qui concerne non seulement la bioéthique, mais aussi la santé.

Aux États-Unis, par exemple, le choix individuel l'emporte en ce moment ; en Asie, ce sont les choix d'État qui dominent. En Europe, notamment en France, nous avons une culture de la réflexion bioéthique. À l'occasion des états généraux, nous avons retrouvé un socle de valeurs partagées sur lesquelles nous pourrons revenir dans le cours de notre discussion.

La construction collective n'est pas seulement faite d'apports individuels. Quelque chose de plus vaste se construit. On dit des Français qu'ils deviennent de plus en plus égoïstes. Après les états généraux de la bioéthique, je n'en suis pas persuadé. Nous avons tous fait, à un moment de notre vie, des choix individuels. Mais tous, nous sommes aussi capables d'avoir une vision plus collective. Et c'est là qu'est tout l'enjeu, qu'il s'agisse des questions de procréation ou d'accès à certains tests génomiques. Nous sommes dans cette oscillation entre vision individuelle et construction collective. Cette dernière, pour généreuse qu'elle soit, ne doit pas non plus écraser un choix qui touche à l'intime sur un certain nombre de sujets délicats.

Nous avons tenté d'aborder des questions difficiles, sinon conflictuelles, au travers des états généraux, bien sûr, mais aussi de la réflexion que nous avons menée au sein du CCNE et qui se poursuit dans le pays, de manière plus globale, autour de la construction de cette loi. Nous avons dû le faire dans un délai contraint. Toutefois, entre les travaux du CCNE, ceux de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) et ceux des deux commissions spéciales de l'Assemblée nationale et du Sénat, environ 1 200 heures auront été consacrées à la réflexion sur la bioéthique, avant même que le débat parlementaire ne soit engagé - c'est bien.

En France, on a souvent tendance à se tirer une balle dans le pied et à dénigrer notre démocratie. Je me rends régulièrement à l'étranger pour exposer ce que nous faisons. Je peux vous assurer que beaucoup de grands pays regardent avec intérêt ce qui se passe chez nous. Le Japon, par exemple, va probablement organiser des états généraux sur des questions aussi difficiles que la génomique ou la recherche sur l'embryon avec une participation citoyenne.

On pourrait s'interroger sur la place respective du législateur, des experts et des sachants - médecins, scientifiques, philosophes, etc. - et du citoyen de base. Il est difficile de toucher ce dernier sur des sujets aussi complexes. Nous vivons dans une démocratie, c'est donc vous qui allez trancher en votant. Mais le débat qui aura eu lieu avant votre vote se poursuivra encore après. La réflexion sur les sujets de bioéthique ne s'arrêtera pas à ce texte. C'est la raison pour laquelle il est essentiel de faire participer nos concitoyens à cette réflexion.

Nous ne sommes qu'au début de la construction d'une démocratie sanitaire. La discussion sur les enjeux majeurs qui sont devant nous doit pouvoir s'appuyer sur ce triangle que j'évoquais entre parlementaires, experts et citoyens. Il s'agit d'une construction commune. La santé se prête bien à ce type de discussion.

Vous m'avez très gentiment fait parvenir une quarantaine de questions, jeudi soir. J'ai bien compris votre clin d'oeil et j'y répondrai dans les délais proposés, à savoir d'ici au 20 novembre prochain. Toutefois, je peux déjà dire que le CCNE et son président se retrouvent globalement dans cette loi qui est bien de confiance et d'ouverture, comme nous l'avions appelée de nos voeux.

Le texte comporte ainsi des titres et des sous-titres explicatifs qui permettent d'aborder un certain nombre de points importants. Ces derniers ne sont donc pas noyés dans des articles auxquels nos concitoyens - moi le premier - ne comprennent pas grand-chose, faute d'être des spécialistes.

Par ailleurs, alors que la société change profondément, la science n'est pas forcément source de progrès. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle des choix bioéthiques se posent et qu'un équilibre doit être trouvé entre évolution profonde de la société et nouvelles possibilités offertes par la science. Cette loi, qui peut encore être améliorée sur certains points, se situe sur cette ligne de crête.

Avant d'évoquer le sujet de l'accès à l'assistance médicale à la procréation (AMP) aux femmes seules et aux couples de femmes, que nous ne pourrons éviter, je souhaite parler d'abord de la génomique. De nouveaux tests de séquençage du génome à haut débit sont aujourd'hui disponibles. Avec un peu de votre salive, je peux avoir, demain, en milieu d'après-midi, le séquençage de votre génome, pour 300 euros. Dans un an, il ne faudra plus que 50 euros ! La loi des coûts et l'innovation technologique rendent possible une génomique du quotidien.

À l'heure actuelle, la loi interdit l'utilisation des tests génomiques récréatifs ou de recherche des origines. Pourtant, au cours des douze derniers mois, des publicités vantaient ces tests sur BFMTV. C'est la raison pour laquelle le CCNE avait proposé l'utilisation de tests génomiques en population générale. Par crainte d'une certaine forme d'eugénisme, les ministres de la recherche et de la santé ont préféré les interdire, tout en fermant les yeux sur ce qui se passe réellement. Le CCNE avait préconisé de rester dans un modèle à la française, soit un modèle permettant aux personnes qui l'auraient souhaité d'avoir accès à un conseil génétique. On le sait, dans la majorité des cas, les personnes intéressées auraient renoncé à leur projet de test. Cette solution a l'avantage de dépister un certain nombre de mutations concernant des pathologies parfois létales. Par ailleurs, elle permet de repérer des mutations non classiques, la personne concernée bénéficiant ainsi d'une surveillance particulière, sans avoir à attendre un événement clinique.

Le CCNE continue de préconiser un dépistage préconceptionnel pour la population qui le souhaite, dans un contexte médicalisé et de conseil génétique. En effet, une interdiction pure et simple de ces tests risque d'entraîner une utilisation « à la sauvage », par le biais d'Internet.

Par ailleurs, la loi, dans sa forme actuelle, clarifie la différence entre recherche sur embryons et recherche sur cellules souches. La recherche sur embryon est un sujet difficile. Moi-même, il m'a fallu du temps pour comprendre en quoi elle ne pouvait avoir d'alternative.

Les taux de réussite en matière de fécondation in vitro (FIV) sont relativement faibles. Ainsi, sur les embryons implantables, seulement 16 % ou 17 % d'entre eux vont finalement « prendre ». Un tel taux d'échec, considérable, n'aurait jamais été admis dans le cadre d'une autorisation de mise sur le marché d'un médicament ou d'un vaccin. Nous avons donc besoin de comprendre ce qui se passe durant les tout premiers jours de l'embryon qui se trouve en contact avec son milieu naturel.

Quant aux cellules souches, elles sont soit d'origine embryonnaire, soit d'origine adulte (les IPS). On a longtemps cru que les cellules souches d'origine adulte avaient les mêmes qualités de plasticité et de durée de vie que les cellules souches embryonnaires, ce qui n'est pas tout à fait le cas. Somme toute, l'important, ce n'est pas d'où viennent les cellules souches, mais ce que l'on va en faire. C'est la communauté scientifique elle-même qui réclame une régulation sur ce point.

Les cellules souches permettent d'aboutir à deux choses. Premièrement, elles peuvent devenir un cartilage d'épaule ou de hanche, et elles représentent la médecine du futur, qui doit se développer. Deuxièmement, elles peuvent se différencier en spermatozoïdes ou en ovocytes, avec lesquels on pourra créer des embryons nouveaux, sans acte sexuel. C'est le domaine de la crête, de la ligne rouge qu'il ne faut pas franchir. La loi installe un phénomène de régulation, qui était nécessaire et n'existait pas jusqu'à maintenant.

J'en viens au diagnostic préimplantatoire : parmi les embryons créés par FIV pourrait-on mieux cerner ceux qui seront viables ? Il existe des tests génétiques permettant de repérer les modifications chromosomiques. Même s'il ne s'agit pas de tests définitifs, ils permettent toutefois de disposer d'une base solide de différentiation, en cas d'anomalies importantes au niveau chromosomique. Au demeurant, nous faisons déjà ce type de choix dans le cadre du diagnostic de la trisomie 21. Pourtant, la loi ne va pas jusqu'à les autoriser, considérant qu'il y a là quelque chose de très sensible. Quant à la communauté médicale, elle souhaite mettre en oeuvre ces tests, car, dans ce domaine, la souffrance est immense. Le CCNE regrette que ce point n'ait pas été plus approfondi. Mais vous avez encore la possibilité d'écouter ce que disent les spécialistes de médecine foetale. Pour eux, ce sujet constitue un vrai point d'interrogation. Ne les accusons pas de vouloir construire l'eugénisme !

Dans le cadre des états généraux, deux sujets nouveaux ont été mis sur la table : « Intelligence artificielle et santé » et « Santé et environnement ». Ce dernier n'a pas aussi bien fonctionné que le premier. Il n'apparaît pas dans la loi, sauf dans les préconisations concernant le périmètre du CCNE.

S'agissant du groupe de travail « Intelligence artificielle et santé », il aurait été « inéthique » de ne pas se pencher sur les nouveaux outils de l'innovation technologique. Il s'agit de ne pas laisser passer certaines chances, tout en conservant un modèle dans un domaine où la France a encore un rôle majeur à jouer, en raison, notamment, de l'importance des bases de données de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM). Comment faire pour que l'homme garde la main ? Toute la question tourne autour de la notion de consentement.

Enfin, la loi n'aborde absolument pas le sujet des coûts de l'accès à l'innovation, qui soulève des questions éthiques. Pour ma part, je n'ai jamais autant ressenti la présence du business dans le domaine de la santé. Je pense non seulement aux cliniques gérées par des fonds d'investissement, mais aussi au coût des médicaments. Ainsi, pour traiter certains cancers, il existe aujourd'hui des traitements dont le coût s'élève à plus de 500 000 euros par patient et par an.

Quelle relation avec une loi de bioéthique ? À la fois aucune et beaucoup ! Soit on laisse s'installer une période de non-choix et on privilégie l'innovation - c'est ce que l'on a toujours fait en France, et c'est ce que j'ai toujours préconisé de faire -, soit on procède à des choix. Car si l'on finance l'accès à ces nouveaux traitements, on ne financera pas du personnel aux urgences ou dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Ce choix éthique ne peut pas être du seul ressort des médecins ou des politiques. Il doit être fait par les citoyens. Cette question n'est absolument pas abordée dans la loi.

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