Mon Général, je vous souhaite la bienvenue au Sénat. Je suis tout particulièrement heureux de vous accueillir pour votre première audition devant notre Commission. Cette audition budgétaire est traditionnellement pour nous l'occasion de passer en revue les divers points d'attention de l'Armée de terre.
Le premier point porte sur les équipements. Quatre premiers Griffon vous ont été livrés début juillet. Quelle appréciation portez-vous sur ces matériels quelques mois après leur réception ? Le calendrier de déploiement prévu pour 2019 qui prévoit la livraison d'ici la fin de l'année de 92 Griffon, calendrier que nous jugeons tendu, peut-il raisonnablement être tenu ?
Le deuxième point concerne la préparation opérationnelle, cruciale pour la sécurité de nos soldats. Cette préparation opérationnelle peut-elle être améliorée, notamment en l'état actuel du déploiement de Sentinelle ?
Le troisième point concerne les ressources humaines ainsi que la sous-consommation du titre 2. Le principal problème de l'Armée de Terre est celui de la fidélisation. La prime de lien au service sera-t-elle en mesure de mettre fin à l'hémorragie qui empêche la remontée en puissance de vos forces ?
Le quatrième point concerne le risque financier lié au service national universel (SNU). Ce risque financier n'a pas disparu. Nous craignons que les armées ne se retrouvent en fin de compte à devoir le payer en tout ou partie, ce qui saborderait la LPM que nous avons votée très largement. Quelle est votre analyse à ce sujet ?
Le cinquième point concerne le char franco-allemand. Un conseil des ministres franco-allemand se tient ce matin. S'oriente-t-on enfin vers un déblocage de la situation avec nos partenaires allemands sur le partage industriel de ce projet ? Jugez-vous que cet ambitieux projet puisse aboutir un jour ?
Le dernier point concerne le plan stratégique. Vous avez annoncé la préparation d'un plan stratégique pour l'Armée de terre qui serait publié en 2020. Pouvez-vous nous en dire plus sur les objectifs qu'il poursuit et, le cas échéant, les inflexions qu'il pourrait proposer ?
Général Thierry Burkhard, chef d'État-major de l'Armée de Terre. - Monsieur le Président, Mesdames et messieurs les Sénateurs, c'est un honneur de pouvoir m'adresser à vous aujourd'hui. Je mesure l'importance de ce premier contact pour partager avec vous mon appréciation de la situation actuelle de l'Armée de Terre. Je sais que le Sénat est très attentif à la chose militaire, nous le voyons notamment au travers de vos différents communiqués. Je mesure d'ailleurs combien vous vous êtes investis dans la construction de la loi de programmation militaire 2019-2025 pour laquelle nous vous devons beaucoup. Vos attentes sont fortes. J'espère donc que je serai en mesure de répondre à vos questions de la manière la plus claire possible. Ce matin, je voudrais vous parler de ma vision de l'armée de terre, vous dire de quelle façon je perçois l'armée que j'ai l'honneur de commander et pourquoi je considère que nous devons nous préparer aux nombreux défis qui nous attendent. Avant de commencer, permettez-moi de vous présenter les deux officiers qui m'accompagnent, le colonel de la Regontais qui est chef du bureau finances et le colonel Mabin, qui est chargé des relations institutionnelles.
La première question que nous devons nous poser est celle de notre environnement. Je le considère comme favorable pour l'avenir de l'armée de terre, en dépit d'un contexte international marqué par une très forte instabilité. Vous le constatez comme moi tous les jours : nous vivons une mutation profonde et rapide de la conflictualité. Nous assistons à l'érosion de l'architecture de sécurité collective, érosion qui se traduit en particulier par le non-respect quasi permanent des frontières et des espaces aériens. Je pense également à la capacité de nombreux acteurs à remettre en cause la supériorité des armées occidentales. C'est ce qu'illustre l'actualité la plus récente : emploi de drones, de missiles de haute précision à longue portée ou de moyens de brouillage. Il me semble donc que le spectre d'un conflit majeur, en tout cas, la menace d'affrontements militaires encore plus durs que ceux que nous avons connus au cours des vingt dernières années, doit être à présent envisagé. Cette situation et cet environnement se traduisent par un fort besoin de sécurité exprimé par les Français qui font clairement le lien entre leur outil de défense et leur sécurité. Nos hommes politiques ne s'y sont pas trompés et cela explique le fait que vous vous impliquiez autant sur toutes ces questions.
Il faut reconnaître et saluer les efforts importants consentis par le pays et par nos élus pour que nous ayons les moyens de notre défense. Le Sénat y a pris une part active. La loi de programmation militaire, voulue par le Président de la République, construite et défendue par la ministre des armées et par les armées elles-mêmes, vient en réponse aux conclusions de la Revue stratégique. Pour la troisième année consécutive, le budget des armées est en forte hausse, avec 1,7 milliard de ressources supplémentaires. Il s'agit d'une situation inédite, même si, je le rappelle, nous avons besoin de ces ressources. Cette hausse du budget s'accompagne naturellement d'une exigence accrue vis-à-vis de notre capacité à répondre aux contrats opérationnels mais aussi à bien utiliser chaque euro qui nous est accordé. Cela me semble sain et légitime.
Dans ce contexte globalement favorable, quelle est ma vision de l'armée de terre et quelle est mon ambition pour les années à venir ? L'armée de terre que m'a léguée le Général Bosser s'est collectivement appropriée le modèle « Au contact ». Ce modèle, que mon prédécesseur a porté pendant cinq ans, démontre chaque jour sa pertinence. L'armée de terre est expérimentée : en témoignent nos succès en opérations extérieures. Elle est reconnue par nos Alliés. Elle est appréciée par les Français, même si elle reste assez méconnue. Cette armée se caractérise par son extrême jeunesse. La jeunesse est bien évidemment un marqueur fort de l'armée de terre car notre métier est dur et exigeant. L'extrême jeunesse, elle, résulte avant tout de la hausse brutale et salutaire de nos effectifs depuis 2015. Ce sang neuf n'est cependant aujourd'hui pas complètement assimilé. Pour commander ces jeunes, il faut disposer de cadres dont la formation prend du temps. On ne forme pas un adjudant en quatre ans. Au bilan, le modèle « Au contact » est en place et confère une organisation stable et efficace à l'armée de terre. Je ne souhaite pas le changer. Au contraire, je veux m'appuyer sur celui-ci pour aller plus loin et consolider notre préparation opérationnelle. À cet effet, j'ai ordonné la préparation d'un plan stratégique, qui sera rendu public en 2020. Ce plan tirera toutes les conséquences de l'évolution de la conflictualité dans le milieu terrestre. Il vous sera présenté le moment venu, si vous le souhaitez. Nous devons être prêts à nous engager en permanence et sans préavis dans des conflits plus durs. Pour ce faire, l'armée de terre doit être plus intégratrice. Cela passe en premier lieu par une intégration de ses propres capacités. Je dois pouvoir proposer au chef d'état-major des armées une large variété d'options militaires dans le milieu aéroterrestre, combinant l'emploi de la force et des actions dans les champs immatériels.
Être efficace seul n'a pas grand sens. Nous devons poursuivre nos efforts d'intégration interarmées, même si nous avons déjà fait de réels progrès dans ce domaine. S'il est inconcevable de faire la guerre en dehors du cadre interarmées, il n'est pas non plus possible de la faire sans nos Alliés. Personne n'imagine aujourd'hui mener un engagement majeur dans le strict cadre national. L'interopérabilité avec les alliés de la France doit être technique, tactique et culturelle. À cet égard, le partenariat stratégique « CaMo » - pour Capacité Motorisée - que nous conduisons avec l'armée de terre belge constitue une opportunité majeure et un défi extraordinaire. J'entends donc inscrire l'armée de terre dans une dynamique permettant d'intégrer d'autres pays au sein de la communauté « Scorpion ». C'est ainsi que nous contribuerons à l'édification d'une culture de défense européenne. Je pense aussi à tout le bénéfice que cette dynamique apportera à l'Initiative Européenne d'Intervention. Mais l'armée de terre doit aussi être un élément d'intégration de la jeunesse française à la communauté nationale. Elle doit continuer à se tourner vers les Français, comme elle l'a toujours fait, parce qu'elle a un rôle à jouer dans la cohésion nationale qui est notre premier niveau de résilience. Je pense particulièrement à notre jeunesse à qui nous pouvons apporter beaucoup, et qui est aussi notre vivier de recrutement.
Je vous propose maintenant d'évoquer mes grandes priorités. Pour être à la hauteur des défis à venir, l'armée de terre doit d'abord rehausser son niveau de préparation opérationnelle. Elle doit aussi disposer des moyens matériels dont elle a besoin. Enfin, elle doit valoriser celles et ceux qui s'engagent pour leur pays.
Ma première priorité est d'élever le niveau d'exigence de la préparation opérationnelle. C'est ce que la loi de programmation militaire 2019-2025 prévoit puisqu'elle comporte des seuils minimums à atteindre. Citons, par exemple, le seuil des 1 100 kilomètres par équipage de VAB ou de Griffon. Toutefois, l'arrivée de « Scorpion » va impliquer d'augmenter la formation et la préparation opérationnelle alors que le plan de charge des unités est déjà très lourd. Il nous faut impérativement regagner des marges. C'est un de mes axes d'effort dans le cadre du plan stratégique, qui devra apporter, je l'espère, des solutions en termes d'organisation et de simplification internes.
Ma deuxième priorité est de disposer des moyens matériels nécessaires et suffisants à l'accomplissement de notre mission. La LPM 2019-2025 affiche le même objectif : il s'agit d'achever la réparation et de poursuivre la modernisation de l'armée de terre. Il nous faut être en capacité de surclasser un adversaire symétrique. La réponse à ce défi est le programme « Scorpion », qui est issu d'une réflexion sur le combat collaboratif menée par l'armée de terre depuis 15 ans. Il consiste en une concentration de capacités en vue de permettre l'échange de données avec une facilité comparable à celle que nous connaissons avec Internet, toutes proportions gardées, bien évidemment. La position des amis sera connue de tous en permanence. Celle des ennemis sera partagée. Les éléments qui observent communiqueront leurs images et leurs informations directement aux moyens d'agression déployés au contact ou dans la profondeur. Si je voulais établir une analogie simpliste, je vous dirais qu'avant l'introduction de « Scorpion », nous étions en quelque sorte à l'ère du minitel. Avec « Scorpion », nous entrons dans une nouvelle ère : tous nos véhicules de combat - tels le Griffon ou le Jaguar - seront, comme nos terminaux mobiles, dotés de capteurs performants et de capacités de transmission très développées. Mais pour échanger des données, il convient de disposer d'un réseau aussi puissant que peut l'être la 5G. C'est ce que nous offrira le système d'information et de commandement Scorpion « SIC-S » et les postes « radio contact » qui équiperont les véhicules et les groupes de combat débarqués. Le programme « Scorpion » va nous faire évoluer, en particulier en termes de commandement et de répartition des rôles sur le champ de bataille. Dans cet environnement aéroterrestre, les drones ont déjà toute leur place. L'armée de terre, qui a été précurseur dans l'emploi des drones, renouvelle son segment tactique avec le Patroller et élargira sa capacité jusqu'aux plus bas échelons des théâtres d'opérations avec les nano-drones. L'armée de terre possède aujourd'hui environ 160 drones. En 2023, elle en comptera environ 1 200.
Il nous faut également préparer l'avenir. Scorpion concerne le segment médian. Mais n'oublions pas, dans la perspective d'un conflit majeur, le segment lourd avec le char Leclerc rénové et, plus tard, le MGCS qui intégrera la robotique, l'intelligence artificielle et de nouvelles propulsions. Il y aura d'abord une phase de rénovation de ces matériels, notamment pour équiper les chars Leclerc de postes « radio contact » leur permettant de s'intégrer dans la bulle Scorpion. Mais ensuite, il faudra mener à bien le projet MGCS, successeur du Leclerc et du Léopard, pour moderniser le segment lourd. Nous devons travailler sur ces programmes avec l'état-major des armées, la direction générale de l'armement mais aussi avec nos Alliés. Ils doivent être développés en cohérence avec ceux des autres armées, comme le « SCAF », par exemple.
Ma troisième priorité est le soldat de l'armée de terre. En réalité, c'est la première car le soldat constitue notre plus grande richesse. Notre armée de terre est appréciée de nos concitoyens, mais elle est finalement assez mal connue d'eux. Elle souffre de l'image d'Épinal du soldat sous-qualifié effectuant un métier facile. Cela ne correspond évidemment pas du tout à la réalité. Vous le savez bien, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, vous qui avez été au contact de nos soldats, vous qui êtes allés les voir en opérations. Vous avez constaté que nos soldats avaient une tête bien faite et qu'ils étaient bien dans leur peau. Nous devons assurer à nos soldats une excellente condition physique car le milieu terrestre est difficile. Cela suppose une hygiène de vie : alimentation, sport, sommeil. Il leur faut aussi et surtout une bonne condition mentale parce que, quels que soient leur niveau et leur fonction, ils peuvent se retrouver en situation d'isolement. Ils doivent alors être capables de prendre les bonnes décisions, parfois en quelques secondes, pour accomplir leur mission et pour assurer leur sécurité ainsi que celle de leurs camarades. La dispersion des hommes sur le champ de bataille est une dimension forte. Un soldat porte parfois, à lui seul, la réussite ou l'échec de la mission à laquelle il participe.
Il convient également que nos soldats possèdent l'intelligence technique permettant la mise en oeuvre de systèmes d'armes technologiquement de plus en plus sophistiqués. Cela dit, le soldat doit aussi être bien commandé et cela constitue un défi permanent. Commander est une lourde exigence et nécessite un très fort investissement à tous les échelons de la hiérarchie. Commander des hommes revient à se donner entièrement à eux et à la cause défendue collectivement. C'est bien plus difficile que d'utiliser un système d'armes complexe. Il s'agit d'un point auquel, en ma qualité de chef d'état-major de l'armée de terre, j'attache beaucoup d'importance. Enfin, il me semble que nos hommes et nos femmes ont besoin de considération à la hauteur de leur engagement et de leur sacrifice. Nous devons veiller à bien les traiter en termes de rémunération, de soutien aux blessés et d'infrastructures. À ce propos, la volonté exprimée par la ministre des armées de nous redonner de la marge de manoeuvre, en particulier en matière d'hébergement, est perçue de manière très positive. Le plan « familles » est également une belle opportunité qu'il nous faut exploiter pour mieux répondre aux attentes exprimées par nos soldats. Évoquons l'accompagnement de la mobilité, ou encore l'accompagnement des familles durant l'engagement opérationnel des soldats. Nous pouvons demander à nos soldats de s'engager, mais ils doivent se sentir soutenus.
J'espère vous avoir permis de comprendre de quelle façon j'appréhende ma mission et vous avoir exposé ma perception des enjeux auxquels l'armée de terre va devoir faire face. Je vous remercie de votre attention et je suis prêt à répondre à vos questions.