Nous accueillons, toujours avec le même plaisir, le général François Lecointre, chef d'état-major des armées. Merci d'être venu, comme chaque année, à ce rendez-vous budgétaire. Pourriez-vous nous exposer vos éléments de satisfaction et vos points d'attention ? Vous connaissez la vigilance de la commission sur l'exécution de la LPM, le dégel des crédits, la mutualisation du surcout des OPEX....
Général François Lecointre, chef d'état-major des armées. - La revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, sur les conclusions de laquelle nous avons bâti la LPM, prévoyait la phase dangereuse dans laquelle nous entrons à présent. Je ne vois pas de raison de remettre en cause ces conclusions, bien au contraire. J'observe une accélération de la dégradation des relations internationales, de leur militarisation et de l'armement des grands pays et des puissances moyennes qui pourront, demain, être nos ennemis et sont déjà nos compétiteurs. Quels que soient les efforts vertueux de la France, de fait, l'effort global des Européens est trop faible pour compenser ce décrochage.
La LPM va nous permettre de réparer les lacunes et les carences capacitaires consenties lors des précédentes lois de programmation, de moderniser notre armée et de répondre à l'Ambition 2030, celle de disposer d'un modèle d'armée complet et de garantir la crédibilité de la dissuasion nucléaire afin de faire face aux menaces décrites dans la revue stratégique. La masse sera-t-elle suffisante à l'horizon 2030, au regard de l'ambition que nous nous sommes fixée et de l'accélération de la dégradation des relations internationales ?
Je vais vous exposer successivement l'engagement actuel de nos armées en opérations, comment s'est déroulée la gestion 2019, ensuite ce qui sous-tend concrètement le PLF 2020 et enfin mes axes d'effort et mes points de vigilance pour la suite de cette LPM.
La LPM est avant tout une loi qui permet nos engagements actuels.
Les opérations sont notre raison d'être et nous visons l'excellence pour permettre à la France d'être cette « puissance d'équilibre » voulue par le PR dans un contexte géopolitique toujours plus imprévisible. Les tendances de la revue stratégique se confirment et s'accélèrent même : le monde réarme, les relations internationales se militarisent, le multilatéralisme est contesté et les sujets de tension se multiplient. Nous sommes toujours très sollicités, et pour longtemps encore, afin de garantir la protection de la France et de ses intérêts, sur le territoire national comme à l'étranger.
Ainsi, à l'heure où je m'exprime devant vous, plus de 30 000 militaires sont engagés quotidiennement pour la défense de la France, parmi lesquels : 8 000 sont en OPEX, pour l'essentiel en bande sahélo-saharienne, au Levant ou au Liban, 20 000 sont engagés sur le territoire national, dans le cadre des postures permanentes de sauvegarde maritime ou de sûreté aérienne, dans celui de l'opération Sentinelle, ou au sein de nos forces de souveraineté dans nos collectivités outremer, 3 700 sont pré-positionnés comme forces de présence à l'étranger. Rapporté à nos effectifs aujourd'hui, ce niveau d'engagement soutenu depuis de nombreuses années est inédit et il ne devrait pas fléchir dans les années à venir, loin de là. Les foyers de crises sont nombreux, je crains qu'ils ne prolifèrent ou ne s'aggravent.
Pour garantir cette finalité opérationnelle dans la durée, la loi de finances pour 2019 a réparé nos armées et amorcé leur modernisation. La première annuité de la LPM, avec une marche à 1,7 milliard d'euros, confirmait la volonté politique de redressement de nos armées.
Nous avons commencé à opérer la mue de nos parcs. Des matériels de dernière génération ont été livrés : au total, 19,6 milliards d'euros de crédits de paiements ont été dépensés au profit des équipements en 2019. Les livraisons attendues cette année et parmi les plus emblématiques sont les 92 premiers véhicules blindés multi rôles Griffon ; ils remplaceront le VAB, entré en service en 1976. Une cinquième frégate multi missions (FREMM) a été admise au service actif, ainsi qu'un deuxième Airbus A330 MRTT, qui a permis à l'armée de l'air de déclarer récemment une première capacité opérationnelle pour la mission de dissuasion aéroportée.
L'effort a également porté sur l'entretien programmé des matériels, à travers un plan de transformation du maintien en condition opérationnelle terrestre, naval et aérien. La transformation du MCO aéronautique est portée par la direction de la maintenance aéronautique (DMAé). Celle-ci rénove l'architecture contractuelle, à l'image des marchés notifiés récemment pour les Fennec de l'armée de Terre, les Rafale de l'armée de l'air et de la marine nationale, et l'A400M.
J'attends de cette réforme des résultats concrets en matière de disponibilité technique opérationnelle de nos matériels dans les années à venir. Ce sera l'une des façons de répondre à l'inquiétude que j'exprimais à l'instant quant à la masse que nous devrons être capables d'engager pour assurer la sécurité de notre pays.
Nous avons aussi poursuivi en 2019 nos efforts de recrutement ; les résultats sont pour l'instant conformes aux attendus. Ils ne doivent toutefois pas masquer les difficultés que les gestionnaires militaires rencontrent en matière de recrutement et de fidélisation, dans un contexte de très forte concurrence du secteur civil et du fait de la grande exigence du métier des armes, qui est souvent en contradiction avec les tendances sociétales. Cela ne laisse pas de m'inquiéter !
Nos préoccupations quant à la fidélisation concernent toutes les catégories de personnels, y compris nos cadres et, notamment, nos officiers supérieurs. Je veille à préserver un rapport adapté entre les exigences du métier militaire et les compensations que nous pouvons apporter aux sujétions, tout en conservant un bon ratio entre personnel civil et militaire.
Le projet de loi de finances pour 2020 lance à mes yeux résolument la modernisation. Cette deuxième annuité est conforme aux dispositions de la LPM : elle consacre bien, à périmètre constant, une nouvelle marche de 1,7 milliard d'euros, portant le budget total à 37,5 milliards d'euros. Cette hausse importante nous permettra de porter l'effort de défense à 1,86 % du PIB en 2020.
Au sein de cette hausse, 1,1 milliard d'euros seront consacrés à l'équipement des forces armées, ce qui témoigne de notre volonté de réparer notre outil de défense, en réduisant les réductions temporaires de capacités et en modernisant les équipements. Les livraisons attendues en attestent.
Quatre premiers engins blindés de reconnaissance et de combat Jaguar viendront en complément de 128 nouveaux Griffons et de moyens de transmission tactique qui marqueront, pour l'armée de terre, une véritable entrée dans l'ère du combat collaboratif.
La livraison du premier sous-marin nucléaire d'attaque de la classe Barracuda, le Suffren, marquera un saut capacitaire important par sa discrétion et sa capacité de frappe en profondeur.
L'intégration d'une capacité armement sur le Reaper - sur le Block 1 dès la fin de 2019, sur le Block 5 à compter de 2020 - offrira à nos forces de nouvelles possibilités de frappe immédiate de cibles d'intérêt, sans avoir à attendre l'arrivée des avions de combats ou des hélicoptères. Cet emploi sera bien entendu respectueux de notre exigence morale singulière, conforme à la doctrine d'emploi que nous sommes en train de rédiger, et respectueux du droit international et du droit des conflits armés. L'effort de modernisation est également tangible dans le domaine de la dissuasion nucléaire, après une période principalement consacrée à la consolidation des capacités. En 2020, la France consacrera 4,7 milliards d'euros de crédits de paiement, soit une hausse de 6 % par rapport à l'an dernier, au renouvellement de ses deux composantes, océanique et aéroportée, ainsi qu'à l'ajustement des moyens de transmission dédiés. Un chantier emblématique de cette modernisation sera le lancement en réalisation du sous-marin nucléaire lanceur d'engins de troisième génération.
L'effort de modernisation se concrétise également dans les champs de conflictualité plus récents. Dans le domaine cyber, nous consacrerons 80 millions d'euros au financement des moyens nécessaires aux opérations cyber militaires, ainsi qu'à la réalisation du programme cyber. Dans le domaine de l'espace exo-atmosphérique, dont le commandement a été créé à Toulouse le 1er septembre dernier, l'ambition de la France est concrétisée par un budget d'environ un demi-milliard d'euros. Les crédits budgétaires au profit des services de renseignement s'élèveront pour leur part à 421 millions d'euros.
Concernant l'innovation, 926 millions d'euros seront consacrés aux études amont ; cette somme atteindra 1 milliard d'euros en 2022. Face à des adversaires toujours plus évolutifs et inventifs, il nous faut continuer d'innover, sans oublier l'innovation d'usage que nos armées peuvent apporter à nos ingénieurs et à nos chercheurs. L'importance de ces innovations a été illustrée par l'attaque récemment perpétrée contre les sites d'Aramco en Arabie saoudite. Des éléments de drones en provenance de divers endroits ont été assemblés : cette technologie nivelante se répandra toujours plus dans les années qui viennent. Nous devrons y faire face, nous en protéger, mais aussi utiliser de telles technologies le plus rapidement possible.
Nous pourrons aussi bénéficier des initiatives européennes en cours, même si l'Europe peine à définir des objectifs stratégiques. La coopération structurée permanente et le nouveau Fonds européen de défense permettront de développer de nouvelles capacités. Mais cela ne devra pas défalquer d'autant les budgets prévus pour les armées dans le cadre de la LPM, il faut considérer ces initiatives comme un complément à l'effort national.
J'en viens aux axes d'effort majeurs. Trois piliers indépendants méritent nos efforts : les ressources humaines, les capacités et les relations internationales.
Le premier pilier, celui des ressources humaines, représente aujourd'hui un véritable défi. Après les attentats de 2015, la décision avait été prise de rompre avec la logique de déflation des effectifs. Notre armée a réussi cette nouvelle phase de conquête d'effectifs, effort rapide et considérable. Il s'agit maintenant de fidéliser les effectifs recrutés et de continuer de les former et de soutenir leurs familles, de façon à créer le bon équilibre entre vie militaire et vie personnelle. Telle est l'ambition de la LPM. En outre, Mme la ministre des armées s'est particulièrement investie dans le plan Famille. Je tiens à lui rendre un hommage particulier pour son action dans ce domaine.
Plusieurs leviers permettent de renforcer l'attractivité du métier des armes. Je retiens en particulier de nouvelles mesures catégorielles, à hauteur de 40 millions d'euros en 2020, qui comprennent notamment la prime de lien au service, à laquelle seront affectés 12 millions d'euros. Le « plan d'accompagnement des familles et d'amélioration des conditions de vie des militaires » se poursuit, à hauteur de 80 millions d'euros l'année prochaine. Enfin, une enveloppe de 120 millions d'euros sera utilisée pour améliorer l'hébergement de nos militaires et les ensembles de restauration des emprises, ainsi que le logement des familles.
Plusieurs sujets d'actualité auront aussi un impact majeur et direct sur notre ressource humaine : la réforme des retraites, la nouvelle politique de rémunération des militaires, ou encore la sortie de crise Louvois. Nous restons très vigilants sur ces sujets sensibles, car ils génèrent beaucoup d'attentes et des inquiétudes.
Le deuxième pilier est la détention de capacités interopérables et renouvelées, qui doit garantir la supériorité opérationnelle de nos armées. Ce pilier repose sur deux fondements.
Le premier fondement est le comblement des réductions temporaires de capacités consenties lors de la précédente LPM. En corollaire, nous devons conserver des matériels d'ancienne génération dont la disponibilité constitue un enjeu majeur sur la période de la LPM, mais génère en outre un surcoût de maintien en condition opérationnelle (MCO).
Le second est la modernisation de plusieurs segments capacitaires, notamment le segment médian du programme Scorpion, ou encore les frégates multimissions, deux programmes extrêmement sollicités. Cette modernisation aura bien lieu, mais je tiens à rappeler d'où nous venons.
Concernant les blindés médians de l'armée de terre, emblématiques de la notion de masse sur le champ de bataille, nous disposions en 2008 - époque de fait moins troublée qu'aujourd'hui - de 452 véhicules blindés médians ; la cible pour 2030 est de 300 Jaguars. Ces véhicules sont certes beaucoup plus performants, mais la multiplication des théâtres d'opérations pèsera toujours plus lourd.
Concernant le segment frégate, nous en mesurons chaque jour davantage sa nécessité. Il me faut aujourd'hui garantir au Président de la République une présence permanente dans le golfe Persique ; s'y ajoutent la surveillance du détroit de Bab el-Mandeb, des patrouilles dans le canal de Syrie pour faire valoir nos lignes rouges sur l'usage d'armes chimiques par le régime de Bachar el-Assad, mais aussi la défense de notre bastion du golfe de Gascogne et la surveillance de la sortie des sous-marins russes de leur propre bastion dans l'Atlantique Nord. Je suis au bout de mes capacités ! Le besoin défini pour les frégates de premier rang était en 2008 de 24 bâtiments - 17 FREMM, 2 frégates de défense aérienne et 5 frégates Lafayette - ; en 2015, la cible 2030 a été fixée à 15 bâtiments. Enfin, l'armée de l'air disposait en 2007 de 420 avions de combat ; la cible pour 2030 est de 185 avions polyvalents.
Vous savez que le niveau de sollicitation de certains équipements au cours de ces dernières années s'est avéré supérieur à ce que prévoyaient les contrats opérationnels. Cette surexploitation a accéléré le vieillissement général et requiert aujourd'hui un surcroît de maintenance pris en compte par la LPM. Néanmoins, en partant de ce constat et en nous projetant dans l'avenir à la lumière de l'analyse que nous faisons de la situation internationale, nous devons nous demander si le modèle que nous concevons aujourd'hui sera à même de répondre, avec nos alliés, aux sollicitations futures.
Le troisième et dernier pilier est celui de la coopération internationale. La défense de l'Europe et l'Europe de la défense s'articulent autour de l'Union européenne, de l'OTAN et de notre réseau de relations multilatérales, comme l'Initiative européenne d'intervention, et bilatérales, comme le traité de Lancaster House.
Nous adoptons une attitude particulièrement proactive pour renforcer notre influence auprès de l'ensemble de nos partenaires, en cohérence avec notre propre autonomie stratégique et la force du lien transatlantique, qui certes se distend, mais auquel nous tenons.
L'ensemble de ces actions reste structurant pour les armées et apparaît plus que jamais indispensable pour renforcer à moindres coûts les champs opérationnels, diplomatiques et capacitaires. Sur ce dernier point, nous poursuivons nos études sur les programmes futurs majeurs que sont le MGCS et le SCAF, avec nos partenaires allemands et espagnols.
L'enjeu de cette LPM est de maintenir l'équilibre nécessaire entre ces trois piliers, car ils sont interdépendants pour porter notre institution. A en négliger un, quel qu'il soit, nous mettrions les autres en péril.
Je voudrais enfin évoquer deux points particuliers : la performance et la réactivité. Dans l'esprit de mon plan stratégique des armées, la performance est indispensable. Pour l'atteindre, l'évolution de l'architecture budgétaire décidée par Mme la ministre des armées est une première étape essentielle. Elle permet de mettre en avant le principe de subsidiarité et de mieux responsabiliser les chefs d'état-major d'armée. Il a été décidé, au sein du programme 178, de déléguer à ceux-ci les moyens qui leur permettront de rendre des arbitrages, notamment pour ce qui est des défenses d'infrastructure. Par ailleurs, ils disposeront d'une plus grande assiette, de façon à mieux définir leurs priorités. Cette nouvelle répartition portera sur 1,8 milliard d'euros de crédits dès 2020.
À cette révision de l'architecture budgétaire s'ajoute la responsabilisation renforcée des commandants de bases de défense. Cela permettra de décider au plus près du terrain de l'engagement de défenses d'infrastructure qui répondront mieux et plus rapidement aux besoins des forces. C'est aussi dans une logique de performance que les armées sont engagées dans un processus de transformation.
Je reste aussi très attentif à préserver l'un des principes de la singularité militaire : le maintien des conditions de l'autonomie d'intervention des armées, qui ne sont pas une administration comme une autre ! En effet, en cas de menace pour la Nation, elles doivent pouvoir réagir immédiatement. Cela passe notamment par la possession de stocks de munitions conséquents, ce qui a un coût. Les prises de risque décidées sur les stocks de munitions dans la précédente LPM ont induit des fragilités qui persistent, notamment sur les missiles Exocet et Aster.
Pour conclure, je voudrais vous dire qu'au regard de ce que je pressens de l'évolution de la conflictualité et que l'actualité récente confirme, je mesure plus que jamais à quel point cette loi de programmation militaire est pertinente et adaptée aux défis actuels. Mais peut-être « juste » pertinente et « juste » adaptée... L'actualisation de la LPM à laquelle nous nous préparerons à partir de l'été prochain sera l'occasion d'ajuster ses équilibres à l'aune des différents bilans des réformes que nous aurons conduites. Je crains que, d'ici là, la dégradation des grands équilibres géopolitiques perdure. Pour répondre à des sollicitations toujours plus fortes, il faut d'abord rendre nos équipements plus disponibles, par la réorganisation de nos chaînes de maintenance et des flux budgétaires plus importants, mais cette approche a une limite : la ressource humaine. La Marine nationale a décidé que certains de ses bâtiments auraient deux équipages, mais ce n'est pas possible pour tous les équipements. Il faut ensuite renforcer la coopération internationale : nos évolutions ne doivent pas être pensées de manière isolée. Enfin, il faut dès à présent nous interroger sur l'augmentation de la masse de nos armées. Cette réflexion est essentielle pour la réalisation de cette LPM et la préparation de la suivante.
Merci pour ces éclaircissements. Nous serons en effet amenés à faire le point sur la LPM dès 2021. Par ailleurs, nous craignons toujours que des gels de crédits ne viennent perturber d'ici là les trajectoires budgétaires.