Intervention de Delphine Batho

Commission d'enquête Incendie de l'usine Lubrizol — Réunion du 12 novembre 2019 à 9:5
Audition de Mme Delphine Batho ancienne ministre de l'écologie du développement durable et de l'énergie

Delphine Batho, ancienne ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie :

Ayant travaillé pendant des années sur les questions de sécurité et étant engagée sur les enjeux écologiques, je commencerai par une analogie : lorsqu'un attentat terroriste se produit, le premier réflexe des états-majors des services de renseignement est de dire qu'il s'agit d'un échec parce que les systèmes sont conçus pour qu'il n'y ait pas d'attentat. Ce réflexe est conçu comme un préalable pour rechercher des failles de vigilance et y remédier.

Évidemment, il ne faut pas comparer ce qui n'est pas comparable - à savoir un attentat terroriste avec un accident industriel -, mais simplement noter, a contrario, que cette culture ne prévaut pas en matière de sécurité écologique où la doctrine de l'État est souvent de se rassurer à bon compte autour de cette formule qui consiste à dire que le risque zéro n'existe pas. Lors du précédent incident industriel à l'usine Lubrizol de Rouen en 2013, alors que j'étais aux responsabilités, et bien que cet accident n'ait rien de comparable avec celui du 26 septembre dernier ni par son ampleur ni par ses conséquences, à aucun moment, les services de l'État n'avaient été dans l'ignorance de la nature de la substance qui avait été rejetée dans l'environnement. J'ai vécu ce premier incident comme un échec pour les services de l'État.

Il s'agissait d'un échec en lui-même, parce que nos systèmes de prévention des risques technologiques doivent être faits pour qu'il n'y ait pas d'accident impactant les populations et l'environnement. Il s'agissait également d'un échec de la gestion de crise, et j'avais alors relevé une multitude d'anomalies qui m'avaient conduite à saisir les inspections générales des ministères de l'intérieur, de l'industrie et de l'écologie dans un cadre qui allait bien au-delà du classique retour d'expérience.

Le fait qu'un nouvel accident industriel beaucoup plus grave se produise dans la même usine après que Lubrizol a été condamnée pour négligence en 2014 et sans que les leçons de 2013 aient été retenues dans la gestion de crise, constitue à mes yeux, non seulement un échec, mais une faute de l'État. Je dis bien : une faute de l'État, et non celle de tel ou tel gouvernement, même si l'actuel gouvernement a sa part de responsabilité.

C'est essentiellement sur les conclusions du rapport d'inspection de 2013 que je vous ai adressé que je souhaite revenir devant vous.

Les conclusions de ce rapport vont bien au-delà du cas spécifique de la fuite de mercaptan de l'usine Lubrizol de Rouen. Elles portaient sur l'ensemble de l'organisation de l'alerte, de l'information et de la gestion de crise en cas d'accident industriel. Elles concernaient donc tous les sites Seveso dans toute la France, et plusieurs préconisations ont été mises en oeuvre.

La première est la création d'une force d'intervention rapide. En 2013, l'État ne disposait pas de ses propres outils indépendants de mesure des rejets de mercaptan dans l'environnement. Il avait donc besoin de longues heures pour expertiser la situation. En 2019, des mesures ont donc été rapidement réalisées dans l'environnement.

Néanmoins, et je crois que vous avez notamment auditionné Atmo Normandie, on peut toujours s'interroger sur le périmètre géographique des prélèvements qui ont été réalisés, et sur le caractère adapté ou pas des outils de prélèvement.

La dernière mise en demeure préfectorale adressée à Lubrizol ces derniers jours prouve que l'instruction gouvernementale d'août 2014, dite « instruction Lubrizol », n'a pas été appliquée chez cet exploitant et que c'est seulement maintenant que cette défaillance est relevée. Je fais référence à l'arrêté de mise en demeure préfectoral qui est sur le site de la préfecture de Seine-Maritime.

La deuxième recommandation qui a été mise en oeuvre est celle de la formalisation du partenariat avec les associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (Aasqa). Je n'y reviens pas, mais je vous rappelle qu'en 2013 la préfecture avait décidé de ne pas associer Atmo Normandie à la gestion de crise.

D'autres préconisations du rapport de 2013 - les plus importantes - me semblent ne pas avoir été mises en oeuvre.

La première est d'associer les maires à la gestion de crise. En 2013, il y avait des défaillances du système et le rapport d'inspection avait insisté sur la nécessité d'avoir une participation des maires beaucoup plus importante à la gestion de crise, de faire des exercices réguliers, etc. En 2019, de nouveau, de nombreux élus locaux ont déploré de ne pas avoir été suffisamment associés.

La deuxième est de développer des systèmes modernes de relais de l'information en cas de crise. En 2013, l'obsolescence des systèmes d'alerte était déjà diagnostiquée. En 2019, ni les anciens systèmes, c'est-à-dire les sirènes déclenchées cinq heures après le début de l'incendie, ni de nouveaux n'ont été mobilisés en dehors d'une communication médiatique classique.

La troisième préconisation du rapport est la généralisation de l'utilisation des réseaux sociaux pour la communication de l'État. En 2013, il n'y avait pas de compte Twitter de la préfecture de Seine-Maritime. En 2019, le premier tweet de la préfecture a été publié à 4 heures 50, soit plus de deux heures après le début de l'incendie. Ce tweet a suscité immédiatement un certain nombre de réponses immédiates aux questions de type : « Est-ce qu'il y a des produits dangereux ? », « Faut-il se confiner ? », « Pourquoi l'alarme ne s'est-elle pas déclenchée ? », « À quoi servent les entraînements ? » L'usage des réseaux sociaux est resté parcimonieux, l'information descendante et sans interactivité.

La quatrième est l'importance de la fonction d'anticipation. La conclusion du rapport de 2013 précise que la gestion de crise doit être organisée autour de trois pôles : la décision, la communication et l'anticipation.

En 2013, il n'y a pas eu d'anticipation de l'évolution du nuage de mercaptan et le manque de sérieux de l'industriel n'avait pas été interprété comme il se doit. Si vous le souhaitez, j'y reviendrai, en réponse à vos questions, pour vous communiquer des détails qui peuvent être éclairants.

En 2019, l'attention - et on peut le comprendre - s'est entièrement concentrée sur la maîtrise de l'incendie et le fait d'éviter un suraccident et des pertes humaines. Rapidement, les questions de bon sens relatives aux conséquences sanitaires de l'accident ont été posées par la population dans un contexte national marqué par la disparition du président Jacques Chirac, qui ne mettait pas Lubrizol au premier plan de l'actualité. Mais il n'y a pas eu d'anticipation, ni sur le périmètre géographique concerné ni au sujet de la question dans toutes les têtes dès le jeudi : qu'est-ce qui a brûlé ? Il a fallu attendre six jours pour avoir la liste des produits de Lubrizol et davantage encore pour ceux de Normandie Logistique. Nous pouvons également nous poser la question de l'anticipation au sujet de l'application des mesures de protection pour les pompiers et les policiers qui sont intervenus sur l'incendie.

La cinquième préconisation est un point fondamental. Une des conclusions majeures du rapport de 2013 est que l'absence de danger sanitaire grave ne doit pas conditionner le traitement d'un accident industriel. En 2013, nous savions que nous avions à faire à du mercaptan : le seuil olfactif était cinq fois inférieur au seuil des mesures de détection et mille fois inférieur au seuil de toxicité, mais l'odeur était réellement incommodante. Tous les acteurs se sont alors focalisés pendant vingt-quatre heures sur l'absence de toxicité.

En 2019, on sait que des produits dangereux ont brûlé. On sait aussi qu'il y a des symptômes significatifs : maux de tête, nausées entraînant la fermeture des écoles qui avaient rouvert de façon précipitée. En revanche, on ignore s'il y aura - ou pas - des conséquences sanitaires à moyen ou long terme, mais la parole publique a été entièrement focalisée sur l'absence de toxicité aiguë. Il a fallu attendre six jours pour connaître la liste des produits et sept pour que l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) soit saisie.

Pourtant, l'enseignement majeur de 2013, j'insiste, était d'éviter absolument une appréciation du risque basée uniquement sur la toxicité aiguë, c'est-à-dire sur le risque mortel ou sur les conséquences sanitaires immédiates et irréversibles. Tous les symptômes et toutes les conséquences à long terme doivent être pris en compte.

Ainsi, le rapport de 2013 recommandait la relecture par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) de toutes les études de dangers pour prendre en compte, ce qui, dans le rapport, est qualifié d'incommodité. Les études de dangers restent basées sur les effets létaux, de même que le périmètre du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) - l'approche qui prévaut - reste marqué par la catastrophe AZF, c'est-à-dire un risque d'explosion.

La sixième préconisation est que la communication - élément central de la gestion de crise - ne doit contenir que des éléments factuels, les dispositions prises pour réduire ou gérer les risques.

Le rapport d'inspection rappelait qu'il y a deux types de communication de crise possibles : la première, inopérante, vise à rassurer par l'affirmation de la maîtrise et du contrôle des risques. Elle n'est guère convaincante même quand les risques sont quasi nuls.

La deuxième consiste à délivrer un message exclusivement factuel, de nature clinique : voilà ce que nous savons, avec des chiffres et aucune appréciation ; voilà ce que nous ne savons pas et ce que l'on cherche à établir ; voilà les risques auxquels nous faisons face ; voilà les dispositions qui sont prises. Autrement dit, on ne peut pas affirmer qu'il n'existe pas de risque quand on ne sait pas et toute autre façon de procéder discrédite la parole de l'État. C'est la seule doctrine de communication valable quand il est question de la sécurité de la population. Elle est d'ailleurs appliquée aussi bien en matière de terrorisme que par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Je renvoie, par exemple, aux communiqués diffusés par l'ASN ce matin à la suite du tremblement de terre qui s'est produit hier.

En 2013, cette méthode de communication factuelle a été appliquée seulement trente-quatre heures après le début de la crise. En 2019, l'utilisation d'éléments de langage imprécis et approximatifs tels que « qualité de l'air dans un état habituel », « odeur dérangeante, mais pas toxique », « la faune et la flore, pour laquelle la pluie fera le nécessaire » - à tous les niveaux de l'État - a construit une défiance de la population. Il a ensuite fallu près d'une semaine pour que l'on dispose d'un minimum de transparence sur la liste des produits, mais aussi sur la situation du site de stockage de Normandie Logistique ainsi que sur le risque de suraccident, qui préoccupait les services de l'État avec les fûts éventrés depuis la fin de la maîtrise de l'incendie.

Enfin, et je reviendrai sur ce point si vous le souhaitez, les fragilités des compétences des Dreal où aucun directeur ni adjoint n'avait d'expérience en matière de risque industriel ont été relevées.

Les préconisations de ce rapport n'ont pas toutes été suivies d'effets. La question est de savoir pourquoi, par exemple, le préfet de Seine-Maritime, qui était en 2013 préfet de la Drôme, département qui comprend plusieurs sites Seveso, n'a pris connaissance de ce rapport qu'après l'incendie du 26 septembre 2019 ?

Il y a deux manières de le comprendre : soit on cherche un ou des lampistes - c'est la faute de tel ou tel serviteur de l'État - et alors rien ne changera, soit on comprend que ces questions sont posées, quelles que soient les personnes aux responsabilités ; elles renvoient à des mécanismes très profonds qui nécessitent un changement au plus haut niveau de l'État. Contrairement à ce qu'a déclaré le Président de la République à Rouen, il y a bien défaillance de l'État. Il s'agit non pas d'un dysfonctionnement au sens d'un écart par rapport à une situation normale, mais d'une logique technocratique, bureaucratique, qui conduit à chaque étape à éluder une part des informations ou à s'enfermer dans des certitudes en relativisant les risques. C'est en fait celle du fonctionnement normal de l'État en situation de crise écologique : personne ne ment volontairement ; personne n'élude sciemment des conclusions, mais la culture dominante de l'appareil d'État consiste à les mettre de côté, à ne reconnaître que des conclusions partielles parce que l'enjeu n'est pas porté politiquement, l'écologie n'étant pas reconnue comme un enjeu régalien, une priorité de sécurité nationale concernant la protection et la sûreté de la population. Cette culture dont je parle, c'est celle d'une conception élitiste de l'information sur les risques, comme si le niveau d'éducation et d'information de la population ne permettait pas aux citoyens de la comprendre, comme si leurs inquiétudes étaient suspectes. C'est ce manque de culture sur les enjeux écologiques et de santé environnementale qui conduit à la relativisation de la pollution et à des affirmations qui sont parfois à mille années-lumière de l'état des connaissances scientifiques. C'est enfin une conception de l'intérêt général, donnant largement priorité à l'intérêt économique sur tous les autres, que l'on a même pu qualifier de « culture de la raison d'État industrielle », qui conduit, sous la pression du chantage à l'emploi, à en rabattre sur les exigences à l'égard des industriels et, parfois, à ne pas respecter l'État de droit.

Le pouvoir politique n'est pas victime de cette situation. Au lieu de la contrecarrer, c'est parfois lui qui l'inspire et la renforce, avec la baisse des budgets en matière de prévention des risques technologiques, le démantèlement du droit de l'environnement, l'affaiblissement des règles applicables aux installations classées, la préfectoralisation de l'autorité environnementale. Dans le cas de Lubrizol, cet affaiblissement a, par exemple, conduit à une autorisation d'augmentation de capacités de stockage sans étude d'impact environnemental. S'y ajoute une zone de non-droit judiciaire dans la mesure où il n'existe pas de parquet spécialisé pour les infractions et les délits environnementaux. Nous ne disposons pas d'un état des suites judiciaires à l'ensemble des procès-verbaux dressés par l'inspection des installations classées. Comme vous le savez, en 2104, l'entreprise Lubrizol n'a été condamnée qu'à 4 000 euros d'amende pour négligence, alors même que le préjudice subi par la collectivité, du fait de la fuite de mercaptan de 2013, n'était pas contestable.

Ma conclusion liminaire est donc plus politique que technique. C'est au plus haut niveau de l'État qu'il doit y avoir un changement de culture, surtout pour ce qui concerne les risques liés à l'écologie, faute de quoi il y a, d'une part, une prise de risque réel pour la sécurité et la santé de la population au regard de l'augmentation de 34 % des accidents dans les sites Seveso au cours des deux dernières années, et, d'autre part, une perte d'autorité et de crédibilité de l'État et, donc une faute politique, qui nourrit la défiance dont s'emparent ensuite les complotistes.

Le remède à toutes les défaillances constatées avec l'incendie de Lubrizol n'est donc pas d'ordre technique. Il y a là, en fait, un enjeu d'intérêt national qui justifie pleinement les investigations de votre commission d'enquête, mais aussi l'état d'esprit dans lequel le Sénat l'a créée, c'est-à-dire par un accord unanime de tous les groupes.

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