Mes chers collègues, nous débutons notre programme d'auditions de la journée en accueillant Mme Delphine Batho.
Madame la ministre, vous avez souhaité être entendue par notre commission d'enquête et votre audition me paraît d'autant plus justifiée que vous étiez ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie lors du précédent accident dans l'usine Lubrizol de Rouen, c'est-à-dire une fuite de gaz - le mercaptan - en janvier 2013.
Dans le courrier que vous m'avez adressé, vous indiquez deux choses qui me paraissent particulièrement intéressantes : « En 2013, plusieurs dysfonctionnements avaient été relevés dans la gestion de crise de l'événement ; toutes les leçons du précédent incident n'ont pas été retenues. »
Pouvez-vous, en conséquence, nous indiquer dans quelle mesure ces dysfonctionnements ont été pris en compte et les points qui n'ont pas été corrigés ? Ces manques ont-ils contribué, selon vous, à aggraver les conséquences environnementales et sanitaires de l'incendie ? Au-delà de la gestion de crise, quelle est votre appréciation des évolutions récentes du droit applicable en matière de protection contre les risques industriels majeurs ?
Voilà quelques-unes des questions auxquelles nous vous demandons d'apporter une réponse précise.
Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Delphine Batho prête serment.
Je vous laisse maintenant la parole pour une présentation d'une dizaine de minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis des autres membres de notre commission d'enquête.
Ayant travaillé pendant des années sur les questions de sécurité et étant engagée sur les enjeux écologiques, je commencerai par une analogie : lorsqu'un attentat terroriste se produit, le premier réflexe des états-majors des services de renseignement est de dire qu'il s'agit d'un échec parce que les systèmes sont conçus pour qu'il n'y ait pas d'attentat. Ce réflexe est conçu comme un préalable pour rechercher des failles de vigilance et y remédier.
Évidemment, il ne faut pas comparer ce qui n'est pas comparable - à savoir un attentat terroriste avec un accident industriel -, mais simplement noter, a contrario, que cette culture ne prévaut pas en matière de sécurité écologique où la doctrine de l'État est souvent de se rassurer à bon compte autour de cette formule qui consiste à dire que le risque zéro n'existe pas. Lors du précédent incident industriel à l'usine Lubrizol de Rouen en 2013, alors que j'étais aux responsabilités, et bien que cet accident n'ait rien de comparable avec celui du 26 septembre dernier ni par son ampleur ni par ses conséquences, à aucun moment, les services de l'État n'avaient été dans l'ignorance de la nature de la substance qui avait été rejetée dans l'environnement. J'ai vécu ce premier incident comme un échec pour les services de l'État.
Il s'agissait d'un échec en lui-même, parce que nos systèmes de prévention des risques technologiques doivent être faits pour qu'il n'y ait pas d'accident impactant les populations et l'environnement. Il s'agissait également d'un échec de la gestion de crise, et j'avais alors relevé une multitude d'anomalies qui m'avaient conduite à saisir les inspections générales des ministères de l'intérieur, de l'industrie et de l'écologie dans un cadre qui allait bien au-delà du classique retour d'expérience.
Le fait qu'un nouvel accident industriel beaucoup plus grave se produise dans la même usine après que Lubrizol a été condamnée pour négligence en 2014 et sans que les leçons de 2013 aient été retenues dans la gestion de crise, constitue à mes yeux, non seulement un échec, mais une faute de l'État. Je dis bien : une faute de l'État, et non celle de tel ou tel gouvernement, même si l'actuel gouvernement a sa part de responsabilité.
C'est essentiellement sur les conclusions du rapport d'inspection de 2013 que je vous ai adressé que je souhaite revenir devant vous.
Les conclusions de ce rapport vont bien au-delà du cas spécifique de la fuite de mercaptan de l'usine Lubrizol de Rouen. Elles portaient sur l'ensemble de l'organisation de l'alerte, de l'information et de la gestion de crise en cas d'accident industriel. Elles concernaient donc tous les sites Seveso dans toute la France, et plusieurs préconisations ont été mises en oeuvre.
La première est la création d'une force d'intervention rapide. En 2013, l'État ne disposait pas de ses propres outils indépendants de mesure des rejets de mercaptan dans l'environnement. Il avait donc besoin de longues heures pour expertiser la situation. En 2019, des mesures ont donc été rapidement réalisées dans l'environnement.
Néanmoins, et je crois que vous avez notamment auditionné Atmo Normandie, on peut toujours s'interroger sur le périmètre géographique des prélèvements qui ont été réalisés, et sur le caractère adapté ou pas des outils de prélèvement.
La dernière mise en demeure préfectorale adressée à Lubrizol ces derniers jours prouve que l'instruction gouvernementale d'août 2014, dite « instruction Lubrizol », n'a pas été appliquée chez cet exploitant et que c'est seulement maintenant que cette défaillance est relevée. Je fais référence à l'arrêté de mise en demeure préfectoral qui est sur le site de la préfecture de Seine-Maritime.
La deuxième recommandation qui a été mise en oeuvre est celle de la formalisation du partenariat avec les associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (Aasqa). Je n'y reviens pas, mais je vous rappelle qu'en 2013 la préfecture avait décidé de ne pas associer Atmo Normandie à la gestion de crise.
D'autres préconisations du rapport de 2013 - les plus importantes - me semblent ne pas avoir été mises en oeuvre.
La première est d'associer les maires à la gestion de crise. En 2013, il y avait des défaillances du système et le rapport d'inspection avait insisté sur la nécessité d'avoir une participation des maires beaucoup plus importante à la gestion de crise, de faire des exercices réguliers, etc. En 2019, de nouveau, de nombreux élus locaux ont déploré de ne pas avoir été suffisamment associés.
La deuxième est de développer des systèmes modernes de relais de l'information en cas de crise. En 2013, l'obsolescence des systèmes d'alerte était déjà diagnostiquée. En 2019, ni les anciens systèmes, c'est-à-dire les sirènes déclenchées cinq heures après le début de l'incendie, ni de nouveaux n'ont été mobilisés en dehors d'une communication médiatique classique.
La troisième préconisation du rapport est la généralisation de l'utilisation des réseaux sociaux pour la communication de l'État. En 2013, il n'y avait pas de compte Twitter de la préfecture de Seine-Maritime. En 2019, le premier tweet de la préfecture a été publié à 4 heures 50, soit plus de deux heures après le début de l'incendie. Ce tweet a suscité immédiatement un certain nombre de réponses immédiates aux questions de type : « Est-ce qu'il y a des produits dangereux ? », « Faut-il se confiner ? », « Pourquoi l'alarme ne s'est-elle pas déclenchée ? », « À quoi servent les entraînements ? » L'usage des réseaux sociaux est resté parcimonieux, l'information descendante et sans interactivité.
La quatrième est l'importance de la fonction d'anticipation. La conclusion du rapport de 2013 précise que la gestion de crise doit être organisée autour de trois pôles : la décision, la communication et l'anticipation.
En 2013, il n'y a pas eu d'anticipation de l'évolution du nuage de mercaptan et le manque de sérieux de l'industriel n'avait pas été interprété comme il se doit. Si vous le souhaitez, j'y reviendrai, en réponse à vos questions, pour vous communiquer des détails qui peuvent être éclairants.
En 2019, l'attention - et on peut le comprendre - s'est entièrement concentrée sur la maîtrise de l'incendie et le fait d'éviter un suraccident et des pertes humaines. Rapidement, les questions de bon sens relatives aux conséquences sanitaires de l'accident ont été posées par la population dans un contexte national marqué par la disparition du président Jacques Chirac, qui ne mettait pas Lubrizol au premier plan de l'actualité. Mais il n'y a pas eu d'anticipation, ni sur le périmètre géographique concerné ni au sujet de la question dans toutes les têtes dès le jeudi : qu'est-ce qui a brûlé ? Il a fallu attendre six jours pour avoir la liste des produits de Lubrizol et davantage encore pour ceux de Normandie Logistique. Nous pouvons également nous poser la question de l'anticipation au sujet de l'application des mesures de protection pour les pompiers et les policiers qui sont intervenus sur l'incendie.
La cinquième préconisation est un point fondamental. Une des conclusions majeures du rapport de 2013 est que l'absence de danger sanitaire grave ne doit pas conditionner le traitement d'un accident industriel. En 2013, nous savions que nous avions à faire à du mercaptan : le seuil olfactif était cinq fois inférieur au seuil des mesures de détection et mille fois inférieur au seuil de toxicité, mais l'odeur était réellement incommodante. Tous les acteurs se sont alors focalisés pendant vingt-quatre heures sur l'absence de toxicité.
En 2019, on sait que des produits dangereux ont brûlé. On sait aussi qu'il y a des symptômes significatifs : maux de tête, nausées entraînant la fermeture des écoles qui avaient rouvert de façon précipitée. En revanche, on ignore s'il y aura - ou pas - des conséquences sanitaires à moyen ou long terme, mais la parole publique a été entièrement focalisée sur l'absence de toxicité aiguë. Il a fallu attendre six jours pour connaître la liste des produits et sept pour que l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) soit saisie.
Pourtant, l'enseignement majeur de 2013, j'insiste, était d'éviter absolument une appréciation du risque basée uniquement sur la toxicité aiguë, c'est-à-dire sur le risque mortel ou sur les conséquences sanitaires immédiates et irréversibles. Tous les symptômes et toutes les conséquences à long terme doivent être pris en compte.
Ainsi, le rapport de 2013 recommandait la relecture par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) de toutes les études de dangers pour prendre en compte, ce qui, dans le rapport, est qualifié d'incommodité. Les études de dangers restent basées sur les effets létaux, de même que le périmètre du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) - l'approche qui prévaut - reste marqué par la catastrophe AZF, c'est-à-dire un risque d'explosion.
La sixième préconisation est que la communication - élément central de la gestion de crise - ne doit contenir que des éléments factuels, les dispositions prises pour réduire ou gérer les risques.
Le rapport d'inspection rappelait qu'il y a deux types de communication de crise possibles : la première, inopérante, vise à rassurer par l'affirmation de la maîtrise et du contrôle des risques. Elle n'est guère convaincante même quand les risques sont quasi nuls.
La deuxième consiste à délivrer un message exclusivement factuel, de nature clinique : voilà ce que nous savons, avec des chiffres et aucune appréciation ; voilà ce que nous ne savons pas et ce que l'on cherche à établir ; voilà les risques auxquels nous faisons face ; voilà les dispositions qui sont prises. Autrement dit, on ne peut pas affirmer qu'il n'existe pas de risque quand on ne sait pas et toute autre façon de procéder discrédite la parole de l'État. C'est la seule doctrine de communication valable quand il est question de la sécurité de la population. Elle est d'ailleurs appliquée aussi bien en matière de terrorisme que par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Je renvoie, par exemple, aux communiqués diffusés par l'ASN ce matin à la suite du tremblement de terre qui s'est produit hier.
En 2013, cette méthode de communication factuelle a été appliquée seulement trente-quatre heures après le début de la crise. En 2019, l'utilisation d'éléments de langage imprécis et approximatifs tels que « qualité de l'air dans un état habituel », « odeur dérangeante, mais pas toxique », « la faune et la flore, pour laquelle la pluie fera le nécessaire » - à tous les niveaux de l'État - a construit une défiance de la population. Il a ensuite fallu près d'une semaine pour que l'on dispose d'un minimum de transparence sur la liste des produits, mais aussi sur la situation du site de stockage de Normandie Logistique ainsi que sur le risque de suraccident, qui préoccupait les services de l'État avec les fûts éventrés depuis la fin de la maîtrise de l'incendie.
Enfin, et je reviendrai sur ce point si vous le souhaitez, les fragilités des compétences des Dreal où aucun directeur ni adjoint n'avait d'expérience en matière de risque industriel ont été relevées.
Les préconisations de ce rapport n'ont pas toutes été suivies d'effets. La question est de savoir pourquoi, par exemple, le préfet de Seine-Maritime, qui était en 2013 préfet de la Drôme, département qui comprend plusieurs sites Seveso, n'a pris connaissance de ce rapport qu'après l'incendie du 26 septembre 2019 ?
Il y a deux manières de le comprendre : soit on cherche un ou des lampistes - c'est la faute de tel ou tel serviteur de l'État - et alors rien ne changera, soit on comprend que ces questions sont posées, quelles que soient les personnes aux responsabilités ; elles renvoient à des mécanismes très profonds qui nécessitent un changement au plus haut niveau de l'État. Contrairement à ce qu'a déclaré le Président de la République à Rouen, il y a bien défaillance de l'État. Il s'agit non pas d'un dysfonctionnement au sens d'un écart par rapport à une situation normale, mais d'une logique technocratique, bureaucratique, qui conduit à chaque étape à éluder une part des informations ou à s'enfermer dans des certitudes en relativisant les risques. C'est en fait celle du fonctionnement normal de l'État en situation de crise écologique : personne ne ment volontairement ; personne n'élude sciemment des conclusions, mais la culture dominante de l'appareil d'État consiste à les mettre de côté, à ne reconnaître que des conclusions partielles parce que l'enjeu n'est pas porté politiquement, l'écologie n'étant pas reconnue comme un enjeu régalien, une priorité de sécurité nationale concernant la protection et la sûreté de la population. Cette culture dont je parle, c'est celle d'une conception élitiste de l'information sur les risques, comme si le niveau d'éducation et d'information de la population ne permettait pas aux citoyens de la comprendre, comme si leurs inquiétudes étaient suspectes. C'est ce manque de culture sur les enjeux écologiques et de santé environnementale qui conduit à la relativisation de la pollution et à des affirmations qui sont parfois à mille années-lumière de l'état des connaissances scientifiques. C'est enfin une conception de l'intérêt général, donnant largement priorité à l'intérêt économique sur tous les autres, que l'on a même pu qualifier de « culture de la raison d'État industrielle », qui conduit, sous la pression du chantage à l'emploi, à en rabattre sur les exigences à l'égard des industriels et, parfois, à ne pas respecter l'État de droit.
Le pouvoir politique n'est pas victime de cette situation. Au lieu de la contrecarrer, c'est parfois lui qui l'inspire et la renforce, avec la baisse des budgets en matière de prévention des risques technologiques, le démantèlement du droit de l'environnement, l'affaiblissement des règles applicables aux installations classées, la préfectoralisation de l'autorité environnementale. Dans le cas de Lubrizol, cet affaiblissement a, par exemple, conduit à une autorisation d'augmentation de capacités de stockage sans étude d'impact environnemental. S'y ajoute une zone de non-droit judiciaire dans la mesure où il n'existe pas de parquet spécialisé pour les infractions et les délits environnementaux. Nous ne disposons pas d'un état des suites judiciaires à l'ensemble des procès-verbaux dressés par l'inspection des installations classées. Comme vous le savez, en 2104, l'entreprise Lubrizol n'a été condamnée qu'à 4 000 euros d'amende pour négligence, alors même que le préjudice subi par la collectivité, du fait de la fuite de mercaptan de 2013, n'était pas contestable.
Ma conclusion liminaire est donc plus politique que technique. C'est au plus haut niveau de l'État qu'il doit y avoir un changement de culture, surtout pour ce qui concerne les risques liés à l'écologie, faute de quoi il y a, d'une part, une prise de risque réel pour la sécurité et la santé de la population au regard de l'augmentation de 34 % des accidents dans les sites Seveso au cours des deux dernières années, et, d'autre part, une perte d'autorité et de crédibilité de l'État et, donc une faute politique, qui nourrit la défiance dont s'emparent ensuite les complotistes.
Le remède à toutes les défaillances constatées avec l'incendie de Lubrizol n'est donc pas d'ordre technique. Il y a là, en fait, un enjeu d'intérêt national qui justifie pleinement les investigations de votre commission d'enquête, mais aussi l'état d'esprit dans lequel le Sénat l'a créée, c'est-à-dire par un accord unanime de tous les groupes.
Je vous remercie beaucoup de ce témoignage très intéressant et très fort. Qu'appelez-vous l'« instruction Lubrizol » ?
Je parle de l'instruction du 12 août 2014, qui découle directement du rapport d'inspection que je viens d'évoquer. Elle avait deux dimensions : la capacité pour une Dreal de s'appuyer sur une capacité d'expertise inter-régionale ou nationale pour ce qui concerne les risques technologiques et les mesures de rejet dans l'environnement. Elle faisait aussi obligation aux industriels eux-mêmes de nouer des partenariats avec des laboratoires indépendants, de disposer sur site d'un certain nombre d'outils de mesure immédiate d'éventuels rejets dans l'environnement, par exemple.
Je vous remercie également de votre témoignage extrêmement fort, comme l'a souligné le président. Pourquoi toutes les préconisations formulées dans le rapport de 2013 - créer une force d'intervention rapide, associer les maires à la gestion de crise, développer un système d'alerte moderne, généraliser l'utilisation des réseaux sociaux, anticiper des mesures sanitaires à long terme -, des préconisations qui nous intéressent, n'ont-elles pas été mises en oeuvre ou l'ont-elles été si peu ? Vous l'avez dit, le préfet en poste a même reconnu ne pas avoir eu connaissance de ce rapport, ce qui pose question. Dans votre conclusion, vous parlez de la défiance de l'État, de la faute et des manquements de l'État.
Vous avez également relevé qu'il n'existe pas de parquet spécialisé pour les délits environnementaux. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette proposition ?
En 2018, 828 procès-verbaux ont été transmis à la justice par l'Inspection des installations classées, contre 740 en 2016 et 700 en 2014. Pour avoir personnellement cherché à connaître les suites judiciaires données à ces constatations d'infraction, je n'ai pas trouvé de renseignements.
On le voit avec la saisine du pôle « santé publique » du parquet et la nomination de juges d'instruction pour les questions techniques extrêmement pointues en lien direct avec la santé. Des problématiques similaires se posent pour les rejets dans l'environnement ; cela nécessite un parquet spécialisé. De façon générale, en France, une insuffisance de la police environnementale est insuffisante, tout comme les suites judiciaires données à toutes les infractions de nature environnementale. Les éminents spécialistes du droit de l'environnement que vous pourrez auditionner pourront vous parler de cette dimension, qui est absolument fondamentale.
On a tendance à concentrer nos débats sur l'amont, c'est-à-dire la règle, les dispositions de la loi, et on se préoccupe de façon très nettement insuffisante de la sanction. Le cas de Lubrizol le montre, avec une quasi-impunité : une amende de 4 000 euros est bien entendu dérisoire.
J'ai essayé de répondre à la question de savoir pourquoi on avait mis de côté les préconisations. Je veux y insister, personne n'a décidé de mettre ce rapport « au placard ». Mais n'a été retenue que la création de la force d'intervention rapide. J'avais alors annoncé un plan de mobilisation pour les risques technologiques, ainsi que la création de cette force d'intervention rapide, avant même la publication du rapport d'inspection. Vous pourrez le noter, l'instruction qui met en oeuvre cette force d'intervention a été publiée plus d'un an après la publication du rapport d'inspection. Les autres éléments ont été mis de côté par l'entonnoir des décisions étatiques et peut-être même par une autre dimension, le regard ou l'intérêt que notre société porte sur les sites Seveso. Les deux tiers des quelque deux millions d'habitants qui vivent à côté d'un site Seveso seuil haut résident dans des zones urbaines sensibles (ZUS).
Lorsque j'étais membre du gouvernement, ce sujet a avancé grâce à la mobilisation des parlementaires et des maires, notamment de l'association Amaris, mais avec un intérêt relatif pour le débat public national, par les médias, jusqu'à ce qu'un accident survienne.
Dans le cadre de la loi de finances pour 2013, nous nous sommes battus pour modifier le financement des travaux des habitations au regard des PPRT, mais le Conseil constitutionnel a censuré une de ces dispositions pour des raisons de forme, et cela n'a pas suscité un émoi particulier.
La force d'intervention rapide a été partiellement mise en oeuvre. Atmo Normandie a mis en place ce dispositif, mais, à ma connaissance, seules trois régions l'ont mise en place à ce jour, plus de cinq ans après le premier incident. Vous avez souligné un certain nombre d'autres carences ; je partage vos constats. À l'image des rapports parlementaires, beaucoup de travaux restent sans suite, ce qui pose un véritable problème de légitimité pour les assemblées et les services de l'État. Selon vous, comment conjurer ce risque ? Faut-il demander un état des lieux dix-huit ou vingt-quatre mois après la publication d'un rapport ? Cette situation conduit à un sentiment d'impuissance, voire de mauvaise volonté.
Vous avez parlé de la culture de raison d'État industrielle. Je partage votre sentiment, une actualité chasse l'autre - on le voit avec le séisme qui vient de se produire dans la Drôme et l'Ardèche -, alors que les enjeux écologiques mobilisent des ressources humaines et des moyens.
En complément des propos de Jean-François Husson, je poserai la question plus directement : peut-on considérer qu'il y a eu dysfonctionnement des ministères de tutelle - le ministère de l'environnement et le ministère de l'intérieur - quant à la mise en oeuvre de ce rapport ?
Je sais que la force d'intervention rapide a été mise en oeuvre de façon partielle et incomplète : non seulement elle n'a été mise en place que dans trois territoires, avec le partenariat des Aasqa, mais les outils de mesure et les types de mesures sont incomplets. On est dans une situation comparable à celle de 2012 : près de dix ans après la loi Bachelot de 2003, la moitié à peine des PPRT étaient établis et signés. Certes, il y a des raisons : le temps que prennent les études, la réduction des risques à la source, les enjeux financiers, etc., mais cela traduit tout de même un niveau de mobilisation anormal pour ce qui concerne les risques technologiques.
Vous avez évoqué le fait que les conclusions de ce rapport aient été mises de côté. Je me permets d'y insister, il y a là une spécificité liée à l'écologie et à l'absence de considération sur le fait qu'il s'enrichit d'un enjeu de sécurité de la population. L'appareil d'État ne fonctionne pas du tout de la même façon pour ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, certains aspects de la sécurité civile, la sûreté des centrales nucléaires, etc., c'est-à-dire tout ce qui est bien identifié comme des risques majeurs. Il est, à mes yeux, fondamental de le comprendre. Et cet état de fait ne vaut pas que pour les risques technologiques ; cela vaut aussi dans bien d'autres domaines qui impliquent des conséquences écologiques ou pour la santé humaine. Il s'agit d'une culture profonde de la relativisation.
Bien sûr, il y a dysfonctionnement, mais je vois bien là la tentation de chercher un lampiste, le nom d'un responsable que l'on pourrait sanctionner. Ce serait trop facile et nous passerions à côté du véritable enjeu. On met de côté l'information qui dérange ou celle qui demande trop d'efforts. Je maintiens l'expression de « culture de raison d'État industrielle ». J'ai été confrontée dans l'exercice de mes responsabilités au refus - ou à la résistance - d'un certain nombre de préfets de prendre des mesures destinées à faire cesser une pollution industrielle. Je l'ai vécu, c'est un fait incontestable. L'année dernière, en tant que parlementaire, j'ai posé une question sur le site Alteo à Gardanne et les boues rouges : j'ai demandé pour quelles raisons un arrêté préfectoral n'était pas respecté de façon officielle ; il n'y a pas de mise en demeure ni de suites judiciaires, ce qui me paraît anormal et me conduit à dire que l'État de droit n'est pas appliqué.
Rassurez-vous, nous ne cherchons pas à mettre en cause un « lampiste ».
Je l'ai bien compris.
Mais nous nous interrogeons sur la responsabilité des ministres de l'environnement successifs - et Dieu sait s'ils ont été nombreux ces derniers temps.
Je vous remercie de votre contribution très forte et très intéressante. Vous avez omis de parler d'un point important en matière d'environnement, à savoir la création de trois tribunaux - Le Havre, Brest et Marseille - et de trois parquets spécialisés en matière de pollution maritime. On pourrait s'en inspirer pour traiter des sujets aussi complexes. On ne saurait demander aux parquets de toutes les grandes villes de France d'être compétents sur les sujets relatifs aux problèmes environnementaux, mais on pourrait prévoir un parquet spécialisé dans chaque région.
La Charte de l'environnement date de quelques années, mais on n'arrive pas à la transposer dans le droit positif. Je le vois bien à travers les résistances à parler d'un ordre public environnemental, qui complèterait les pouvoirs des maires en matière de sécurité, de salubrité, de tranquillité et de bien-être, qui datent de 1789 !
Je souscris à vos propos. La Charte de l'environnement commence à entraîner un certain nombre de décisions et de jurisprudences du Conseil constitutionnel. Mais l'article 5 relatif au principe de précaution a donné lieu à une seule décision sur le plan judiciaire. Ce principe a été appliqué s'agissant des produits agricoles, dans le cas de Lubrizol, mais il ne l'a pas été nécessairement pour l'amiante ou d'autres risques que ceux qui sont liés à l'alimentation.
Je vous poserai trois questions.
Vous avez évoqué les dysfonctionnements du système Gala - la gestion de l'alerte locale automatisée - en 2013. Sont-ce des dysfonctionnements d'ordre technique ou plus politique ? Concernant les Dreal, pouvez-vous préciser votre propos concernant les risques industriels ? Enfin, vous avez pointé un lien avec le non-respect des préconisations du rapport d'inspection, que vous avez longuement évoqué, mais y voyez-vous un lien avec les assouplissements réglementaires pour les sites Seveso ?
Ce n'est pas la première fois que j'entends parler du dysfonctionnement du système Gala dans de multiples configurations de gestion de crise.
Concernant le cas précis de Lubrizol en 2013, c'est dans le cadre du rapport d'inspection que le problème a surgi. J'ai compris qu'il s'agissait d'une défaillance technique du prestataire, mais je reste prudente dans ma réponse. En effet, l'une des particularités de l'incident découvert le 21 janvier 2013, c'est qu'il n'y avait pas de préfet en Seine-Maritime, pas plus qu'il n'y avait de directeur de l'agence régionale de santé (ARS). Dans la gestion de crise des premières vingt-quatre heures, l'absence de préfet a assurément joué un rôle. Ayant prêté serment, je ne serai pas formelle pour vous répondre à la question de savoir s'il s'agissait d'un problème technique ou politique. Mais se posait également un problème politique lié à l'absence de préfet.
Concernant la responsabilité de l'industriel lui-même, en 2013, Lubrizol s'est rendu compte de l'incident, qui a commencé durant le week-end, à 8 heures du matin ; elle n'a déclenché le plan d'opération interne (POI) que deux heures après, à 10 heures ; elle n'a pas prévenu la préfecture, qui sera prévenue par les pompiers parce que des habitants ont ressenti une odeur, et les services d'alerte et de veille au niveau ministériel ont été prévenus cinq heures après le début de la crise. À l'époque, dans les états-majors, on avait noté que l'industriel n'avait pas été réactif, qu'il n'avait pas tout dit. Lubrizol avait annoncé à peu près toutes les trois heures que le problème allait être réglé dans la demi-journée. Comme ce ne fut pas le cas, cela a discrédité la gestion de la situation.
Concernant les Dreal, le rapport de 2013 pointe une question qui renvoie, selon moi, à celle d'une possible perte de compétence ou d'un possible affaiblissement de leurs compétences, qui est directement liée à la création des Dreal il y a dix ans. Les Dreal sont issues de la fusion des directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (Drire). Les régions les plus concernées par les sites Seveso portent une attention particulière aux compétences des équipes.
Là encore, je ne veux pas tomber dans la logique du lampiste ! En réalité, ce problème se pose non seulement en Seine-Maritime, mais aussi dans toute la France. Il faut soulever la question de l'affaiblissement des compétences techniques et d'ingénierie de l'État, qui conduit, pour la mise en oeuvre au quotidien du droit de l'environnement, à externaliser bon nombre d'études, lesquelles ne sont plus réalisées par les services de l'État. Ces derniers sont débordés par la paperasse et passent donc moins de temps sur le terrain. Ce sujet mérite, à mon avis, une grande attention.
La question des moyens humains se pose également. Le ministère de l'écologie a été le plus impacté par la révision générale des politiques publiques (RGPP), laquelle a été suivie de la modernisation de l'action publique (MAP) et de nouvelles diminutions d'effectifs. Depuis 2012, on constate une baisse de 150 millions d'euros pour l'action n 1 du programme budgétaire 181 en autorisations d'engagement et de 50 millions d'euros en crédits de paiement. La perte des moyens humains a touché les équipes de façon générale. La culture des Dreal n'est plus celle des directions régionales de l'environnement.
Tout cela a-t-il un lien avec l'assouplissement des procédures ? Oui, directement !
Je ne me prononcerai pas sur le point de savoir s'il y a un lien entre l'incendie et l'augmentation de la capacité de stockage chez Lubrizol, accordée à deux reprises dont l'une par une régularisation a posteriori - selon les informations qui ont été rapportées par la presse, cette autorisation a été donnée après la constatation d'une anomalie et sans étude d'impact environnemental. Une révision des études de dangers a-t-elle été menée ? Le risque incendie a-t-il été pris en compte ?
En revanche, l'assouplissement et la simplification des procédures imposées par ces « enquiquineurs » du ministère de l'écologie ont des conséquences sur la surveillance des sites industriels, sur la police de l'environnement et sur l'aptitude d'une Dreal à résister à l'amicale sollicitation d'un préfet, pour lequel la situation n'est pas encore assez mûre pour prononcer une mise en demeure - vous voyez ce que je veux dire !
La logique du fonctionnement de l'État et sa capacité à être ferme sur les exigences de sécurité et de prévention des risques technologiques peuvent, dans un certain nombre de cas, passer pour des sources d'enquiquinement aux yeux des industriels, et parfois des élus locaux.
Dans le cadre du principe de précaution, des interdictions de vente de produits agricoles avaient été imposées. Aujourd'hui, à ma connaissance, elles ont été levées, et tous ces produits peuvent être vendus.
À votre avis, les services qui ont autorisé la reprise des ventes avaient-ils assez d'éléments pour être certains de l'absence de contamination ? Des conserves vont être faites, du lait a été transformé, etc. : on retrouvera ces produits sur les étals dans quelques mois ou dans un an. Que faire si l'on découvre durant la procédure d'enquête ou à son terme que des produits pourraient être nocifs ? Je suis très inquiet sur ce point.
Je ne pense pas que les services aient pu prendre cette décision à la légère. J'attire votre attention sur l'avis de l'Anses : elle a recommandé de mener un programme de suivi sanitaire et scientifique extrêmement poussé en matière tant agricole qu'environnementale.
J'ai été choquée d'entendre que, s'agissant de la faune et de la flore, la pluie s'en chargera... Dans la nature, rien ne se perd, tout se transforme ! Les sols, l'eau, les animaux, doivent faire l'objet d'un suivi précis.
Tout est question de formulation, et personne ne peut dire : « Nous sommes sûrs. » Ce qu'il faut faire, c'est dire que des mesures ont été prises, communiquer les résultats, indiquer que les niveaux relevés sont inférieurs aux seuils réglementaires relatifs aux effets sur la santé, et que, par conséquent, les mesures sont levées, mais que les investigations continuent.
Les mesures sont parfois difficiles à interpréter par le citoyen lambda ou le responsable politique qui n'a pas de culture scientifique. Les résultats sont fiables, mais leur interprétation est souvent sujette à discussion, voire à polémique.
Il ne faut pas donner d'interprétation, mais simplement le résultat. On peut comparer avec une prise de sang : personnellement, je ne sais pas combien il faut avoir de globules blancs ou rouges, mais lorsque vous effectuez des analyses, une colonne indique, en face de votre résultat, la fourchette dans laquelle se situe la norme. L'information doit être livrée telle quelle. Le débat démocratique est suffisamment éclairé et les citoyens sont assez informés pour qu'à partir de là une série d'acteurs, comme des associations, commentent les résultats et les interprètent.
En tant qu'élu du département de SeineMaritime et ancien président du conseil départemental jusqu'à il y a un mois, j'ai connu les deux crises de 2013 et 2019. Je partage votre constat selon lequel les deux tiers des populations voisines des établissements Seveso vivent dans des quartiers qualifiés de « sensibles » - c'est le cas en Seine-Maritime, où soixante établissements Seveso sont installés pour la plupart en bord de Seine.
Il faut se poser la question des règles d'urbanisme, car, pour l'essentiel, les communes se sont construites autour des installations industrielles - c'est le cas de l'usine Lubrizol installée depuis1956.
Dans le cas de l'incendie de Lubrizol, compte tenu des vents dominants, le panache de fumée, avec ses conséquences sanitaires, environnementales et agricoles, a touché les plateaux nord de Rouen et la campagne de Seine-Maritime, qui ne sont pas des quartiers sensibles.
Enfin, sans vouloir défendre qui que ce soit, je précise que le préfet de la Seine-Maritime, préfet de la région Normandie, n'était en poste que depuis quelques mois. Il aurait certainement dû connaître tous les plans de prévention des 60 établissements Seveso, mais des services, comme la Dreal, sont aussi à ses côtés.
Tomber dans une logique de chasse à l'homme s'agissant d'un serviteur de l'État, ce serait être complètement « à côté de la plaque » au regard de la situation dans laquelle nous sommes.
En 2013, j'ai passé une matinée entière à la réunion mensuelle des préfets à tirer les leçons de la gestion de crise du nuage de mercaptan. Les conclusions du rapport ne valaient pas uniquement pour le site Lubrizol de Rouen, mais pour la France entière et l'ensemble des sites Seveso. Tous les préfets sont censés en connaître les conclusions.
La pollution n'a pas de frontières. En cas de problème, la logique du PPRT est celle du périmètre rapproché s'agissant des effets létaux. Concernant le site de Lubrizol, l'absence de bassin de rétention des eaux de traitement de l'incendie est une question extrêmement importante.
Sur l'urbanisme, je rappelle qu'historiquement toute la réglementation est basée sur la notion de coexistence entre les activités industrielles et les habitations. Il s'agissait d'encourager l'industrialisation, avec la notion de risque « acceptable ».
Imaginer que la réponse à la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui serait d'organiser le grand déménagement de tous les sites Seveso me paraît l'archétype de la fausse bonne idée ! Entre les années 1970 et aujourd'hui, nous avons perdu la moitié des emplois industriels, ce qui a conduit à délocaliser la pollution. On le voit dans l'augmentation de l'empreinte carbone de la France : les émissions ne sont plus chez nous, mais ailleurs. On n'évoque pas du tout les 10 000 rivières détruites en Chine, etc. J'insiste, la délocalisation de l'industrie ne me paraît pas être la solution.
Par ailleurs, je veux attirer l'attention sur le fait que déménager le site ne nous prémunirait pas des conséquences sur la population, puisque la pollution n'a pas de frontières. En revanche, cela aurait pour conséquence de diminuer la pression citoyenne pour davantage de transparence et l'exigence d'une sécurité absolue de ces activités.
Je veux revenir sur la nécessité de renforcer le droit en matière environnementale, avec la création d'un parquet spécialisé. L'action de groupe existe déjà dans notre droit : cet outil juridique est-il adapté en cas d'accident industriel ? Quels aménagements législatifs préconiseriez-vous ?
Connaissez-vous des événements industriels du type de celui de Lubrizol en 2013, qui ont été bien gérés ?
De même, pourriez-vous nous signaler des sites Seveso dont les bonnes pratiques pourraient servir d'exemple ?
Les enjeux environnementaux ont - hélas - été écartés de l'action de groupe lorsque celle-ci a été créée. Cela m'avait conduit à déposer comme parlementaire une proposition de loi à la suite de l'affaire Volkswagen afin d'autoriser l'action de groupe en matière environnementale. L'outil a évolué depuis, mais pas suffisamment eu égard aux critères de saisine. Je peux vous communiquer le travail législatif que j'avais fait sur ces aspects, notamment au moment de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle.
Nonobstant toutes les actions qui peuvent être menées en matière de justice, il existe tout de même des prérogatives d'État qui ne peuvent être simplement renvoyées à un contentieux entre une population et un industriel. Il existe une responsabilité de l'État, qui est de garantir la sécurité des citoyens.
Ai-je connaissance d'événements industriels qui auraient été bien gérés ? Oui, il s'en présente de nombreux chaque année. Je ne suis pas en mesure de vous en fournir la liste, mais les services du ministère de l'écologie et les services des Dreal évitent chaque année des incidents ou des accidents potentiellement sérieux. Cela se fait soit au moyen de mesures d'anticipation et de suivi des sites, soit lors de la gestion de crise, par des actions évitant qu'un accident ne prenne des proportions trop graves.
À cet égard, je souhaiterais attirer votre attention sur l'un des points du rapport que je n'ai pas encore évoqué. Il s'agit des sites industriels défectueux, dénués de véritables propriétaires. Ces sites représentent une véritable angoisse pour les services du ministère de l'écologie, en raison de l'absence d'interlocuteur à même d'assurer les mesures de protection et de sécurité nécessaires. Il existe donc des événements industriels bien gérés. Mais je ne peux vous en dresser la liste.
De la même façon, il me semble que nous ne pouvons pas mettre sur le même plan tous les comportements des industriels en matière de gestion des risques technologiques.
À titre d'exemple, en 2013 j'avais adressé un courrier de mise en demeure à une dizaine d'industriels qui refusaient de prendre les mesures prescrites par les PPRT. A contrario, d'autres industriels avaient bien mis en oeuvre les procédures requises. Je pense que les services du ministère pourront tout à fait vous renseigner sur ce point.
Merci beaucoup pour cette audition très intéressante. N'hésitez pas à alimenter nos travaux si vous avez d'autres éléments à porter à notre connaissance.
Je vous ai adressé le rapport. Si vous avez besoin d'autres éléments factuels, y compris sur 2013, je dispose, comme vous le voyez, d'un épais dossier et reste, bien entendu, à la disposition de votre commission d'enquête. Merci beaucoup de m'avoir reçue.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous poursuivons nos auditions de la matinée avec l'audition de Mme Corinne Lepage, avocate spécialiste du droit de l'environnement.
Madame Lepage, nous vous connaissons tous, bien sûr, dans cette assemblée. Nous connaissons votre passé de ministre de l'environnement ainsi que votre rôle d'avocate de l'association Respire. Mais aujourd'hui, c'est en tant que spécialiste du droit de l'environnement que nous avons souhaité vous entendre.
En effet, au-delà des questions que se pose notre commission d'enquête sur d'éventuels dysfonctionnements de la part des services de l'État, plusieurs sujets relèvent du droit de l'environnement, de son application et des évolutions éventuelles qu'il conviendrait de lui apporter.
Le premier sujet porte sur la simplification peut-être excessive des règles applicables en matière d'environnement qui a été effectuée depuis une dizaine d'années, et ce quels que soient les gouvernements. Nous aimerions savoir si vous considérez que des simplifications excessives ont effectivement été faites, dont nous payerions en quelque sorte le prix aujourd'hui.
Le deuxième sujet, toujours lié à la question du droit, est celui de la sous-traitance. Il semble effectivement que les règles applicables aux entreprises du secteur de l'environnement ne s'appliquent pas avec autant de rigueur aux entreprises sous-traitantes. De manière générale, nous pouvons nous interroger sur le contrôle de l'activité des sous-traitants. C'est sur ces deux questions principales que nous souhaitons vous interroger ce jour.
Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Corinne Lepage prête serment.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'auditionner ce matin sur ce sujet, sur lequel je ne suis pas totalement objective puisque je suis l'avocate d'une très importante association de victimes. Vous l'avez rappelé vous-même, monsieur le président, mais je devais à l'honnêteté d'ouvrir mon propos en le rappelant également. Je reste objective dans l'analyse du droit que je fais, mais je défends une cause.
Je voudrais tout d'abord vous dire combien il est effectivement préoccupant de constater la réduction du respect des normes environnementales, car elle vient s'ajouter à un mouvement législatif et réglementaire qui se produit depuis une quarantaine d'années et passe très largement inaperçu.
Je pourrais vous fournir un document plus complet sur ce sujet, car j'y ai travaillé avec un spécialiste des risques, chef pompier au Havre et qui a participé au service départemental d'incendie et de secours (SDIS). Nous avons produit une note assez épaisse que je pourrais vous communiquer si cela intéresse votre commission.
La législation relative aux installations classées a été mise en place en 1976. À travers la directive « Seveso 1 » du 24 juin 1982 et la directive « Seveso 2 » du 9 décembre 1996, nous avons ensuite instauré un système très sévère de maîtrise de l'urbanisation autour des sites classés. Comment travaillait-on à l'époque pour déterminer les risques ? C'est cela, en effet, le coeur du problème. Nous travaillions au début sur des scénarii qui dépendaient de seuils de toxicité aiguë. Il s'agit là d'un point important. J'ouvre ici une parenthèse.
Lorsque le préfet de Seine-Maritime a communiqué au moment de l'accident, il a déclaré qu'il n'y avait pas de toxicité aiguë. Les gens ont compris que la fumée n'était pas dangereuse. Or il s'agit d'une interprétation totalement erronée. En effet, l'absence de toxicité aiguë critique signifie l'absence d'atteinte du seuil de létalité. En réalité, il existe deux niveaux de létalité : un premier à cinq morts pour cent personnes et un deuxième à un mort pour cent personnes. Il existe ensuite deux autres catégories, celle des effets irréversibles et celle des effets réversibles. Au total, il existait donc initialement quatre catégories. Ces catégories avaient été définies à l'aune de valeurs américaines. Tel était donc le système que nous avions mis en place à l'origine.
Or, en 1994, les Américains ont décidé de renforcer leurs normes. Je n'entrerai pas dans les détails de cet événement. Mais il faut également souligner un point très important en sus des quatre catégories de seuils dont j'ai parlé. Il s'agit des personnes prises en compte. Autrement dit, le seuil est-il fixé en prenant en compte les populations fragiles - c'est-à-dire les bébés, les personnes âgées, les asthmatiques, les gens malades - ou bien est-il fixé à l'aune du seul citoyen lambda ? Ce point est extrêmement important. Car l'on ne définit pas les mêmes normes si l'on prend en compte les bébés et si l'on prend en compte uniquement des garçons de 25 ans en pleine santé.
En 1994, les Américains ont donc décidé de renforcer leurs normes. À ce moment-là, l'industrie française a protesté. Et le ministère de l'écologie a demandé à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) de lancer une étude pour aboutir à des normes, disons, plus acceptables. Cela s'est fait « sous le radar ». Vous l'ignoriez peut-être. Pour ma part, je dois dire que je l'ai découvert ; je ne le savais pas.
Or tout cela nous a conduits à une situation assez absurde. En effet, nous disposons aujourd'hui de deux documents qui obéissent à deux logiques différentes. Nous avons, d'une part, les plans particuliers d'intervention (PPI), établis par le ministère de l'intérieur et la Direction de la sécurité civile, qui prennent en compte les effets de manière assez larges, et, d'autre part, les PPRT, issus de la loi relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, dite « loi Bachelot ». Or ce sont les PPRT qui ont introduit la possibilité de réduire les scénarii possibles, donc de réduire les périmètres de protection.
Le ministère de l'intérieur, c'est-à-dire la sécurité civile, a à sa disposition beaucoup moins de moyens techniques que le ministère de l'écologie, qui, lui, a toutes les bases. Par voie de conséquence, nous sommes en face d'une situation dans laquelle, d'une manière assez curieuse, les PPI sont beaucoup plus ouverts sur la question de la prise en compte des effets réversibles à long terme, notamment pour toutes les populations, que les PPRT. En effet, les scénarii envisagés par ces derniers sont évacués comme étant improbables.
Je rappelle que le PPRT de Lubrizol indique que le risque d'incendie est de 1 tous les 10 000 ans et que, dans le pire des cas, 14 maisons seraient concernées. On arrive à des absurdités de ce genre parce que, au fur et à mesure, les scénarii passent du possible au probable et du probable à l'improbable. On arrive ainsi à des zones de protection hyper petites, comme celle de Lubrizol.
Cerise sur le gâteau, si je puis dire, l'instruction de septembre 2017 signée par MM. Collomb et Hulot, parce qu'elle prend en compte le risque terroriste qui évidemment existe, a réduit de manière drastique la possibilité de communiquer les documents d'information. Or cette instruction, dont la valeur juridique équivaut à zéro, a été interprétée de manière encore plus restrictive qu'elle ne l'est réellement. En effet, elle précise qu'il faut prendre en compte les maires, les riverains les pompiers, et les informer, ce qui n'est pas le cas.
On est donc arrivé à une situation où ce qui devrait être la base de tout notre système, c'est-à-dire la culture du risque, n'existe pas, parce qu'il n'y a pas de partage d'informations. Si vous ajoutez à cela les allégements successifs sur les études d'impact, les évaluations environnementales, les études de danger et autres, les gens ne sont plus protégés convenablement. Je le dis de manière caricaturale, mais c'est une réalité.
Je le dis très clairement, je n'arrive pas à comprendre comment, en mars et en juillet 2019, le préfet a pu dispenser Lubrizol de nouvelles évaluations environnementales, alors que le stockage des produits dangereux avait augmenté dans des proportions considérables et qu'arrivaient sur le site des isocontainers, dont l'impact n'avait jamais été évalué - je passe bien entendu par pertes et profits, mais c'est momentané, le fait que, par-dessus le marché, près de 2 000 tonnes de produits étaient stockées par Lubrizol chez Normandie Logistique sans aucun contrôle.
Dans ces conditions-là, comment peut-on dispenser une entreprise d'une étude de danger ? C'est une aberration d'autant plus grande que l'étude de danger de 2009, revue en 2014, qui avait permis ce PPRT « riquiqui », car il est vrai que le périmètre est vraiment très petit, était fondée sur le fait que le stockage avait été réduit. Par conséquent, on établit un PPRT réduit parce que le stockage de certains produits, notamment de cuves d'acide chlorhydrique, a été réduit, mais, lorsque ce dernier augmente considérablement, on considère que ce n'est pas la peine de refaire une étude supplémentaire. Ce n'est pas possible !
C'est très grave, parce que nous risquons d'avoir ailleurs des problèmes identiques. Je sors un peu de mon rôle d'avocate pour dire que, en matière de confiance du citoyen, ce n'est pas brillant.
La sous-traitance est un problème majeur qui concerne toutes nos industries, y compris dans le domaine nucléaire. D'une part, dans ces entreprises, le personnel n'est pas formé de la même manière. D'autre part, cela m'a été dit par des sous-traitants du nucléaire, mais je pense que c'est valable ailleurs - il faut savoir comment cela se passe dans la vraie vie -, les entreprises ont un contrat pour aller faire du nettoyage, qui est de moins en moins du nettoyage et de plus en plus de l'intervention de maintenance. Elles doivent faire un certain nombre de choses dans un délai extrêmement court, ce qui n'est possible ni matériellement ni physiquement. Que font alors les employés ? Ils indiquent que ces tâches ont été accomplies, alors qu'elles ne le sont pas. S'ils ne le font pas, l'entreprise n'aura plus le contrat à l'avenir et c'est donc un risque de chômage pour eux. La pression qui s'exerce sur eux ne va évidemment pas dans le sens de la sécurité et de la sûreté. C'est vrai dans le secteur nucléaire et sans doute dans d'autres. En outre, ce sont des employés peu formés et peu suivis médicalement - le suivi sociomédical pose problème.
Même s'ils savent ce qu'ils doivent faire, une fois sur deux, les employés des entreprises de sous-traitance ne peuvent pas le faire et, si l'un d'entre eux faisait de l'excès de zèle, les autres lui tomberaient dessus, au regard de ce qui peut leur arriver.
La sous-traitance est un problème très important, pour toutes les raisons que je viens d'indiquer, qui fragilise encore l'édifice.
Sur l'autorisation accordée par le préfet au début de l'année 2019, vous avez indiqué d'abord que le préfet n'avait pas demandé d'évaluation environnementale, puis qu'il avait dispensé l'usine d'une étude de danger.
Il a accordé une dérogation.
Normalement, il aurait pu demander une étude environnementale, mais il ne l'a pas fait c'est bien cela ?
La législation a évolué. Avant, c'était automatique pour un certain nombre d'opérations. La loi a rendu possible le cas par cas : chaque situation fait donc l'objet d'une évaluation préfectorale et d'une dérogation éventuelle et peut ainsi ne pas être soumise aux évaluations environnementales, études d'impact ou études de danger selon le cas. C'est ce qui s'est passé ici.
Oui, absolument. Il existe un acte qui dispense expressément. Il se trouve dans les visas de l'arrêté de mars 2019 et de celui de juillet 2019.
De nombreuses voix s'élèvent pour interdire purement et simplement le recours à la sous-traitance. Qu'en pensez-vous ?
Lorsque nous sommes allés à Rouen, il a été question de l'éco-quartier Flaubert, qui est le plus gros chantier d'aménagement en cours dans la ville. Si le président de la métropole Rouen-Normandie a exprimé le besoin de prendre le temps de la réflexion, il entend cependant bien défendre l'idée de construire la ville sur la ville, comme il dit, pour limiter l'artificialisation des sols. Or ces sols ne sont pas dépollués. Que pensez-vous de cette urbanisation près des usines pétrochimiques ?
Ce n'est pas raisonnable ! On ajoute du risque au risque. Les habitants qui ont vécu les 12 heures de l'incendie - car cela a duré 12 heures - ont vécu l'enfer : ils ont eu peur « d'y passer ». Et l'on voudrait rajouter 5 000 personnes de plus ?
Évidemment, je suis contre l'artificialisation des terres. Je ne suis pas d'accord sur tout avec les écologistes plus verts que moi, si je puis dire, notamment quand il s'agit de construire en hauteur. Je pense qu'il n'y a pas le choix et que, si l'on veut garder nos sols - ce qui est absolument indispensable, parce que l'avenir est à la matière première agricole -, il faut arrêter de les artificialiser. Pour autant, ce n'est pas une raison pour exposer 5 000 personnes à un risque, de surcroît sur un terrain qui n'est pas dépollué et sur lequel on m'a dit - comme je ne l'ai pas vérifié moi-même, je le dis sous toutes réserves, c'est-à-dire avec des points d'interrogation, du conditionnel et des guillemets - qu'il y aurait eu des stockages de produits venant d'AZF, en attendant de savoir ce qu'on en faisait. Je ne sais pas si c'est vrai ou pas : ces indications m'ont été données à Rouen. Quoi qu'il en soit, ce terrain n'est pas dépollué. La meilleure preuve en est que la construction se fait en surélévation sur une base de sept mètres.
Sur des terres très polluées, quand il s'agit de déchets industriels spéciaux, cela coûte les yeux de la tête : des milliers d'euros par tonne. On les a donc laissés, on a mis de la terre dessus et on va construire. Très franchement, ce ne sont pas les écoquartiers dont on rêve !
Je me pose une autre question, mais n'ai pas la réponse : la volonté de réaliser le la ZAC Flaubert n'a-t-elle pas un lien avec la réduction du périmètre du PPRT de Lubrizol ?
Par ailleurs, et là encore je n'ai pas la réponse, pourquoi y a-t-il à Rouen un PPRT pour toutes les installations Seveso et un PPRT à part pour Lubrizol ? Lubrizol aurait dû être dans le PPRT de Rouen. Cela a-t-il un rapport avec la ZAC Flaubert, avec les modalités d'évaluation du risque dominos ? Je ne sais pas. Je n'accuse de rien. Je pose des questions.
Je comprends et je partage vos remarques sur le quartier Flaubert. En même temps, que fait-on d'un site comme celui-là ? Si l'on considère qu'il ne faut pas construire à proximité d'un site industriel, cela peut aller jusqu'à remettre en question la présence d'habitations autour de tout site industriel. On voit donc bien la limite du propos et le risque, qui serait de proposer que tous les sites industriels soient à la campagne.
Ce n'est pas notre histoire, en effet.
Il y a une quarantaine d'années, on essayait d'isoler les sites industriels des zones d'habitation : elles se sont rapprochées encore et encore. C'est comme cela !
La loi Bachelot avait précisément pour ambition, comme les PPRT, de réduire les risques, sauf que le récent rapport de vos collègues, maires ou élus de villes dans lesquelles se trouvent des sites Seveso, montre très bien que, en réalité, on n'a pas eu les moyens d'appliquer convenablement cette loi : les travaux qui devaient être effectués dans les habitations proches ne l'ont pas été, notamment parce que l'on mettait à la charge financière des ménages qui les occupent la réalisation de ces travaux - ce qui n'est tout de même pas très correct, à mon avis -, il n'y a quasiment pas eu d'expropriation, parce que l'on n'a pas d'argent pour exproprier.
Continuons-nous dans cette voie ou pas ? En d'autres termes, prenons-nous le risque d'avoir des accidents industriels, avec des risques pour la population ? Cela renvoie à votre question première sur l'allégement des normes. Si l'on prend cette décision-là, cela ne peut être fait qu'avec, d'abord, ce que l'on appelle une culture du risque, c'est-à-dire un contrôle beaucoup plus étroit que celui qu'il y a eu dans le cas de Lubrizol, ensuite une culture partagée. Je ne sais pas si votre commission a eu connaissance de la brochure « censée » - j'utilise les guillemets - informer le public des risques concernant Lubrizol : il n'y a rien du tout, c'est nul. Quand l'accident s'est produit, les gens étaient perdus : ils ne savaient pas quoi faire, il n'y a pas eu d'exercice d'alerte.
On ne peut pas dire en même temps que l'on prend ce risque, en essayant de le réduire au minimum et d'informer les gens le mieux possible, et qu'il n'y a pas de danger.
En effet, le fond de l'affaire, c'est de rassurer, de dire aux gens qu'il n'y a pas de danger et qu'ils peuvent dormir tranquillement. Mais cela ne fonctionne pas ! Si l'on prend nos concitoyens pour des êtres raisonnables - ce qu'ils sont - il faut leur expliquer la situation. Ils veulent travailler, et sont tout à fait capables de comprendre la nécessité du développement économique, mais il faut qu'ils aient les cartes en main. Il y a tout de même un problème de législation. Je suis très inquiète de voir qu'on supprime les enquêtes publiques, car rien ne remplace le contact du public avec un commissaire enquêteur : ce n'est pas la même chose de s'exprimer sur Internet et de dire quelque chose à quelqu'un qui va en tirer des conséquences.
Je souhaite vous interroger sur la sous-traitance. La première question que j'ai posée au PDG de Lubrizol lorsqu'il est venu devant nous - c'était notre première audition - était de savoir si le personnel sous-traitant avait été formé au même niveau que le personnel de Lubrizol. Sa réponse a été : oui. Pourtant, nombre d'intervenants et d'observateurs ont affirmé qu'il y avait un problème de sous-traitance. Certains ont même exprimé le souhait de l'interdire. Je crois donc qu'il y a un problème - et vous-même avez parlé de personnel peu formé. Qu'en pensez-vous ?
Mme Delphine Batho préconise la création de parquets spécialisés pour traiter des délits environnementaux. Qu'en pensez-vous ? L'action de groupe existe déjà dans notre droit. Cet outil juridique est-il adapté pour un accident industriel ? Des évolutions législatives sont-elles nécessaires ?
Le Gouvernement a souhaité faire la transparence dans cette affaire, en associant la population. Le mot de transparence a été répété à l'envi, mais lorsque le citoyen ou le sinistré demande les expertises indépendantes, l'État les refuse ! Vous êtes bien placée pour le savoir, puisque votre association Respire a demandé des expertises indépendantes, qui lui ont été refusées par l'État avant d'être accordées par la justice. Pourquoi est-on obligé à de tels recours ?
S'agissant de la sous-traitance, il faudra examiner les pièces dans la procédure pénale. Je ne les ai pas encore vues, même si j'ai déposé une plainte au nom de l'association Respire. Toutefois, j'ai pu lire dans la presse les propos du président, largement démentis, selon lesquels Lubrizol a fait un effort particulier en matière de formation de ses sous-traitants. Il faudra le démontrer ! Et il s'agirait d'un cas particulier, car le cas général ne paraît pas être celui-là. En tout cas, dans son arrêté du 8 novembre, le préfet met en demeure Lubrizol sur toute une série de règles qui ont été manifestement violées : plan d'opération interne (POI), sprinklers, règlement général de sécurité...
Les interdictions générales et absolues... Je serais plutôt favorable à une limitation très étroite des tâches qui peuvent être confiées à la sous-traitance. La maintenance classique ou les interventions dans les locaux administratifs peuvent évidemment être sous-traitées. Mais tout ce qui touche à l'entretien du site lui-même, non !
Sauf à avoir recours à des sous-traitants dont le niveau de qualification serait connu avec certitude.
Certes, mais qui vérifie ?
J'aurais beaucoup de critiques à faire sur la manière dont l'État a géré cette affaire. Mais, pour sa défense, les moyens dont disposent les services de l'État en matière de contrôle sont en chute libre ! Là aussi, il faut une clarification. Je ne suis pas contre la réduction du train de vie de l'État mais j'observe que la réduction de ses dépenses s'est largement faite sur les organismes de contrôle, dans tous les domaines : vétérinaires, concurrence et répression des fraudes, etc. Or ce sont eux qui tiennent le système. Sinon, vous votez des lois qui ne seront jamais appliquées !
Il existe déjà un pôle « santé-environnement » au parquet de Paris et au parquet de Marseille. Le problème est que leurs moyens sont très insuffisants. Du coup, les dossiers traînent en longueur. Ainsi, l'un de mes dossiers, sur les algues vertes, dort depuis cinq ans. Pour celui de l'incinérateur de Massy, la procédure a mis dix-neuf ans ! Et parfois, on nous refuse une expertise, faute de moyens, tout en reconnaissant qu'elle serait nécessaire.
L'action de classe n'en est pas une. Des associations de victimes sont reconnues comme telles et peuvent agir dans la procédure pénale. Cela évite d'engorger les juridictions d'instruction, certes : on attend l'audience pour que les membres de l'association demandent réparation. Mon association a fait une demande ; nous avons attendu trois semaines un accusé de réception. En tout cas, les actions de classe, en France, n'en sont pas. Pourquoi ? Parce qu'on n'en voulait pas réellement ! Le monde économique était vent debout contre ce système, qui marche très bien aux États-Unis. Le succédané que nous avons fonctionne sans doute pour des notes de téléphone ou des frais bancaires, mais pas dans des dossiers comme Lubrizol.
Nous avons fait immédiatement un référé-constat dans cette procédure, comme je le fais couramment dans beaucoup de procédures. Cela va très vite et permet un débat contradictoire, avec un état des lieux immédiatement après l'événement. Pour la première fois, j'ai eu en face de moi un État qui était violemment opposé. J'ai reçu deux mémoires de l'État, deux de l'ARS et un du SDIS pour dire : « Circulez, il n'y a rien à voir. » La présidente du tribunal administratif de Rouen ne l'a pas entendu de cette oreille et nous avons un expert, avec lequel nous avons déjà tenu deux réunions d'expertise. Cela permet de faire l'état des lieux. Par exemple, sur les prélèvements, il faut préciser où ils ont été faits, et ce que l'on a prélevé. Il faut débattre de manière contradictoire, en présence d'un expert judiciaire, astreint aux règles de déontologie.
On ne peut pas en être sûr, monsieur le président.
On me dit souvent, par exemple, que les associations ne sont pas indépendantes. Personne n'est indépendant, nous avons tous notre culture, notre religion, nos manières de voir les choses, des amitiés... Pour moi, être indépendant, c'est le contraire d'être dépendant. En somme, c'est ne pas dépendre financièrement de quelqu'un ou d'un organisme. Un expert judiciaire, lui, est totalement indépendant. Il a dû présenter patte blanche, dire qu'il n'avait aucun intérêt avec aucune des parties en cause et il figure sur une liste établie par les cours d'appel.
Quels sont les protocoles mis en place pour les suivis sanitaires et environnementaux ? Un point zéro était-il défini ?
Il y a eu un incendie d'une immense ampleur. Les sapeurs-pompiers et les policiers ont été remarquables : grâce à eux, nous avons eu un accident industriel, pas une catastrophe majeure. Tout est imbriqué et le feu pouvait partir n'importe où : l'incinérateur voisin, les silos tous proches, les cuves de Total... Bref, cela aurait pu être la disparition de Rouen.
Le SDIS a immédiatement mesuré un certain nombre de facteurs, pour savoir si les pompiers pouvaient sortir. Il n'était pas chargé de la sécurité sanitaire de la population rouennaise, mais il était chargé de savoir s'il n'exposait pas à la mort ses hommes en les faisant sortir. Des prélèvements ont été faits avec des lingettes et analysés avec les moyens du bord. Ce qui n'était pas habituel - hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dioxines, métaux lourds - n'avait pas été mesuré quotidiennement. Il existe en France deux ou trois camions « nucléaire, radiologique, chimique, bactériologique » (NRCB), parfaitement équipés. Celui qui était à Rouen, qui venait de Nogent-le-Rotrou, n'avait pas l'équipement nécessaire, semble-t-il, pour des relevés chimiques. Ce qu'on aurait pu mesurer ne l'a donc pas été.
De plus, avec leurs lingettes, les pompiers ont fait des mesures surfaciques, mais toutes les normes sont définies en volumétrie. Ce qui est sorti de ces analyses n'était donc comparable à aucune norme : on ne peut pas passer du surfacique au volumique. Atmo Normandie n'a mis en place des instruments pour mesurer les HAP et les dioxines que quelques heures après la fin de l'incendie, c'est-à-dire dans l'après-midi qui a suivi. Et les premières lingettes utilisées ont été détruites.
La population rouennaise s'interroge aussi sur les suivis mis en place, qui ne rassurent personne. En particulier, il n'y a pas de suivi médical prévu. Résultat : c'est la société civile qui s'organise pour le faire. Ce n'est pas normal. C'est le travail de l'État. Ce constat rejoint celui des difficultés de communication relevées : comment a-t-on pu dire, avec le nuage au-dessus de la ville, que la qualité de l'air était normale ? D'ailleurs, Atmo Normandie a refusé de publier ses résultats, parce que ceux-ci ne concernaient que les éléments habituels, qui n'étaient pas impactés par les fumées.
Les Rouennais expriment une très grande inquiétude, notamment sur la question du lait maternel, dans lequel on a relevé la présence de produits toxiques. Mais y en avait-il avant aussi ? Rouen, ce n'est pas la campagne... En tout cas, ce n'est pas sain de donner à un bébé du lait contenant des HAP.
La quantité des matières détenues par l'entreprise, leur localisation et leur nature étaient-elles bien déclarées et communicables immédiatement aux services de secours ?
Alors que la loi oblige les installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE), notamment celles classées Seveso seuil haut, à tenir à disposition de l'État à tout moment la liste et la quantité de produits présents sur leur site, ils n'ont pas été capables de le faire. À la première réunion d'expertise, début octobre, l'État n'avait toujours pas la liste de Normandie Logistique et venait seulement de publier celle de Lubrizol. Ce n'est pas normal. Il est tout aussi anormal que Lubrizol ait stocké, sans aucune protection particulière, 2 000 tonnes sur le site de Normandie Logistique. En juillet 2019, un arrêté préfectoral a permis à Lubrizol d'augmenter considérablement les stockages. Pourquoi stocker encore, à côté, 2 000 tonnes ? On est dans le flou artistique. Dans les mises en demeure adressées le 8 novembre dernier, le préfet demande la liste exacte des produits, ce qui veut dire qu'il ne l'a toujours pas !
Vous avez parlé de critiques à émettre sur le fonctionnement des services de l'État au moment de la catastrophe et après. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Même avant ! Mais je rappelle que les moyens ont baissé. Il y eu dix-neuf visites sur le site de Lubrizol. Comment est-il possible que, le 8 novembre, le préfet soit encore obligé de mettre en demeure Lubrizol de lui fournir un POI et un règlement de sécurité corrects ? L'arrêté indique ainsi que « le plan de défense incendie n'est pas complet », que « le POI du site ne contient pas les éléments liés avec l'instruction gouvernementale », que « l'exploitant n'a pas étudié, dans son étude de danger relatif aux unités de stockage, les stockages extérieurs », c'est-à-dire Normandie Logistique. L'arrêté indique aussi que « les stockages extérieurs susceptibles d'avoir des effets externes du site ne disposent pas de système de détection incendie », et que « les dispositifs de confinement des eaux d'extinction du site n'ont pas permis de recueillir les eaux polluées lors de l'incendie ». Après dix-neuf visites !
C'est donc après l'incendie que l'État demande à l'entreprise communication de documents ?
Il les avait déjà demandés le 19 juillet, en donnant un délai d'un ou deux mois, selon les documents. À la date de l'incendie, Lubrizol n'était pas en règle avec l'arrêté de juillet 2019. Or, avant juillet 2019, Lubrizol aurait déjà dû avoir un POI et un règlement de sécurité corrects, et n'aurait pas dû stocker dans de telles conditions des produits chez Normandie Logistique.
Deuxième problème : la communication de crise. Nous comprenons tous la difficulté de l'exercice. Et le préfet avait des mesures urgentes à prendre pour savoir s'il fallait évacuer Rouen ou non. Cela a été bien géré. Mais pourquoi n'a-t-il pas pris des instructions strictes de confinement ? C'est le patron du SDIS qui a dit : « Je rappelle que toute fumée de ce genre est une fumée toxique. » Les gens ont eu le sentiment d'être totalement abandonnés, de ne pas savoir quoi faire : certains sont partis, d'autres sont restés ; certains services publics ont fonctionné - les conducteurs d'autobus ont été obligés d'aller prendre leur service à six heures du matin -, mais des fonctionnaires ont été dispensés de service. Et le suivi n'est pas assuré, notamment pour les questions alimentaires. Je comprends très bien que les agriculteurs aient eu envie de revendre leurs produits, mais ils se sont tirés une balle dans le pied. On les a autorisés à revendre le lait le 14 octobre, et leurs autres productions, le 16 octobre. Personne n'a acheté et ils ne vont pas être indemnisés pour cette partie du préjudice.
Puis, certains producteurs, dont personne n'a ramassé le lait pendant quinze jours, alors qu'ils n'ont qu'une capacité de stockage correspondant à deux jours de production, l'ont répandu sur les champs. Et que se passera-t-il après ? Si les champs ont été pollués, qui va les indemniser ? Le rapport de l'Anses commence par préciser qu'il n'y a pas d'évaluation du risque sanitaire, et indique que si le Gouvernement autorise les produits, il faut mettre en place un suivi. Résultat : personne n'achète les produits ! C'est dommage pour les agriculteurs.
On sait que du lait provenant de cette zone a été mélangé à du lait provenant de toutes les régions de France, et incorporé dans des produits transformés. Faut-il vendre ces produits ?
Je ne suis pas qualifiée pour vous répondre. En principe, oui - j'en achète comme vous. Mais je ne suis pas capable de vous répondre.
Dommage, car c'est un sujet complexe, et le problème n'est pris en compte par personne. Or, il suffit que du lait de trois ou quatre producteurs soit mélangé avec celui d'une centaine de producteurs...
Si vous parlez des dioxines, il y a des seuils. Mais il faut du temps pour que les dioxines descendent dans le lait. Du coup, le lait des premiers jours posait peut-être moins de problèmes que celui des jours suivants. Certains, pourtant, préconisent de ne pas acheter les produits de telle ou telle marque, parce que ces marques achètent le lait de cette région.
Au début des années 1990, je défendais une société qui vendait du jambon, au moment de l'affaire des poulets à la dioxine en Belgique. Cette société a retiré de la vente tous les produits provenant de la Belgique et a demandé à son assurance de l'indemniser. L'assurance a refusé, en arguant du fait que nul ne l'avait obligée à faire cela. J'ai gagné, et l'assurance a payé, car la cour d'appel de Versailles a considéré que, en application du principe de précaution, cette société devait retirer les produits, même si, ultérieurement, les analyses ont montré qu'ils n'étaient pas toxiques.
Selon vous, que faudrait-il faire pour que nous soyons correctement informés ? Je dis bien « informés », et non « rassurés », car vous avez bien fait la distinction entre informer et rassurer, en soulignant, à juste titre, que les pouvoirs publics voulaient trop souvent rassurer. De quoi a-t-on besoin pour avoir vraiment une information fiable sur la réalité de la situation du point de vue sanitaire ?
En amont, nous disposons d'un outil qui fait un très bon travail : l'Autorité environnementale. Ses résultats doivent être partagés. Les enquêtes publiques sont très importantes. Et il faut développer la culture du risque pour que les gens n'aient pas le sentiment qu'on leur cache la réalité. On a besoin de savoir, en s'appuyant sur des études fiables, vérifiées par des tiers et soumises à un débat public. Les dispenses d'études et d'enquêtes ne sont jamais bienvenues.
Il faudra du temps pour avoir le recul nécessaire. Nous avons des prélèvements très hétérogènes : parfois de l'eau, parfois de l'air, parfois des sols... Et beaucoup d'évaluations sont surfaciques, ce qui ne sert strictement à rien, puisqu'on ne peut les comparer aux normes. De plus, quand on trouve des anomalies, on ne cherche pas pourquoi. Ainsi, on a trouvé un taux de dioxine anormal sur une table de ping-pong, et on nous dit que c'est normal !
Pour conclure, j'ai le sentiment, dans cette affaire, qu'on est toujours en train de rattraper la guerre d'avant. Des autorisations ont été données de manière laxiste. Quand l'accident se produit, on essaye de ne pas trop en parler. Vient ensuite la communication dont j'ai parlé tout à l'heure : « Il ne s'est rien passé. » Cela entraîne une communication de réassurance, pour la conforter.
Pour que les choses soient sues, il faut beaucoup plus de participation. Le comité de transparence et de suivi va dans la bonne direction, incontestablement. Mais il faut beaucoup plus d'éléments d'information. Surtout, on a besoin d'un vrai suivi médical. Ce qu'a proposé l'ARS n'est pas accepté.
Merci beaucoup. Je vous invite à nous adresser tout complément d'information qui pourrait nous être utile, notamment sur le dernier point : que faut-il pour disposer d'une information incontestable et incontestée ?
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 5.
Le compte rendu de cette réunion sera publié ultérieurement.
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