Intervention de Nadine Grelet-Certenais

Réunion du 19 novembre 2019 à 14h30
Carte vitale biométrique — Discussion d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Nadine Grelet-CertenaisNadine Grelet-Certenais :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, l’examen en commission a démontré non seulement que le dispositif proposé était faible, mais également que l’idée selon laquelle nous ferions face à une gabegie généralisée est un mythe.

Nous sommes ainsi passés d’une mesure d’ampleur visant à remplacer, pour l’ensemble des bénéficiaires de prestations d’assurance maladie, la carte Vitale actuelle par une carte Vitale biométrique à une expérimentation localisée.

Votre rapport est sans appel, madame la rapporteure, ce que masquent mal les circonvolutions de forme auxquelles vous vous livrez pour ne pas fermement rejeter cette proposition. Ainsi, vous écrivez très justement que « la fraude à la carte Vitale ne représente qu’un montant faiblement significatif ».

En effet, le rapport de la Caisse nationale d’assurance maladie pour l’année 2018 est tout à fait clair sur ce point : 261, 2 millions d’euros de préjudices ont été détectés.

Les responsables de près des quatre cinquièmes de ce total sont les établissements et les professionnels de santé – transporteurs, fournisseurs, etc. –, le reste, soit un peu plus de 20 %, est donc imputable aux assurés eux-mêmes.

La fraude en obtention des droits, la seule que vise la présente proposition de loi, ne représente que 11 millions d’euros, un montant qui varie faiblement depuis trois ans et qui représente moins de 5 % du montant total des fraudes aux prestations d’assurance maladie détectées. Plus précisément, la part de la fraude en obtention des droits strictement liée à l’usurpation de la carte Vitale a donné lieu au recouvrement d’un million d’euros en 2018, c’est-à-dire 0, 5 % de la fraude à l’assurance maladie.

Encore une fois, cette fraude n’est en rien comparable avec les fraudes aux cotisations sociales, dont le coût, selon une note confidentielle de l’Acoss, est estimé entre 6, 8 et 8, 4 milliards d’euros pour la seule année 2018.

On aimerait pouvoir bénéficier d’estimations aussi précises concernant la fraude fiscale, mais l’observatoire promis il y a plus d’un an par le Gouvernement peine toujours à voir le jour.

Qu’à cela ne tienne, Mmes Nathalie Goulet et Carole Grandjean, dans leur rapport dédié, placent également la focale sur la fraude sociale, notamment sur la fraude aux cartes Vitale, en expliquant sur les plateaux – sans chiffres à l’appui – que celle-ci est sous-estimée et représenterait des milliards d’euros. Elles laissent ainsi sous-entendre qu’une manne cachée par les organismes sociaux eux-mêmes serait prétendument à portée de main. Elles auraient pu éviter l’écueil de la fausse nouvelle…

En agitant à nouveau ce chiffon rouge, utilisé autrefois par les frontistes, puis par Nicolas Sarkozy en 2012, ce sont aujourd’hui les libéraux de tous bords qui tentent, une fois de plus, de surfer sur la vague de l’incurie de nos organismes de sécurité sociale.

Ces organismes, ainsi que l’Insee, ont d’ailleurs fortement réagi pour rétablir la vérité sur le nombre de cartes Vitale surnuméraires, lequel résulterait bien plus d’un défaut d’actualisation des données relatives à leurs bénéficiaires par les caisses d’assurance maladie que d’un trafic frauduleux. Ainsi, la cause principale de ce surnombre viendrait du simple usage et non d’une fraude organisée à grande échelle.

Rappelons que, lors du lancement de la carte en 1998, un changement de situation ou de région entraînait l’édition d’une nouvelle carte sans restitution obligatoire de l’ancienne. Cette situation provoqua la création de 10 millions de cartes surnuméraires. Ceci explique cela.

Dans un rapport publié en 2004, l’IGAS concluait déjà que les risques théoriques de fraude étaient élevés, mais que les risques réels étaient très limités. Un lent travail de désactivation des cartes Vitale en doublon a depuis lors été entrepris par les organismes compétents et des mesures antifraudes ont été mises en œuvre.

Au-delà de ces réticences, sur le fond, si nous devions prendre au sérieux la proposition initiale, la mise en place d’une carte Vitale biométrique aurait un coût prohibitif, évalué à près d’un milliard d’euros. Une telle disproportion nous invite, mes chers collègues, à envisager d’autres voies plus efficientes de modernisation de notre dispositif de lutte contre la fraude.

Même restreinte à une période et à un territoire donnés, comme le prévoit le texte tel qu’il résulte des travaux de la commission, la mise en place du dispositif proposé se heurte à un problème de coût.

Considérons ainsi simplement le recueil des empreintes digitales des personnes âgées ou à mobilité réduite : un agent devra-t-il se déplacer à leur domicile pour les relever ?

Autre problème d’ordre pratique : si seul le détenteur de la carte est en capacité de faire valoir ses droits, quid de la personne se rendant à la pharmacie pour le compte de ses parents ou de son conjoint, si ceux-ci sont en incapacité de se déplacer ? Quid de la situation de l’aidant ?

L’achat de nouveaux lecteurs de cartes Vitale biométriques pose également un problème financier et technique non négligeable.

Bien sûr, le développement de la biométrie constitue une opportunité pour les pouvoirs publics en termes de sécurisation de l’identité des individus et de rationalisation de l’action administrative. La biométrie permettrait même d’éviter d’éventuels drames lors d’une intervention chirurgicale, par exemple, pratiquée sur une personne différente du détenteur de la carte Vitale.

Cela étant, les données biométriques sont extrêmement sensibles, comme cela est indiqué dans le rapport. Le stockage centralisé des données biométriques collectées constituerait une base de données particulièrement exposée aux risques de cybercriminalité.

Je m’étonne, par ailleurs, que l’auteur du texte n’ait pas cru bon d’insérer le nécessaire avis de la CNIL sur le traitement prévu des données.

Ne nous laissons pas gagner par le « solutionnisme technologique » tous azimuts dénoncé par les spécialistes des questions sociales et numériques, comme Evgeny Morozov.

La CNIL nous invite à faire preuve de mesure en matière de manipulation des données biométriques. Son appel du 15 novembre sur les enjeux de la reconnaissance faciale doit nous faire prendre un peu de hauteur.

Revenons au texte lui-même. Je comprends bien qu’il faille sauver cette fausse bonne idée par le biais d’une expérimentation, mais il serait étrange de se lancer dans une telle aventure sur le fondement d’une suspicion de fraude massive, laquelle n’est même pas démontrée par les données présentées par les organismes compétents.

J’ai bien peur que nous parlions un peu dans le vide, mes chers collègues.

Quel est, d’ailleurs, l’avis des praticiens et des professionnels de santé, qui devraient, comme vous l’affirmez, être confrontés quotidiennement à cette problématique ? Avons-nous recueilli leur point de vue ou déclenché une enquête nationale sur cette question épineuse pour formuler une réponse législative adéquate ? Sont-ils d’accord avec le dispositif proposé et acceptent-ils d’endosser le rôle de contrôleur d’identité ?

On ne peut tout de même pas, sur le seul fondement d’une intuition, proposer une expérimentation afin de déterminer après coup son objectif réel, d’autant plus qu’une carte Vitale dématérialisée est actuellement testée dans les départements du Rhône et des Alpes-Maritimes, via une application pour smartphone appelée « apCV ». Un rapport d’évaluation devrait nous être transmis dans quelques mois, avant la généralisation de ce dispositif numérique, prévue pour 2021.

La multiplication d’expérimentations sur un même sujet ne me semble pas opportune.

Une carte Vitale sert d’abord à établir des droits, certes de façon sécurisée, non à permettre de vérifier l’identité du bénéficiaire, au nom d’une fraude fantasmée depuis tant d’années pour des raisons politiciennes.

J’aimerais que la même énergie soit déployée sur ces travées pour lutter contre la fraude sociale dans son ensemble, aux prestations, mais également aux cotisations, ainsi que contre la fraude fiscale, au lieu de pointer l’élément le plus infime, qui instille une suspicion malsaine.

L’emballement médiatique à la suite des annonces des auteurs du récent rapport parlementaire démontre bien l’appétence pour le sujet de certains entrepreneurs politiques, décidés à faire passer les étrangers résidents, car c’est bien eux qui sont visés par cette proposition de loi si on lève le voile un instant, pour des profiteurs et des destructeurs de la solidarité nationale.

Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe socialiste et républicain votera contre cette proposition de loi, malgré la tentative de sauvetage de Mme la rapporteure.

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