Je suis chargé aujourd'hui de vous présenter les crédits de trois des quatre programmes de la mission « Sécurités », prévus par le projet de loi de finances pour 2020 : le programme 152 « Gendarmerie nationale », le programme 176 « Police nationale » et le programme 207 « Sécurité et éducation routières ». Le programme 161 « Sécurité civile » fait quant à lui l'objet d'un avis distinct, qui vient d'être présenté par notre collègue Catherine Troendlé. Comme vous le savez, le budget des forces de sécurité a connu, depuis 2012, une croissance continue, largement justifiée au regard de la persistance d'un climat sécuritaire dégradé dans notre pays. En sept ans, les crédits alloués à la mission, hors sécurité civile, ont ainsi augmenté de 19 % en autorisations d'engagement et de 14,5 % en crédits de paiement. En dépit des efforts consentis, le Sénat déplore, depuis plusieurs exercices, l'approche déséquilibrée du Gouvernement qui privilégie systématiquement le renforcement des effectifs, au détriment de l'entretien des équipements et de l'amélioration des conditions de travail des policiers et des gendarmes. Malheureusement, le projet de loi de finances pour 2020 ne déroge pas à la règle.
Comme le secrétaire d'État auprès du ministre de l'intérieur, M. Laurent Nuñez, l'a annoncé la semaine dernière devant notre commission, les crédits de la mission « Sécurités », hors sécurité civile, connaîtront une nouvelle hausse en 2020. Si nous raisonnons à périmètre constant - car la mission fait l'objet en 2020 d'importants mouvements de périmètre -, ils augmenteront de 3,7 % en autorisations d'engagement et de 3,9 % en crédits de paiement. Les crédits du programme 207 « Sécurité et éducation routières » connaissent une légère augmentation de 0,5 % en autorisations d'engagement et de 2,3 % en crédits de paiement.
S'agissant des forces de sécurité, l'augmentation est plus significative pour la police que pour la gendarmerie : à périmètre constant, les crédits de la première devraient augmenter de 4,1 % en autorisations d'engagement et de 5,2 % en crédits de paiement, contre des augmentations de 3,5 % en autorisations d'engagement et de 2,3 % en crédits de paiement pour la gendarmerie.
Que ce soit le programme 176 ou le programme 152, le constat est toutefois le même : cette année encore, l'augmentation des crédits sera quasi intégralement absorbée par les dépenses de masse salariale, qui augmenteront, à périmètre constant, de 5,9 % dans la police nationale et de 2,7 % dans la gendarmerie nationale. Cette croissance importante de la masse salariale s'explique par deux évolutions concomitantes. En premier lieu, l'augmentation des effectifs, conformément au plan présidentiel de recrutement de 10 000 policiers et gendarmes sur la durée du quinquennat. En 2020, 1 398 emplois supplémentaires seront créés dans la police et 490 dans la gendarmerie. En second lieu, les dépenses de masse salariale sont gonflées par le financement de nombreuses mesures de revalorisation salariale. Ces mesures, vous vous en rappelez sûrement, sont issues pour partie d'un protocole signé en décembre 2018, en pleine crise des « gilets jaunes », qui prévoit notamment des augmentations de primes pour les policiers et les gendarmes.
Bien entendu, je ne remets en cause, dans leur principe, ni le renforcement des effectifs, ni les mesures catégorielles, qui apparaissent tout à fait légitimes. Dans la pratique toutefois, cette « explosion », depuis plusieurs exercices, des dépenses de masse salariale apparaît peu maîtrisée et génère de fortes tensions sur le budget des forces de sécurité intérieure.
Peu maîtrisée, car pour financer les créations de postes et les mesures catégorielles, le ministère de l'intérieur a été contraint, au cours des deux derniers exercices, de ponctionner d'autres postes de dépenses. Je pense notamment aux enveloppes dédiées au financement de la réserve civile de la police et de la réserve opérationnelle de la gendarmerie, qui ont subi d'importantes coupes budgétaires. Les conséquences sont regrettables : en 2018, la mobilisation de ces forces vives a été moins importante, alors qu'y recourir devient indispensable. Sur ce point, aucune amélioration n'est prévue pour 2020 : les crédits alloués à la réserve connaitront une baisse importante, de 11 % dans la police et de 30 % dans la gendarmerie.
Surtout, la forte augmentation de la masse salariale se fait, cette année encore, au détriment des crédits de fonctionnement et d'investissement, dont la part dans le budget global ne cesse de se réduire. Il suffit, pour s'en convaincre, d'étudier les chiffres : en 10 ans, les dépenses de fonctionnement et d'investissement de la police ont augmenté seulement de 8 %, alors que les dépenses de personnel ont progressé de 30 %. Or, il est évident que l'augmentation continue des effectifs sans augmentation, à due concurrence, des dépenses de fonctionnement et d'investissement, risque de nuire à la capacité opérationnelle de nos forces de sécurité. Comme je l'ai dit au ministre, l'efficacité des policiers et gendarmes ne repose pas uniquement sur leur nombre ; elle dépend également de la qualité de leur équipement et de leurs moyens d'intervention, sans négliger la formation initiale et continue.
En 2020, les crédits de fonctionnement seront, à périmètre constant, en augmentation de 4 % en crédits de paiement dans la police et stagneront dans la gendarmerie. Ces prévisions sont une fois encore insuffisantes, car elles restent inférieures aux crédits effectivement dépensés au cours des exercices 2017 et 2018.
Le point le plus inquiétant de ce budget concerne toutefois les crédits d'investissement, qui poursuivent leur chute : à périmètre constant, par rapport à 2019, ils seront en baisse, en autorisations d'engagement, de 13,6 % dans la police et de 17,4 % dans la gendarmerie. À cet égard, je souhaiterais insister sur deux points de préoccupation majeure. Le premier concerne le renouvellement des parcs de véhicules. En raison d'un sous-investissement chronique pendant de nombreuses années, ceux-ci ont subi un vieillissement important. Actuellement, 8 320 véhicules sont maintenus en service dans la police alors même qu'ils remplissent les critères pour être réformés. Dans la gendarmerie, 11 % du parc automobile n'est plus opérationnel. On ne peut nier que des efforts ont été consentis depuis plusieurs années, par les gouvernements successifs, pour tenter d'améliorer l'état des véhicules. Je me félicite que le ministère de l'intérieur ait décidé, en 2020, d'initier le renouvellement des véhicules lourds des forces mobiles. Les crédits inscrits apparaissent toutefois, dans l'ensemble, bien en-deçà des besoins et se révèlent insuffisants pour rajeunir les parcs automobiles. Le second point de préoccupation concerne l'immobilier. Vous n'êtes pas sans connaître les conditions désastreuses dans lesquelles nos policiers et gendarmes travaillent et vivent. Le Gouvernement dit avoir fait de la réhabilitation du parc immobilier une priorité. Je constate toutefois qu'en pratique, les crédits qui y sont alloués seront en baisse par rapport à 2019. Dans la gendarmerie, les crédits seront même inférieurs à ce qui avait été prévu dans le plan d'urgence triennal.
Au-delà de cette analyse budgétaire, j'ai souhaité profiter de cet exercice annuel pour étudier l'impact des nombreuses créations d'effectifs sous un autre angle : celui du recrutement et de la formation. Depuis 2013, les appareils de recrutement et de formation de la police et de la gendarmerie sont en effet fortement mobilisés. Cette évolution résulte de deux phénomènes concomitants : d'une part, le renforcement des effectifs depuis 2015 ; d'autre part, un nombre important de départs, qui correspond au départ à la retraite de la génération du « baby-boom ». Cela se traduit, dans la pratique, par une augmentation importante des incorporations d'élèves en école : dans la police, le nombre d'élèves gardiens de la paix est passé de 1 500 en 2010 à plus de 4 500 en 2017, dans la gendarmerie, 4 259 sous-officiers sont entrés à l'école en 2018, contre moins de 3 500 en moyenne avant 2015.
Pour absorber ces flux importants de nouveaux entrants, la police et la gendarmerie ont dû adapter rapidement leur dispositif de formation, parfois dans l'urgence et avec des conséquences qu'il est encore difficile d'évaluer. J'ai été par exemple surpris d'apprendre que la durée de la scolarité en école des élèves gendarmes et des élèves gardiens de la paix avait dû être réduite pendant plusieurs mois pour permettre de suivre le mouvement de création des effectifs. Il est heureux que des mesures de plus long terme aient été engagées et que des moyens immobiliers et humains aient été débloqués pour renforcer durablement la capacité d'accueil des écoles. Je pense par exemple à la création d'une nouvelle école de gendarmerie à Dijon, que j'ai eu l'occasion de visiter il y a quelques jours.
Au cours de mes travaux, j'ai toutefois pu constater qu'il existait un risque de saturation des dispositifs de recrutement et de formation, à deux niveaux. Il est tout d'abord regrettable que l'augmentation des incorporations en école n'ait pas été accompagnée, comme on aurait pu s'y attendre, d'une augmentation suffisante des budgets de fonctionnement. L'école de Dijon, par exemple, devra accueillir en 2020 deux compagnies d'élèves gendarmes de plus, qui seront nourris et logés, sans aucun moyen complémentaire. La deuxième source d'inquiétude concerne l'appauvrissement des viviers de recrutement. La police comme la gendarmerie peinent en effet à maintenir un niveau de sélectivité satisfaisant dans les concours. Le ministère semble s'être saisi à bras le corps de cette question. Il n'en reste pas moins que nous devons rester attentifs à ce que les recrutements en masse de policiers et gendarmes souhaités par le Gouvernement ne se fassent pas au prix d'un abaissement excessif du niveau de recrutement.
Pour finir mon propos, je souhaiterais vous faire part de quelques réflexions plus générales sur l'organisation de la formation au sein de la police et de la gendarmerie, qui connaît, au-delà des difficultés conjoncturelles que je viens d'évoquer, des fragilités plus structurelles. La première concerne l'organisation de la formation initiale au sein de la police nationale. Aujourd'hui, il existe une vraie fracture entre la formation, d'un côté, des gardiens de la paix, et, de l'autre, des cadres de la police nationale, à savoir les commissaires et les officiers. Le rapport de notre collègue François Grosdidier fait au nom de la commission d'enquête sur l'état des forces de sécurité intérieure l'avait déjà soulevé en 2018 : cette fracture nuit considérablement à l'émergence d'un esprit de corps au sein de la police. Pour répondre à ces difficultés, la police engagera une réforme à compter de 2020 : désormais, tous les policiers, quel que soit leur corps, suivront en début de scolarité un mois d'apprentissages partagés. C'est une avancée intéressante. Je regrette toutefois que l'idée d'une « académie de police », plus ambitieuse, ait été abandonnée.
La deuxième fragilité majeure concerne la formation continue. Le problème ne réside pas tant dans l'offre de formation, qui existe, mais plutôt dans la volonté et dans la capacité des responsables hiérarchiques à envoyer leurs agents en formation. En raison de la charge opérationnelle des forces de sécurité, la formation continue sert en effet souvent, dans la pratique, de variable d'ajustement. La gendarmerie a fait récemment un pas majeur dans ce domaine : depuis 2017, tous les gendarmes sont tenus de suivre, en école, tous les cinq ans, un stage de « recyclage » de leurs connaissances. Il est regrettable que cette évolution n'ait pas, à ce jour, encore inspiré la police nationale.
Enfin, des progrès importants restent à conduire sur l'entraînement au tir. Dans la police, un agent sur trois n'est pas à jour de ses obligations d'entraînement au tir. Ce constat inquiétant est notamment lié à l'indisponibilité des stands de tir, en nombre insuffisant et dans un état souvent dégradé. Au-delà de l'engagement de travaux de rénovation, il importe qu'une doctrine commune soit définie au ministère de l'intérieur sur le recours aux stands de tir privés, qui constituerait une solution intéressante à court terme.
Au vu de l'insuffisance manifeste des dotations de fonctionnement et d'investissement allouées à la police et gendarmerie nationales, je vous propose d'émettre un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Sécurités », hors programme « Sécurité civile », inscrits au projet de loi de finances pour 2020.