Depuis l'annonce de la nomination d'un haut-commissaire à la réforme des retraites, il s'est écoulé plus de deux ans et une nouvelle période de concertation a été ouverte après la remise de son rapport.
C'est évidemment un peu déconcertant puisque les deux années écoulées devaient être consacrées à l'élaboration des moyens de mettre en oeuvre l'engagement du candidat à la présidence de la République sorti victorieux des urnes - « un euro cotisé donne à chacun les mêmes droits » -, mais également à une concertation. Sur ce dernier point, la représentation nationale a été mal traitée. Des auditions ont été organisées, et j'ai moi-même procédé à l'audition de M. Delevoye, mais il est regrettable que les deux questionnaires spécifiques que j'ai adressés aux membres du Gouvernement chargés de préparer la réforme soient restés sans réponse.
En outre, il faut bien reconnaître que le rapport présenté par le haut-commissaire, s'il dessine à grands traits l'architecture du régime, comporte fort peu de simulations des impacts de la réforme proposée. Certes, il définit des cas types et tout le monde ou presque gagne, mais cela contribue à semer le doute puisque la réforme est présentée comme devant se faire à niveau inchangé des dépenses de retraite dans le PIB. Il y aura donc des perdants, mais rien n'est dit, dans le rapport, sur l'ampleur des pertes ni sur leur nature.
Par ailleurs, j'ai procédé à de nombreuses auditions et mon sentiment est bien que mes interlocuteurs, y compris ceux relevant de l'exécutif, n'étaient pas beaucoup plus informés que la représentation nationale. Mais alors comment le Gouvernement a-t-il pu déterminer les chiffres clefs de la réforme, son taux, son rendement ?
La gêne est évidente pour les régimes spéciaux et les régimes des fonctionnaires de l'État, qui pourraient être frappés très fortement par la réforme, sans qu'aucune estimation, même imprécise, ne soit donnée ni sur le niveau futur des pensions, ni sur les taux de remplacement, ni sur la distribution des pensions entre les différents assurés, ni sur les âges de liquidation, ni sur les salaires d'activité affectés. Or, on ne peut traiter le régime de retraite indépendamment du régime salarial. Ces éléments ne sont pas séparables ; ils sont des parties d'un tout que l'on appelle le « pacte social » ou le fonctionnement du marché du travail. Les équilibres qui se forment sur chaque composante sont en interaction. Par ailleurs, ces équilibres ne sont pas indépendants des conditions économiques propres aux secteurs d'activité. La retraite a souvent été intégrée dans la négociation salariale, un certain niveau de retraite ayant pour contrepartie un niveau plus faible de rémunération à certaines étapes de la carrière.
La diversité des régimes de retraite possède une certaine inertie dans ce pays et n'est pas sans fondement : elle résulte de la reconnaissance de spécificités économiques ou démographiques. C'est le cas, par exemple, des militaires, des mineurs ou des exploitants agricoles. On peut donc s'interroger sur la justification, voire la nécessité, d'unifier les régimes. Les régimes de retraite sont marqués par des réalités démographiques très disparates. Le rapport démographique, tous régimes confondus, est de 1,7 cotisant pour 1 pensionné, mais il est de 1,3 pour les salariés, de 1 dans la fonction publique et beaucoup plus bas pour les régimes spéciaux. On conçoit sans peine que les régimes disposant d'un rapport démographique plutôt favorable ne sont pas très pressés de passer sous une toise où leurs cotisations seraient majorées et leurs espérances de pension affaiblies. On dira que tout cela est assez égoïste, mais, après tout, les assurés des régimes en bonne situation démographique contribuent déjà à financer les effets des équilibres démographiques moins favorables d'autres régimes, que ce soit par la compensation démographique ou par leurs impôts qui comblent les déséquilibres financiers des régimes en moins bonne situation. Il serait d'ailleurs utile de pouvoir disposer d'éléments sur la répartition de ces financements hors régimes de retraite stricto sensu.
J'en viens à la dimension technique de la réforme. Comme vous le savez, il s'agit de substituer un régime en points à rendement défini aux régimes actuels en annuités, évolution qui poursuit deux objectifs principaux : une plus grande équité et une moindre sensibilité à la croissance économique.
La proposition est connue : au moment de l'adoption du nouveau régime, 10 euros cotisés donneront 1 point - c'est la valeur d'achat du point -, et chaque point ouvrirait droit à 55 centimes d'euros de pension - c'est la valeur de conversion du point - ; une formule évidemment susceptible d'être revue au moment où les premiers affiliés au nouveau régime liquideront leurs points, c'est-à-dire, pour les plus jeunes d'entre eux, vers 2068 si la réforme est mise en oeuvre en 2025.
En quoi cette formule est-elle plus équitable que les conditions actuelles ? Principalement parce qu'elle élimine les différences de rendement des cotisations induites aujourd'hui par des modalités de calcul des pensions, qui pénalisent les débuts de carrière plus souvent précoces chez les non-qualifiés et les carrières heurtées, et favorisent les carrières ascendantes. C'est l'un des éléments qui conduisent à une différenciation des rendements contributifs. Celle-ci ne va pas dans le bon sens. Si le système de retraite est globalement redistributif, il s'avère contre-redistributif dans sa composante contributive. Si les écarts salariaux sont de un à six, les écarts des pensions varient de un à sept, voire plus selon les bornes de comparaison employées. La réforme est censée réduire les avantages en rendement donnés aux carrières ascendantes par les unités de compte actuellement utilisées et réduire les pénalisations subies par les affiliés à carrières plates ou heurtées du fait de la décapitalisation qu'ils subissent. Dans la réforme, un mécanisme, l'indexation de la valeur du point sur les salaires moyens, joue un grand rôle au regard de l'équité contributive. Elle permet d'assurer la neutralité actuarielle du pouvoir d'achat du point de cotisation. C'est une grande différence par rapport à la situation actuelle qui conduit à réduire le rendement des cotisations les plus anciennes mais aussi à accorder un avantage aux carrières les plus ascendantes.
La sensibilité à la croissance économique sera moindre, car les droits seront plus facilement pilotables qu'actuellement. Désormais, il suffira, en cas de nécessité, de modifier la valeur de conversion du point ou, ce qui est financièrement équivalent, de reculer l'âge dit « pivot » (64 ans) permettant d'échapper à la minoration de la valeur de conversion des points.
Il faut ajouter que le système prévoit une surcotisation destinée à alimenter un fonds de réserve mobilisable pour lisser les à-coups conjoncturels et provisionner une partie au moins de la dégradation des conditions démographiques d'équilibre du système.
Sous une contrainte budgétaire plus ou moins inchangée, selon le diagnostic porté sur le potentiel de création de droits à retraite du nouveau régime, il y aura une nouvelle distribution des droits entre les assurés.
De fait, la réforme exercera des effets redistributifs forts qui sont, hélas, insuffisamment documentés. Pour une réforme d'une telle importance, c'est à peine croyable. Nous ne disposons que des simulations réalisées par l'Institut des politiques publiques. Elles montrent que les gains relatifs sont d'autant plus élevés qu'on se situe dans le bas de la distribution. Ils apparaissent très élevés mais il ne s'agit que de gains relatifs. Les gagnants sont majoritaires jusqu'au cinquième décile de salaires cumulés, la proportion des perdants étant de plus en plus forte au-delà, excepté pour le dernier décile. Pour les perdants, la perte relative est plus faible mais elle est exprimée en termes relatifs. Les simulations ne concernent que les salariés. Elles montrent que les salariés appartenant à la catégorie des cadres seront les principaux perdants, mais ce sera également le cas de ceux qui, aujourd'hui, disposent de rendements relativement élevés de leurs contributions et de durée de service de leurs pensions comparativement importantes. Le coeur du système, sa partie contributive, deviendra plus neutre, voire redistributive. Au total, à compartiment de solidarité inchangé, ce dernier conférant au système d'ensemble des propriétés nettement redistributives, l'ensemble sera encore plus redistributif qu'aujourd'hui. Mais le sort du comportement de solidarité n'est pas clairement présenté.
Il n'existe pas de simulation spécifique à la fonction publique. Pour celle-ci, les effets redistributifs de la réforme sont susceptibles d'être différents de ceux du régime général.
Les écarts de salaires y sont moindres si bien que les écarts de pension par rapport à la situation actuelle le seront aussi. Mais il faut tenir compte de l'intégration des primes, j'y reviendrai. Par ailleurs, j'y insiste, il faut souligner que nous n'avons pas de vue précise sur le destin des dispositifs de solidarité.
Dans la fonction publique, mais aussi dans les régimes spéciaux, ils tiennent principalement dans des conditions d'âge de départ en retraite plus précoces couplées avec des avantages permettant de bonifier les taux de liquidation. De ce point de vue, ces régimes se distinguent très nettement du régime général où les compensations sont plus existentielles que liées aux conditions du métier.
C'est la situation des personnels appartenant aux catégories actives et superactives de la fonction publique ou des personnels de la SNCF et de la RATP. Sur ce point, les préconisations du haut-commissaire suivent une orientation générale qui est de réduire ce type d'avantages. Un calendrier de banalisation des âges de départ est présenté. Pour ces catégories, l'élévation de l'âge de départ ne rimera pas nécessairement avec une perte du rendement des cotisations. L'allongement de la durée de carrière permettra de gagner des points et il devrait en résulter une pension supérieure mais perçue moins longtemps : c'est l'arbitrage classique entre niveau de la pension et durée de perception. Toutefois, tout dépendra du sort futur des bonifications de durée d'assurance qui n'est pas précisé. Seront-elles remplacées par des points gratuits, on ne le sait pas encore. Or, c'est évidemment essentiel. Selon l'issue donnée à ce problème, la baisse du rendement des contributions des populations concernées sera plus ou moins élevée.
Selon les projections du COR établies en juin, et semble-t-il en passe d'être confirmées, si j'en crois la presse, l'équilibre de long terme du système proposé suppose des évolutions permettant de dégager un redressement du solde. Les conditions précises du bouclage financier de cette impasse ne sont pas exposées. En dehors de cette donnée de court terme, dont les implications de long terme ne sont pas nécessairement mécaniques, il est difficile de lire, à partir des paramètres de la réforme, en l'absence de données détaillées, les conditions de l'équilibre structurel du système.
Car, pour être systémique, la réforme n'en est pas moins fortement paramétrique.
Pour les fonctionnaires, moyennant des estimations plus qualitatives que quantitatives, elles reposent, en partie, sur une légère hausse du taux de contribution (celle qui correspond au taux d'appel d'un peu plus de 28 %), mais aussi sur une réduction des engagements du système résultant de réaménagements de droits, notamment des droits non contributifs, avec des impacts non mesurés. Si ces derniers n'étaient pas impactés, le différentiel entre la contribution d'équilibre des fonctionnaires et celle des salariés serait plus fort.
Quoi qu'il en soit, la question de la soutenabilité de la réforme se pose, tout comme celle de son acceptabilité sociale. En effet, depuis 1940, les actifs n'ont cessé de cotiser davantage pour un rendement toujours plus faible, afin d'équilibrer les effets de l'augmentation de l'espérance de vie. L'espérance de vie augmente, certes, mais l'espérance de vie en bonne santé n'augmente pas. S'ajoutent des difficultés de court terme. Si le Gouvernement entend rétablir l'équilibre du système au 1er janvier 2025, avant de lancer la réforme, il faudra demander alors encore un effort supplémentaire aux actifs. Ce point est problématique. Le solde est aussi en déficit en raison du papy-boom. L'évolution démographique joue un grand rôle dans l'évolution du solde. Il ne serait pas juste que les actifs actuels paient plus que les générations passées, ou les générations futures lorsque l'équilibre aura été rétabli. Au demeurant, on peut supposer, mais sans certitude, que les paramètres proposés dans le cadre de la réforme ont intégré des évolutions connues depuis le premier semestre 2019. Le comblement du déficit intermédiaire sur la période 2020-2025 ne consisterait qu'à avancer la mise en oeuvre de ces paramètres en les appliquant au régime actuel.
La réforme induit une évolution importante des modes d'équilibrage du système. Il sera difficile d'augmenter les cotisations, celles-ci ouvrant de nouveaux droits, sauf à passer par une hausse du taux d'appel sans ouverture de nouveaux droits.
Quant au durcissement des conditions de durée de cotisation, il n'a pas les mêmes effets dans le régime actuel et dans un régime en points à rendement défini. Dans le régime actuel, elle oblige les actifs à travailler plus longtemps sans constitution de droits nouveaux, ce qui pénalise les assurés, notamment les assurés au chômage, ceux qui ont atteint le taux plein sans décote de la pension et les assurés qui ont commencé leur carrière tardivement. Parmi ces personnes, les effectifs appartenant aux catégories dites « actives », qui partent tôt en retraite, sont nombreuses. C'est également le cas des femmes et des catégories supérieures des grilles indiciaires de la fonction publique. Dans le régime à points, avec le principe de proportionnalité entre les cotisations et les points, la poursuite de l'activité permet normalement de gagner des points et augmente la valeur de liquidation de la pension sauf à figer le nombre de points acquis à cet âge ce qui n'est pas dans l'esprit de la réforme. En bref, l'ajustement des dépenses par la durée de cotisation avec le système de la décote surcote est appelé à être profondément modifié, ce qui change les conditions dans lesquelles la charge des ajustements financiers est distribuée. Les femmes seront moins pénalisées notamment.
Il est vrai que le régime du bonus-malus autour de l'âge-pivot peut être considéré comme un substitut à ce type de réglage, soit que l'âge-pivot soit reculé, soit que la valeur de conversion des points à âge-pivot inchangé soit davantage réduite. Au début de la réforme l'âge-pivot d'équilibre est fixé à 64 ans. Cela reporte l'ajustement sur les personnes ayant des carrières longues ou sur celles qui pouvaient disposer de taux de remplacement confortables malgré les règles de décote. Ensuite, en fonction de la contrainte budgétaire, liée notamment à l'espérance de vie, il existe une possibilité de substitution entre la réduction de la valeur de conversion du point et le recul de l'âge-pivot. Mais c'est une substitution imparfaite dans la mesure où les deux mesures ont des effets différents selon la situation des assurés.