Intervention de Christophe Castaner

Commission d'enquête Incendie de l'usine Lubrizol — Réunion du 20 novembre 2019 à 16h30
Audition de M. Christophe Castaner ministre de l'intérieur

Christophe Castaner , ministre de l'intérieur :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je voudrais revenir en quelques minutes sur les faits tels que nous les avons vécus et perçus, en disant bien évidemment toute la vérité, mais aussi avec la subjectivité de celui qui n'était pas sur le terrain à ce moment-là, même si je me suis rendu sur place.

Chacun l'a en tête, dans la nuit du 25 au 26 septembre, à Rouen, un incendie important est survenu dans une usine sensible, Lubrizol, qui disposait en son sein de produits chimiques spécialisés liés à son activité, qui est de produire des additifs pour lubrifiants.

C'est un incident grave, un incendie de grande ampleur, qui a mobilisé pendant près de douze heures près de 300 sapeurs-pompiers de Seine-Maritime et des départements voisins. Grâce à l'intervention rapide et efficace du préfet et des sapeurs-pompiers, accompagnés par nos forces de sécurité intérieure en tant que de besoin, le feu a pu être circonscrit le plus rapidement possible. On n'a déploré aucun mort, aucun blessé. C'est une prouesse et un soulagement. Il est important de le rappeler, car c'est aussi la preuve de l'efficacité de notre modèle français d'intervention, d'anticipation et de gestion.

En commençant mon intervention, je pense évidemment aux sapeurs-pompiers qui ont combattu cet incendie. Je veux les saluer, comme l'a fait d'ailleurs le Président de la République lorsqu'il s'est rendu à Rouen, le 30 octobre.

Je pense aussi aux réactions rapides et avisées du préfet et de ses services, même si je ne prétends pas que tout a été parfait. C'est d'ailleurs tout l'intérêt du regard que vous portez sur ce qui s'est passé. Il nous permettra d'être éclairés, de constater des dysfonctionnements s'il y en a eu, et de les corriger. J'ai bien compris que c'est la philosophie qui est la vôtre.

J'insiste sur la mobilisation et les choix qui ont été faits par le préfet, ses services et ses équipes. Je crois que c'est grâce à ces choix et à cette mobilisation qu'un incident qui aurait pu être infiniment plus grave a été évité.

Il n'empêche que je ne veux pas évacuer les questions que vous posez, qui sont parfaitement légitimes. Cela nous a conduits aussi à nous interroger - et nous nous interrogeons encore - sur la gestion de crise, son anticipation, et les suites qui y ont été données. Nous nous posons également des questions sur les responsabilités de l'entreprise, qu'il ne faut pas négliger, et les conséquences que cet incendie a sur la population.

Notre but collectif doit être de comprendre, non de minimiser les choses ou d'effrayer la population. C'est ce à quoi je vais m'employer, en vous livrant le récit précis, tel que j'ai pu le vivre ou tel qu'il m'est remonté.

À 2 heures 42 du matin, le jeudi 26 septembre, un incendie s'est donc déclenché. Étant donné la nature de la crise, et comme c'est habituellement le cas dans ce genre de circonstances, un centre opérationnel départemental a été ouvert à 3 heures 45 du matin. Il s'agit d'un outil de gestion à disposition du préfet en cas d'événement majeur. Celui-ci a permis aussi que le préfet décide, à 5 heures 25, d'activer le plan particulier d'intervention (PPI). Ce dispositif adapté a permis de définir l'organisation des secours face à un incident sur un site représentant une densité particulière pour l'environnement et les populations.

Non, le préfet n'a pas été seul. Il a été accompagné par le Centre opérationnel départemental (COD), par tous les acteurs et tous les services mobilisables dans ces cas-là, mais aussi par la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) et, bien évidemment, par le ministre et son cabinet.

Certains outils d'anticipation et de gestion de crise, comme les PPI, ont également été utilisés. Ils offrent la possibilité de connaître les risques ainsi que la nature des produits susceptibles d'être présents sur le site. Ce sont des informations précieuses, qui ont d'ailleurs permis l'organisation de l'intervention des pompiers, placée sous l'autorité de leur colonel.

Leur intervention s'est déroulée pendant environ douze heures sans discontinuer. À 10 heures 55, le feu était circonscrit. À 13 heures, il était maîtrisé et, à 15 heures, il était éteint.

Par ailleurs, au-delà des SDIS de la zone, la réaction de l'ensemble du ministère a été immédiate. Sous la responsable du directeur général de la DGSCGC, nous avons mis en place le Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC), qui a permis de coordonner l'envoi de renforts nationaux, notamment de deux hélicoptères de la sécurité civile, et de moyens en émulseurs issus de cinq départements, que nous avons pu mobiliser très vite.

Un certain nombre d'informations ont circulé concernant des ruptures d'eau dont auraient été victimes les sapeurs-pompiers pendant leur intervention. Il faut préciser que, selon les éléments qui me sont rapportés, une rupture d'eau a effectivement eu lieu chez l'exploitant. Une enquête administrative est en cours pour en comprendre les raisons. Cependant, je dois préciser que, grâce au pompage dans la Seine, il n'y a pas eu de rupture d'eau dans le traitement de l'incendie. Je sais que cette question a été abordée lors de vos auditions, ainsi que la question de la taille des dispositifs de sécurité. C'est un vrai sujet, mais je voudrais tordre le cou à cette rumeur, portée à ma connaissance lorsque j'étais sur place. Dans un premier temps, nous ne disposions que d'un bateau pour réaliser le pompage. Très vite, nous en avons fait venir un deuxième pour disposer d'une solution en cas d'incident.

J'ajoute que nous n'avons manqué à aucun moment de solution moussante et que, très vite, les barrages flottants installés dans le cadre du plan pollution maritime (Polmar), ainsi que j'ai pu le vérifier sur place, ont permis d'empêcher une pollution importante de la Seine, que chacun pouvait craindre et dont les effets auraient été redoutables.

Au total, 11 000 mètres carrés ont été détruits sur 140 000 mètres carrés. Les bâtiments administratifs et les outils de production ont également été préservés. C'est un lourd bilan, certes, mais je veux saluer ici l'efficacité de ceux qui sont intervenus. La totalité du site pouvait s'embraser. Un suraccident par effet domino, du fait de la proximité d'autres sites industriels, a été évité.

Tout au long de l'incendie, un épais nuage de fumée noire s'est formé et s'est propagé. Il nous est apparu immédiatement que nous devions connaître la nature des particules contenues dans ce nuage et leur éventuelle dangerosité pour les populations. Un réseau de mesures a donc été immédiatement mis en place par les sapeurs-pompiers sur 26 points, dans l'axe de propagation du panache de fumée.

Dès 4 heures 02 du matin, le SDIS a indiqué qu'il était nécessaire de veiller au confinement des personnes fragiles, et notamment de fermer certains établissements scolaires. Les directeurs d'établissements ont été contactés. Dès 5 heures 55 du matin, l'envoi du laboratoire mobile de la sécurité civile a été décidé par la centrale. Celui-ci est situé à Nogent-le-Rotrou. Preuve de l'engagement et de la mobilisation complète du ministère, un autre appareil, détenu par le laboratoire central de la préfecture de police, a été envoyé sur place. Ils sont arrivés dans la matinée, un peu après ma propre venue.

Ces laboratoires mobiles ont procédé à l'analyse des prélèvements réalisés par les sapeurs-pompiers pendant les opérations et ce jusqu'au vendredi. D'autres analyses, que vous avez en tête, se sont poursuivies, mais ne relèvent pas du ministère de l'intérieur. Les résultats ont mis en évidence la présence, dans les fumées de l'incendie, d'hydrocarbures aromatiques polycycliques et de composés organiques volatils et soufrés. Les concentrations de ces composés, présents généralement dans les émissions de gaz d'échappement automobiles, ne dépassaient pas les seuils d'un pic de pollution urbain.

Notre vigilance s'est maintenue, et le préfet a pu compter sur le soutien permanent de tout le ministère. Le COGIC a en particulier renforcé son organisation dans la nuit et l'a maintenu tout au long de la journée, en tant que de besoin, pour accompagner le préfet.

Les zones de défense et de sécurité nord et ouest ont également été sollicitées afin d'évaluer les impacts possibles de l'incendie sur leurs territoires respectifs, dans le souci commun de protection des populations.

Enfin, le COGIC a permis d'assurer la bonne circulation de l'information en interministériel. Je veux également signaler que les sapeurs-pompiers disposaient de moyens de protection adaptés lors de leur intervention et qu'ils bénéficient aujourd'hui d'un suivi sanitaire très rigoureux. C'est également le cas des fonctionnaires de police intervenus dans un rayon de 500 mètres autour du sinistre. Quelques équipages, qui n'étaient pas équipés pour intervenir sur le site, l'ont très vite été grâce à des masques de protection.

J'en viens à la question de l'information des habitants et des élus. Le code de la sécurité intérieure n'impose pas de médias précis pour ces informations. L'idée est simple : il s'agit de laisser au préfet le choix de l'information la plus adaptée et du média le plus adapté. Le préfet a fait le choix d'une information par la radio dès 5 heures 45 du matin, et de ne pas actionner immédiatement les 31 sirènes rouennaises. Je crois que vous lui avez posé la question : j'y reviendrai au besoin pour vous dire ce qui a conduit à ce choix.

Cette décision, je le sais, a pu prêter à débat, mais elle se fonde sur un diagnostic pragmatique de la situation. Pendant les heures qui ont suivi le début de l'incendie, l'important était que les populations restent confinées au maximum. Étant donné l'heure nocturne, le plus simple était de garder les populations à l'abri chez elles, plutôt que de risquer de créer des mouvements de panique dans toute la ville.

C'est donc un peu avant 8 heures que les deux sirènes les plus proches du site ont été actionnées, permettant de mettre en garde les populations et de confirmer les messages radio déjà transmis au sujet du confinement, qui n'était pas obligatoire, messages plus faciles à interpréter que des sirènes.

Les maires des douze communes concernées par le panache de fumée de 22 kilomètres de long sur 6 à 7 kilomètres de large ont été prévenus dès 7 heures 30 du matin. Plus tard dans la matinée, le préfet a fait le choix d'informer tous les maires du département, d'où ce sentiment pour certains, qui n'étaient pas concernés par le panache de fumée, qu'ils n'avaient pas été tenus au courant en même temps que les autres. Il s'agissait, compte tenu de la direction du nuage, d'un choix assumé par le préfet.

Les maires des communes concernées ont été directement informés dès 3 heures 30 par téléphone. Ceux de la cuvette rouennaise l'ont été ensuite, en fonction de l'orientation du vent, Nord-Est à ce moment.

Un plus tard, à 14 heures 22, Météo France n'étant toujours pas en mesure d'assurer avec certitude la trajectoire du panache de fumée, le préfet a choisi d'informer l'intégralité des maires du département, dans une seconde alerte, plus large, via le dispositif de gestion d'alerte locale automatisée (GALA).

En outre, dès la première journée, le préfet a réalisé cinq conférences de presse afin de viser une information complète et continue de la population.

De mon côté, je me suis rendu sur place le jour même, au moment où le feu n'était pas encore totalement maîtrisé, entre 11 heures 15 et 14 heures 30. J'ai souhaité apporter mon soutien aux forces de sécurité civile et aux populations, mais aussi à l'ensemble des services de l'État, qui étaient mobilisés à la préfecture, notamment pour répondre aux appels téléphoniques et aux demandes face aux légitimes inquiétudes des habitants.

J'ai fait part des premiers résultats d'analyse dont nous disposions, qui étaient rassurants, avant même de me rendre sur place. J'ai néanmoins appelé à la prudence et répété que l'inhalation de fumée présentait par principe des dangers.

Je souhaite également souligner combien cet événement a fait apparaître l'importance prise par les rumeurs et les fausses informations, qui se répandent sur les réseaux sociaux avec beaucoup plus d'efficacité que la parole publique. Je ne parle pas ici de celle des politiques, mais de nos institutions.

Une partie conséquente des informations relayées était erronée, voire inventée, et propice à effrayer les populations.

Toutes ces fantasmagories montrent bien toute la difficulté que nous avons aujourd'hui à communiquer face aux réseaux sociaux. Il est essentiel de rassurer. L'intérêt de votre commission d'enquête est aussi d'établir des préconisations à ce sujet. Je ne veux pas vous dicter vos orientations, mais c'est un sujet particulièrement important.

Je pense à une vidéo où l'on voyait de l'eau noire sortir d'un robinet. Elle a été visionnée plus de 1,5 million de fois. Ce qui est formidable, c'est que cette vidéo n'a strictement aucun lien avec l'incendie de l'usine Lubrizol. C'est extrêmement instructif pour la façon dont il conviendra, à l'avenir, de gérer la communication de crise.

Cette crise a été gérée en tenant compte des enseignements des accidents passés. Je pense à Sandoz-Bâle en 1987, à Rhône-Poulenc-Roussillon en 1985, à Protex en 1986 et, bien sûr, à AZF en 2001. Ces leçons du passé nous ont permis d'éviter des victimes ou un suraccident.

Néanmoins, le fait que la gestion de crise s'est déroulée dans les règles et que le préfet a pu bénéficier immédiatement de l'appui de tous les services de l'État ne doivent pas nous empêcher de nous appuyer sur notre retour d'expérience. Une mission interinspections va être lancée en ce sens. Elle nous permettra d'examiner ce qui a été fait et ce qui pourrait être amélioré.

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