Intervention de Jack Ralite

Réunion du 10 mai 2011 à 14h30
Soins psychiatriques — Article 1er

Photo de Jack RaliteJack Ralite :

Monsieur le président, madame le secrétaire d'État, mes chers collègues, jusqu’ici, considérant les humains, nos voisins proches ou lointains, avec un humanisme bien ancré, on les désignait par des mots simples : « jeunes », « vieux », « adultes », « ouvriers », « cadres », « chefs d’entreprise », « fonctionnaires », « aviateurs », « docteurs », « bonnes sœurs », « artistes »… Chacun s’y reconnaissait sans réfléchir ni hausser la voix.

Depuis un certain temps, notamment après les événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis, après des morts violentes survenues en France, morts n’ayant plus rien à voir avec la rationalité, qui laisse alors place au délire, un vocabulaire nouveau est apparu, caractérisant ces hommes et ces femmes ayant connu un déchirement de la conduite.

Ce quelque chose de tragique est à rapprocher de la folie amoureuse, des crimes passionnels à l’égard desquels, c’est à noter, les jurés se montrent, très souvent, extrêmement indulgents. On constate que la folie est fragilité et composante incontournable de l’humain. L’inacceptable est inexplicable et la dogmatique du contrôle social, qui domine le projet gouvernemental, n’y peut rien, n’y pourra rien.

La peur s’est installée, ou plutôt a été installée. Comme le disait Franklin Roosevelt en 1933 – retenez la date ! – : « La seule chose dont nous devons avoir peur, c’est de la peur elle-même. » Bien avant, Dostoïevski s’exprimait ainsi : « Ce n’est pas en enfermant son voisin qu’on se convainc de son propre bon sens. » On est passé du droit à la sûreté au droit à la sécurité, qui « repose sur l’illusion d’une vie sans dangers et légitime l’intrusion dans les vies individuelles », écrit la juriste Mireille Delmas-Marty. C’est l’avènement d’un mythe de la sécurité totale. Les sociétés de la peur en arrivent à appeler le voisin « pas comme eux » un barbare, à crier au forcené, au déséquilibré, à l’arriéré, à l’aliéné, au fou, comme autrefois on criait au loup.

Qui est le barbare ? L’être étrange, l’être humain qui a quitté la ligne, l’attitude commune, l’homme dont le discours hoquette et s’égare, dont la conscience traverse des gouffres ? L’homme qu’on ne regarde pas, à qui l’on ne sourit pas, qu’on laisse à l’écart, de l’autre côté, vers les rives de l’indéfinissable, dans un périmètre restreint ? Ainsi se déconstruisent les liens sociaux. La guerre civile habite l’âme. C’est dénégateur d’humanité. Le virus de la barbarie s’empare de trop d’entre nous.

J’ai déjà été confronté à ce problème d’hommes et de femmes fracturés, fissurés, éclatés, parfois bousillés. C’était en 1981, quand, ministre de la santé du deuxième gouvernement Mauroy, j’avais constitué la commission Demay, du nom de son animateur, afin d’élaborer « Une voie française pour une psychiatrie différente ».

Le résultat fut un texte d’élan qui faisait l’Histoire, dans un moment où la société n’avait pas peur et rêvait d’avenir, alors qu’aujourd’hui le texte gouvernemental est un texte de banqueroute qui cisaille l’Histoire.

Le rapport Demay traite humainement des actes inhumains, le texte gouvernemental traite inhumainement la part de folie dans l’homme. Je veux lire des extraits de la réponse des psychiatres coauteurs dudit rapport : « Tout trouble mental est évolutif ; l’expérience prouve que la chronicité n’est pas irréversible […] La fonction des professionnels du champ de la psychiatrie est celle d’accompagnement de leurs patients et celle, éventuellement, de défense vis-à-vis du corps social et vis-à-vis des puissances de tutelle […] Il est indispensable que les soignants puissent s’abstraire des valeurs morales, sociales, politiques dominantes. Celles-ci ne peuvent en aucun cas constituer le facteur déterminant de leur conduite professionnelle […] Le concept de prévention, s’il se réfère à une notion de normalité, le concept de guérison, s’il se réfère à une normalisation [vont] à l’encontre de toute démarche thérapeutique dans le champ de la psychiatrie. »

Le rapport Demay fait œuvre de culture, de liberté, de construction d’« en commun », d’anti-barbarie enfin, et juge sans détours la pensée de l’actuel Président de la République, incapable de recul, d’interrogations, de doutes devant toute chose de la vie, surtout émotionnelle.

À tous ces êtres que nous considérons et respectons, l’État impose la norme, alors que la normalité, c’est la victoire de l’état sur le devenir, de l’identité sur la différence. Il ne faut plus d’hommes, de femmes entrés dans des histoires closes et privés du « risque de vivre », seul moyen pourtant d’avoir le « risque de guérir », tout cela étant caché par l’abominable mensonge du risque zéro.

C’est un malheur pour un pays que de vouloir des lois particulières.

C’est un bonheur de connaître le poème du Grec Constantin Cavafis En attendant les barbares :

« – Pourquoi nous être ainsi rassemblés sur la place ?

« Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd’hui.

« – Et pourquoi le Sénat ne fait-il donc rien ?

« Qu’attendent les Sénateurs pour édicter des lois ?

« C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui.

« Quelles lois pourraient bien faire les Sénateurs ?

« Les barbares, quand ils seront là, dicteront les lois.

« – Pourquoi notre empereur s’est-il si tôt levé,

« et s’est-il installé, aux portes de la ville,

« sur son trône, en grande pompe, et ceint de sa couronne ?

« C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui.

« Et l’empereur attend leur chef

« pour le recevoir. Il a même préparé

« un parchemin à lui remettre, où il le gratifie

« de maints titres et appellations.

« – Pourquoi nos deux consuls et les préteurs arborent-ils

« aujourd’hui les chamarrures de leurs toges pourpres ?

« Pourquoi ont-ils mis des bracelets tout incrustés d’améthystes

« et des bagues aux superbes émeraudes taillées ?

« Pourquoi prendre aujourd’hui leurs cannes de cérémonie

« aux magnifiques ciselures d’or et d’argent ?

« C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui ;

« et pareilles choses éblouissent les barbares.

« – Et pourquoi nos dignes rhéteurs ne viennent-ils pas, comme d’habitude,

« faire des commentaires, donner leur point de vue ?

« C’est que les barbares doivent arriver aujourd’hui ;

« et ils n’ont aucun goût pour les belles phrases et les discours.

« – D’où vient, tout à coup, cette inquiétude

« et cette confusion (les visages, comme ils sont devenus graves !) ?

« Pourquoi les rues, les places, se vident-elles si vite,

« et tous rentrent-ils chez eux, l’air soucieux ?

« C’est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés.

« Certains même, de retour des frontières,

« assurent qu’il n’y a plus de barbares.

« Et maintenant qu’allons-nous devenir, sans barbares ?

« Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution. »

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