Nous sommes confrontés à une difficulté : nous examinons en discussion commune vingt-quatre amendements qui portent sur des sujets complètement différents. Pour certains, c’est à moi qu’il appartiendra de donner les avis de la commission des finances ; pour d’autres, cette tâche incombera à Bernard Delcros.
Les sujets abordés par ces amendements ne sont absolument pas les mêmes. S’ils sont en discussion commune, c’est parce que beaucoup d’entre eux reviennent à déshabiller le même Pierre pour habiller différents Paul. En conséquence de quoi, l’adoption de l’un d’eux risquerait de faire tomber les autres.
Bernard Delcros et moi allons être conduits à donner des avis sur des sujets très différents. C’est une véritable difficulté. Certes, nous ne la rencontrons pas que sur cette mission, mais, là, nous sommes, me semble-t-il, dans le paradoxe le plus absolu.
Les amendements n° II-723, II-593 rectifié bis, II-714 rectifié et II-594 rectifié bis concernent la réforme de l’APL. Rappelons qu’il ne s’agit pas de toucher aux règles de calcul. Seules les ressources prises en compte changent.
À ce stade, je souhaite faire une remarque sémantique. Si le terme « contemporanéisation », outre qu’il est difficile à prononcer, ne correspond pas vraiment à ce que nous allons faire, c’est encore pire avec « temps réel » ! Pour moi, le « temps réel », ce serait prendre les revenus du mois précédent pour calculer l’APL du mois suivant. C’est ainsi que les informaticiens – je vous prie d’excuser cette réminiscence de mon ancienne profession – définiraient le « temps réel ». En l’occurrence, au lieu de prendre les revenus de l’année n-2, on prend ceux des douze derniers mois glissants et on recalcule tous les trois mois. C’est donc mieux que n-2, mais ce n’est pas de la « contemporanéité », encore moins du « temps réel ».
Je voudrais à présent dire un mot sur le principe de la réforme. Est-elle juste ou injuste ? Chacun peut avoir son point de vue sur cette question. En revanche, c’est à coup sûr une réforme de rendement budgétaire, puisqu’elle va rapporter 1, 2 milliard ou 1, 3 milliard d’euros.
Dans certains cas, ce que nous allons faire est à l’évidence juste. Par exemple, il est normal de calculer les APL d’un étudiant ayant trouvé un job très bien payé sur ses revenus les plus contemporains. Néanmoins, monsieur le ministre, c’est un peu comme pour la réforme des retraites, on a toujours tendance à ne présenter que les cas favorables, alors qu’il y a aussi des cas défavorables.
Vous avez indiqué qu’une femme seule avec un enfant voyant ses revenus chuter était obligée d’attendre. En réalité, on pouvait faire réactualiser l’APL en cas de maladie de longue durée ou de chômage ; en l’occurrence, un abattement de 30 % sur les revenus n-2 était possible. Il y avait donc bien un mécanisme de réactualisation, même si ce n’était pas l’équivalent du système actuel.
Sur ce dossier, ma crainte est que les publics les plus précaires, ceux qui seront à la limite du seuil, ne soient tantôt au-dessus tantôt au-dessous. Auparavant, le tourniquet était une fois par an ; il y avait une certaine prévisibilité. Là, le tourniquet sera tous les trois mois. Avec une telle mécanique, sans autre effet de lissage que la prise en compte des revenus sur douze mois glissants, on risque d’avoir une nouvelle trappe à inactivité. La personne qui ferait des heures supplémentaires pendant deux ou trois mois ou qui prendrait un contrat pendant une période courte aurait fortement intérêt à se poser la question des conséquences sur les APL trois mois après. D’ailleurs, je pense que les gens se la poseront.
Certains amendements ont pour objet un changement de règles de calcul pour prendre en considération les cas particuliers, notamment les jeunes. Il y a deux questions à se poser avant d’émettre un avis.
Premièrement, quelles en seraient les conséquences budgétaires ? Nous avons des amendements à 700 millions d’euros, des amendements à 500 millions d’euros et des amendements à 300 millions d’euros. Ce n’est pas rien, même si la règle des 3 % est un peu moins prégnante en ce moment…
Deuxièmement, avons-nous la capacité de modifier les règles du jeu pour le 1er janvier 2020 ? Nous avons bien vu les difficultés l’an dernier. La réforme devait rentrer en application au mois de septembre 2019, mais, face au « danger » qu’elle représente, on a finalement reculé… Je pense que nous ne sommes pas en mesure – peut-être M. le ministre dira-t-il le contraire ? – de mettre en œuvre un tel changement dans les semaines qui viennent.
Je ne peux donc pas être favorable à ces quatre amendements. Toutefois, monsieur le ministre, je vous suggère fortement de regarder les effets de bord de votre réforme pour ceux qui risquent de faire le yo-yo en étant tantôt au-dessus tantôt au-dessous.