Intervention de Dimitri Rogoff

Commission des affaires européennes — Réunion du 27 novembre 2019 à 13h40
Agriculture et pêche — Audition sur la récente circulation de grands chalutiers étrangers dans les eaux françaises

Dimitri Rogoff, Président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie :

Je vous remercie pour votre invitation. Je serai moins consensuel que ne l'a été M. Hubert Carré. Je représente le Comité régional des pêches de Normandie, un organisme privé de droit public qui doit son statut au code rural. Nous travaillons donc sous le contrôle de l'État.

Plutôt que de critiquer les gros bateaux et leurs armateurs, je souhaite évoquer ici un problème ancien et récurrent. Au cours des trente dernières années, la conscience des enjeux environnementaux s'est développée au sein de la société civile et chez les pêcheurs. Comme le révèle le cas du Margiris, les pratiques de ces gros bateaux, présents en Manche depuis trente ans, sont devenues inacceptables.

Sommairement, la pêche normande se pratique sur deux façades maritimes : la Manche Est et la Manche Ouest, du Mont Saint-Michel au Tréport. 700 kilomètres de côtes accueillent 600 bateaux, 1500 à 1600 marins et leurs familles, ainsi que 300 pêcheurs à pied indépendants, qui pêchent notamment des coques, un produit à forte valeur ajoutée.

La Normandie représente environ 12 % du nombre de bateaux en France et 15 % du nombre de marins. D'après FranceAgrimer, les débarquements de produits de pêche normands correspondent à près de 20 % des apports nationaux, soit 115 000 tonnes, valant près de 200 millions d'euros.

La Normandie est principalement une région de coquillages. Ils représentent 51 % des apports de la pêche normande et deux tiers des coquillages pêchés en France (coquilles Saint-Jacques, bulots, pétoncles et praires). À l'instar de la pêche nationale, la pêche normande compte des métiers diversifiés. Une cinquantaine d'espèces sont débarquées chaque jour dans les criées et hors criées. La flotte compte des bateaux artisanaux de 8 mètres, comme des bateaux industriels de 80 mètres.

En Manche Est, la venue toujours plus massive de bateaux utilisant des techniques de capture différentes des nôtres - notamment les senneurs hollandais - menace de rompre l'équilibre entre pêches artisanale et industrielle. Leur technique consiste à déployer un chalut pélagique sur toute la hauteur de la colonne d'eau, soit 30 à 35 mètres de hauteur, leur assurant un énorme pouvoir de capture.

Je suis sceptique lorsque j'entends M. Bizet relever que le Margiris n'aurait pas pêché dans nos eaux. Les tracés semblent indiquer au contraire qu'il a essayé de rentabiliser son temps en mer. L'armateur hollandais du Margiris pèse lourd dans la pêche industrielle mondiale. Il possède une dizaine de bateaux pélagiques, une vingtaine d'autres bateaux dont des fleurons de la pêche française comme le Victor Pleven II. Et il a récemment acquis la Compagnie française du thon océanique.

Le gigantisme du Margiris, avec ses 143 mètres, a suscité une véritable émotion, y compris chez les pêcheurs professionnels. Il est emblématique des bateaux composant la flotte hollandaise : peu nombreux mais grands, avec un gigantesque pouvoir de capture. Par contraste, les bateaux de moins de 12 mètres représentent plus de la moitié de la flottille française.

Parlevliet & Van der Plas, l'armement auquel appartient le Margiris, travaille à l'échelle mondiale. Par comparaison, notre zone de pêche entre Cherbourg et Dunkerque est minuscule. Les bateaux français qui, eux, ne parcourent pas le monde, partagent déjà cette zone de pêche avec leurs voisins britanniques.

L'espace Manche n'est qu'un gros bras de mer où seules 20 % des espèces font l'objet de quotas européens, attisant ainsi la convoitise des flottilles étrangères et intensifiant la concurrence sur la ressource halieutique.

Parlevliet & Van der Plas pêche essentiellement pour nourrir l'Afrique. Le député François Ruffin a déclaré de façon théâtrale : « On pille au Sud, on mange au Nord. » Je répondrais à l'inverse que l'on pille au Nord et l'on mange au Sud. Comment justifier le pillage d'espaces aussi restreints par ces flottilles pour nourrir l'Afrique avec du poisson à bas prix ?

Il m'importe que les ressources maritimes - par nature limitées - soient à la fois bien gérées et bien valorisées. En particulier, je souhaite que le produit de la pêche profite d'abord aux acteurs du littoral, et non à des acteurs « hors-sol » qui nourrissent de grandes entreprises. L'économie de la pêche est par essence modeste. Nous sommes responsables devant les générations futures de la gestion de la ressource halieutique et de sa valorisation. Vider la Manche de ses poissons pour les revendre 30 centimes en Afrique est un non-sens, sachant que les nombreuses ressources marines d'Afrique pourraient répondre à cette demande. La surpêche étrangère nous empêche de répondre à la forte demande locale d'espèces pélagiques comme le maquereau, que nous savons valoriser.

Nous déplorons le manque d'encadrement des flottilles pélagiques dans le cadre de la Politique commune de pêche. Alors que la pêche des espèces démersales est circonscrite à des sous-zones réduites, celle des espèces pélagiques comprend quasiment la moitié de l'Atlantique. Ainsi, un pêcheur de soles disposant d'une autorisation en Manche Est ne pourra pas aller pêcher dans le Golfe de Gascogne, alors que les bateaux qui nous concernent disposent d'autorisations couvrant quasiment toutes les mers. L'encadrement des quotas et des autorisations de pêche est lacunaire ; celui des aspects techniques de la pêche et du matériel utilisé totalement inexistant.

La présence en mer des bateaux pélagiques semble de moins en moins légitime, au point que l'Australie ou l'Irlande les refoulent systématiquement. Mon prédécesseur, M. Daniel Lefèvre, avait d'ailleurs obtenu gain de cause pour le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie contre un armement qui a été condamné à une amende de 580 000 euros et à une obligation de rester à quai durant quinze jours. En l'occurrence, il s'agissait d'une pêche illégale et d'un problème de déclaration, certes purement administratif, mais la visibilité de ces armements leur commande d'être exemplaires. Cette condamnation souligne le caractère exigeant des normes européennes. Cette exigence vaut également à l'encontre des pêcheurs français. Les gros bateaux ne sont pas exempts de contrôles, mais il est frappant de les voir se faire expulser de nombreuses zones. Leur présence dans nos eaux ne devrait pas nous laisser indifférents.

L'essentiel consiste à maintenir l'équilibre existant entre les flottilles. Il ne faut pas que l'économie prime sur la gestion des ressources. La pêche française artisanale est en train de disparaître au profit d'armateurs. Les droits de pêche constituent un enjeu économique majeur que de grosses entreprises parviennent à capitaliser, en rachetant les bateaux auxquels ils sont attachés.

A l'inverse des notions d'armateur et de propriétaire, celle de producteur en matière de pêche souffre de son statut mal défini dans le code rural. Le législateur devrait y remédier.

Dans cette logique, une grande part des quotas de pêche échoit aux grandes entreprises - certains armements bénéficient de quotas tellement importants qu'ils ne les exploitent pas entièrement - mais échappe aux artisans. Il est urgent de rétablir l'équilibre avec la pêche artisanale. La France doit mener ce difficile combat au niveau européen, en plaidant pour un partage équilibré des quotas et pour une redéfinition du statut de producteur-pêcheur sur la base des modèles agricole ou conchylicole. Or, la capitalisation des droits de pêche permet de manière pernicieuse l'appropriation étrangère de la ressource présente dans les eaux territoriales françaises. La perte des droits de pêche entraînera inéluctablement la perte du caractère artisanal de la pêche française.

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