Commission des affaires européennes

Réunion du 27 novembre 2019 à 13h40

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Mes chers collègues, compte tenu de l'enjeu de notre réunion, nous avons tenu à y associer nos collègues intéressés de la façade atlantique de la France.

L'incursion dans la Manche, au début du mois de novembre, d'un chalutier géant de 143 mètres de long a suscité une forte émotion. Ce bateau, le Margiris, battant pavillon lituanien tout en étant la propriété d'un armateur néerlandais, pourrait pêcher jusqu'à 250 tonnes de poisson par jour.

Les sénateurs ont immédiatement interpellé le Gouvernement sur ce sujet lors des questions d'actualité. Nous avons ainsi appris, par la voix de la secrétaire d'État aux affaires européennes, Mme Amélie de Montchalin, que le Margiris n'aurait fait que traverser les eaux françaises, sans y pêcher. Si nous avons pris note de cet élément rassurant, la venue de ce navire à proximité de nos côtes pose des questions de fond.

Premièrement, que s'est-il passé exactement lors de l'incursion récente de ce navire, ainsi que de celle d'un navire allemand de taille similaire dans la Manche ?

Deuxièmement, quelle est l'ampleur du phénomène des bateaux-usines en Europe ? Sont-ils un facteur potentiel de déstabilisation de la politique commune de la pêche et surtout de la pêche artisanale ?

Troisièmement, serait-il possible, techniquement et juridiquement, d'interdire la venue dans nos eaux de tels navires battant pavillon européen ?

Enfin, si le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) peut venir en appui à la pêche artisanale, comment améliorer son taux de consommation au bénéfice des pêcheurs français ? Nos collègues Colette Mélot et Laurence Harribey ont récemment relevé, dans leur rapport sur la sous-utilisation des fonds européens en France, que sur les dix-huit mesures nationales du FEAMP, onze ne fonctionnent pas ou très peu. La commission des finances a également fait le point sur la consommation de ce fonds.

Je remercie donc chaleureusement, tout à la fois, M. Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, M. Dimitri Rogoff, président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie et M. Antoine Dhellemmes, directeur général de l'entreprise France Pélagique, d'avoir accepté notre invitation, pour nous apporter leur éclairage sur ces questions.

Monsieur Carré, je vous laisse la parole.

Debut de section - Permalien
Hubert Carré, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins

Je vous remercie pour cette invitation sur un sujet qui suscite une polémique et des incompréhensions.

Permettez-moi de rappeler au préalable que le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins est une organisation professionnelle qui représente et défend les intérêts des marins pêcheurs professionnels, du pêcheur à pied jusqu'à l'armateur de thoniers dans l'océan Indien. Il comprend dans son instance de gouvernance tous les comités régionaux, les organisations de producteurs, les syndicats et prend ses décisions de façon collégiale. J'attire également votre attention sur le fait que l'organisation professionnelle que je représente n'a pas pris position sur le sujet de cette audition.

Le Margiris a effectivement navigué au large des côtes normandes, hors des eaux territoriales françaises. Ce bateau navigue depuis une dizaine d'années, tout comme naviguent et pêchent d'autres très grands chalutiers depuis une trentaine d'années.

La polémique liée à la récente circulation du Margiris est le fait de la double coïncidence du Brexit et des négociations du FEAMP pour 2021-2027. Le positionnement du bateau a été signalé par des Britanniques favorables au Brexit et à une renationalisation de leurs eaux. Par ailleurs, le cadre juridique du FEAMP 2021-2027 pourrait rétablir des subventions européennes pour les navires d'une longueur jusqu'à 24 mètres. Certaines ONG - Bloom notamment - jugent qu'une telle évolution encouragerait une surexploitation de nos ressources.

Autrefois, chaque État membre disposait de ses eaux territoriales jusqu'à 12 milles marins puis d'éventuelles zones économiques exclusives (ZEE). Notre politique commune de la pêche (PCP), créée en 1983, est la suite logique de la mise en commun des eaux des États membres. La clef de répartition des quotas de pêche a été fixée cette année-là et n'a pas été révisée depuis. Ces droits historiques assurent à chaque État membre de disposer toujours de la même proportion de droits de pêche, quelle que soit l'évolution de sa flotte. La France est ainsi très avantagée, puisque sa flotte est passée de 11 000 navires de pêche en 1983 à 4 500 aujourd'hui.

La flotte française a l'avantage d'être pluridisciplinaire, polyvalente, équilibrée et variée - du bateau de 8,50 mètres au bateau de 85 mètres. Cette diversité se retrouve également dans l'éventail des métiers existants - fileyeur, caseyeur, senneur, etc. - et dans les types de bateaux tels que le chalut de fond ou le chalut pélagique. Ce dernier, très critiqué, déploie son filet dans la colonne d'eau, sans toucher le fond pour pêcher des espèces pélagiques, notamment le maquereau, le hareng et le chinchard. Mais ces bateaux qui pêchent dans les mers communautaires sont soumis à la Politique commune de la pêche : ils doivent donc respecter, tout à la fois, des normes (totaux admissibles de captures et quotas notamment), des mesures techniques encadrant les caractéristiques des engins utilisés, les obligations de géolocalisation et de déclaration des captures en temps réel par le journal de bord (logbook), ainsi que l'obligation de débarquement pour toutes les captures. D'une façon générale, les contrôles sur les activités des navires de pêche ont ainsi été renforcés.

Nous avons en France la chance d'avoir une diversité de bateaux qui répond aux différents types de pêches et de marchés. Cette cohabitation, qu'il faut veiller à préserver, est parfaitement encadrée par la Politique commune de la pêche, par la réglementation nationale et par la réglementation professionnelle.

Dans le contexte du Brexit, les Britanniques pourraient trouver un intérêt à voir l'Union européenne se diviser sur les questions de pêche. Ils ont d'ailleurs été étonnés de constater que les pêcheurs de neuf États membres s'étaient associés pour obtenir que la pêche, au niveau communautaire, ne soit pas traitée comme une variable d'ajustement.

Debut de section - Permalien
Hubert Carré

Oui, nous sommes solidaires. C'est un problème de cohabitation, qui doit donc être réglé en concertation, afin que chacun y ait sa place.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

M. Rogoff, président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie, je vous laisse la parole.

Debut de section - Permalien
Dimitri Rogoff, Président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie

Je vous remercie pour votre invitation. Je serai moins consensuel que ne l'a été M. Hubert Carré. Je représente le Comité régional des pêches de Normandie, un organisme privé de droit public qui doit son statut au code rural. Nous travaillons donc sous le contrôle de l'État.

Plutôt que de critiquer les gros bateaux et leurs armateurs, je souhaite évoquer ici un problème ancien et récurrent. Au cours des trente dernières années, la conscience des enjeux environnementaux s'est développée au sein de la société civile et chez les pêcheurs. Comme le révèle le cas du Margiris, les pratiques de ces gros bateaux, présents en Manche depuis trente ans, sont devenues inacceptables.

Sommairement, la pêche normande se pratique sur deux façades maritimes : la Manche Est et la Manche Ouest, du Mont Saint-Michel au Tréport. 700 kilomètres de côtes accueillent 600 bateaux, 1500 à 1600 marins et leurs familles, ainsi que 300 pêcheurs à pied indépendants, qui pêchent notamment des coques, un produit à forte valeur ajoutée.

La Normandie représente environ 12 % du nombre de bateaux en France et 15 % du nombre de marins. D'après FranceAgrimer, les débarquements de produits de pêche normands correspondent à près de 20 % des apports nationaux, soit 115 000 tonnes, valant près de 200 millions d'euros.

La Normandie est principalement une région de coquillages. Ils représentent 51 % des apports de la pêche normande et deux tiers des coquillages pêchés en France (coquilles Saint-Jacques, bulots, pétoncles et praires). À l'instar de la pêche nationale, la pêche normande compte des métiers diversifiés. Une cinquantaine d'espèces sont débarquées chaque jour dans les criées et hors criées. La flotte compte des bateaux artisanaux de 8 mètres, comme des bateaux industriels de 80 mètres.

En Manche Est, la venue toujours plus massive de bateaux utilisant des techniques de capture différentes des nôtres - notamment les senneurs hollandais - menace de rompre l'équilibre entre pêches artisanale et industrielle. Leur technique consiste à déployer un chalut pélagique sur toute la hauteur de la colonne d'eau, soit 30 à 35 mètres de hauteur, leur assurant un énorme pouvoir de capture.

Je suis sceptique lorsque j'entends M. Bizet relever que le Margiris n'aurait pas pêché dans nos eaux. Les tracés semblent indiquer au contraire qu'il a essayé de rentabiliser son temps en mer. L'armateur hollandais du Margiris pèse lourd dans la pêche industrielle mondiale. Il possède une dizaine de bateaux pélagiques, une vingtaine d'autres bateaux dont des fleurons de la pêche française comme le Victor Pleven II. Et il a récemment acquis la Compagnie française du thon océanique.

Le gigantisme du Margiris, avec ses 143 mètres, a suscité une véritable émotion, y compris chez les pêcheurs professionnels. Il est emblématique des bateaux composant la flotte hollandaise : peu nombreux mais grands, avec un gigantesque pouvoir de capture. Par contraste, les bateaux de moins de 12 mètres représentent plus de la moitié de la flottille française.

Parlevliet & Van der Plas, l'armement auquel appartient le Margiris, travaille à l'échelle mondiale. Par comparaison, notre zone de pêche entre Cherbourg et Dunkerque est minuscule. Les bateaux français qui, eux, ne parcourent pas le monde, partagent déjà cette zone de pêche avec leurs voisins britanniques.

L'espace Manche n'est qu'un gros bras de mer où seules 20 % des espèces font l'objet de quotas européens, attisant ainsi la convoitise des flottilles étrangères et intensifiant la concurrence sur la ressource halieutique.

Parlevliet & Van der Plas pêche essentiellement pour nourrir l'Afrique. Le député François Ruffin a déclaré de façon théâtrale : « On pille au Sud, on mange au Nord. » Je répondrais à l'inverse que l'on pille au Nord et l'on mange au Sud. Comment justifier le pillage d'espaces aussi restreints par ces flottilles pour nourrir l'Afrique avec du poisson à bas prix ?

Il m'importe que les ressources maritimes - par nature limitées - soient à la fois bien gérées et bien valorisées. En particulier, je souhaite que le produit de la pêche profite d'abord aux acteurs du littoral, et non à des acteurs « hors-sol » qui nourrissent de grandes entreprises. L'économie de la pêche est par essence modeste. Nous sommes responsables devant les générations futures de la gestion de la ressource halieutique et de sa valorisation. Vider la Manche de ses poissons pour les revendre 30 centimes en Afrique est un non-sens, sachant que les nombreuses ressources marines d'Afrique pourraient répondre à cette demande. La surpêche étrangère nous empêche de répondre à la forte demande locale d'espèces pélagiques comme le maquereau, que nous savons valoriser.

Nous déplorons le manque d'encadrement des flottilles pélagiques dans le cadre de la Politique commune de pêche. Alors que la pêche des espèces démersales est circonscrite à des sous-zones réduites, celle des espèces pélagiques comprend quasiment la moitié de l'Atlantique. Ainsi, un pêcheur de soles disposant d'une autorisation en Manche Est ne pourra pas aller pêcher dans le Golfe de Gascogne, alors que les bateaux qui nous concernent disposent d'autorisations couvrant quasiment toutes les mers. L'encadrement des quotas et des autorisations de pêche est lacunaire ; celui des aspects techniques de la pêche et du matériel utilisé totalement inexistant.

La présence en mer des bateaux pélagiques semble de moins en moins légitime, au point que l'Australie ou l'Irlande les refoulent systématiquement. Mon prédécesseur, M. Daniel Lefèvre, avait d'ailleurs obtenu gain de cause pour le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie contre un armement qui a été condamné à une amende de 580 000 euros et à une obligation de rester à quai durant quinze jours. En l'occurrence, il s'agissait d'une pêche illégale et d'un problème de déclaration, certes purement administratif, mais la visibilité de ces armements leur commande d'être exemplaires. Cette condamnation souligne le caractère exigeant des normes européennes. Cette exigence vaut également à l'encontre des pêcheurs français. Les gros bateaux ne sont pas exempts de contrôles, mais il est frappant de les voir se faire expulser de nombreuses zones. Leur présence dans nos eaux ne devrait pas nous laisser indifférents.

L'essentiel consiste à maintenir l'équilibre existant entre les flottilles. Il ne faut pas que l'économie prime sur la gestion des ressources. La pêche française artisanale est en train de disparaître au profit d'armateurs. Les droits de pêche constituent un enjeu économique majeur que de grosses entreprises parviennent à capitaliser, en rachetant les bateaux auxquels ils sont attachés.

A l'inverse des notions d'armateur et de propriétaire, celle de producteur en matière de pêche souffre de son statut mal défini dans le code rural. Le législateur devrait y remédier.

Dans cette logique, une grande part des quotas de pêche échoit aux grandes entreprises - certains armements bénéficient de quotas tellement importants qu'ils ne les exploitent pas entièrement - mais échappe aux artisans. Il est urgent de rétablir l'équilibre avec la pêche artisanale. La France doit mener ce difficile combat au niveau européen, en plaidant pour un partage équilibré des quotas et pour une redéfinition du statut de producteur-pêcheur sur la base des modèles agricole ou conchylicole. Or, la capitalisation des droits de pêche permet de manière pernicieuse l'appropriation étrangère de la ressource présente dans les eaux territoriales françaises. La perte des droits de pêche entraînera inéluctablement la perte du caractère artisanal de la pêche française.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Canevet

M. Rogoff, si seulement 20 % des espèces pêchées dans la Manche font l'objet de quotas européens, cela signifie qu'une grande majorité des espèces échappe au contrôle européen.

Debut de section - Permalien
Dimitri Rogoff, Président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie

Effectivement, et cela crée une brèche dans la Manche. Actuellement, il y a sur les céphalopodes - seiches et encornets - qui sont des produits de grande valeur particulièrement attractifs, une pression de pêche continuellement en augmentation dans un petit espace. La Manche est une zone halieutique formidablement riche, mais nous connaissons suffisamment le problème de la surpêche pour savoir qu'il faudrait pouvoir freiner une telle exploitation des ressources. Nous ne disposons pas des outils qui permettraient de limiter l'effort de pêche.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Canevet

Si l'essentiel de la ressource n'est pas sous contrôle européen, cela attire nécessairement les navires de pêche d'autres pays.

Debut de section - Permalien
Dimitri Rogoff, Président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie

Oui, c'est une faille. Nous avons récemment discuté à Bruxelles avec les Néerlandais qui pêchent au senneur, un engin peu utilisé en France. Nous pourrions imaginer que l'Union européenne mette plus d'espèces sous quotas, mais pour cela, il faudrait une véritable volonté ainsi que des données scientifiques, ce qui prend du temps. Nous sommes actuellement dans une période difficile pour la PCP. Si le Royaume-Uni quitte l'Union européenne, nous ne disposerons plus que de la moitié de la Manche.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Fournier

75 % des captures des pêcheurs français des Hauts-de-France sont faites dans les eaux britanniques, ce qui justifie mon inquiétude en tant qu'élue de la région. Ne pensez-vous pas que les quotas devraient être déterminés différemment selon la taille des bateaux ? Par ailleurs, les pêches artisanales des États membres, suffiraient-elles à fournir le marché européen en poisson ? Enfin, connaissez-vous l'impact sur l'économie française du travail de transformation réalisé à bord de ces bateaux-usines ?

Debut de section - Permalien
Dimitri Rogoff, Président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie

Si les pêcheurs sont en concurrence sur la ressource, il n'y a en revanche pas de concurrence entre les pélagiques et les fileyeurs qui ne cherchent pas les mêmes poissons.

Nous ne disposons que de peu de données scientifiques pour mesurer l'impact de l'activité de ces navires sur l'écosystème, notamment sur l'équilibre de la chaîne trophique. Si un bateau qui bénéficie d'un quota de maquereaux dans la zone atlantique le prélève intégralement dans la Manche, cela peut avoir des effets notables sur la biologie marine. De plus, bien que ces navires ciblent certaines espèces, les prises indésirables sont inévitables.

Le poisson destiné au marché africain est mis en pains et congelé. L'apport à l'économie française est donc minime et peut ainsi représenter un manque à gagner de façon indirecte.

D'une façon générale, la France, qui importe 80 % de sa consommation de poisson, est déficitaire, mais il s'agit surtout de poissons que nous achetons aux Anglais et Écossais.

Interdire ces grands bateaux dans la Manche pour réserver cet espace à une pêche artisanale française, anglaise et belge n'est pas une idée saugrenue. Elle ne mettrait pas à mal nos apports de poissons. Les droits historiques datent d'une époque qui ne connaissait pas les mêmes contraintes environnementales ni les mêmes équilibres économiques et où les bateaux étaient différents. Ces droits n'ont pourtant pas changé depuis le tournant des années 1970-1980, ce qui est très favorable à la France. Mais ces bateaux pélagiques ont accès à nos eaux territoriales, ce qui peut avoir des effets dramatiques.

Actuellement, notre inquiétude porte également et plus encore sur les pélagiques et sur les senneurs danois, contre lesquels nous peinons à mettre en place une régulation.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Merci M. Rogoff. Nous sommes à la veille de l'entrée en fonction de la nouvelle Commission européenne. La PCP se concentre aujourd'hui sur des problèmes de quotas, de périodes d'ouvertures de pêches, sur des techniques, sur le matériel employé... Faut-il aller plus loin, en réservant des zones maritimes plus spécialement dédiées à la pêche artisanale, exiger un droit de regard sur certains types de bateaux ? Le Brexit pourrait être l'occasion de repenser ces questions.

M. Antoine Dhellemmes, merci d'avoir répondu à notre invitation. Je vous laisse la parole.

Debut de section - Permalien
Antoine Dhellemmes, Directeur général de l'entreprise France Pélagique

Merci de me recevoir aujourd'hui. La polémique liée au Margiris a enflé en plein Brexit avec une force étonnante.

En effet, la question du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne préoccupe les armateurs depuis trois ans maintenant et M. Michel Barnier nous félicitait récemment, à Bruxelles, d'avoir su faire bloc pour défendre nos intérêts communs face aux intérêts nationaux portés par les Britanniques.

Pour ma part, j'ai créé la société France Pélagique il y a trente ans, en partant du constat que la France était dans l'incapacité de pêcher ses quotas d'espèces pélagiques. Ainsi, en 1988, date de création de France Pélagique, faute d'une flotte suffisante, nous laissions à l'eau 30 000 tonnes de quotas de harengs, 12 000 tonnes de quotas de maquereaux, ainsi que nombre d'espèces sous-exploitées comme le chinchard, le spra ou le merlan bleu. Si France Pélagique n'avait pas été créée, la France aurait certainement perdu une grande partie de ses quotas pélagiques. Jusqu'en 2010, France Pélagique a exploité trois navires. Elle en exploite aujourd'hui deux, mesurant 78 et 88 mètres, pêchant l'un et l'autre environ 50 000 tonnes de poisson par an, dont 30 000 tonnes de harengs partiellement pêchés en Manche. Nous exploitons ce quota au rendement maximum durable, c'est-à-dire en pêchant la totalité de nos quotas sans mettre en danger la biomasse. À titre d'illustration, dans un avis récent, le Conseil international pour l'exploration de la mer a précisé, pour ce qui concerne le hareng, qu'entre 1998 et 2018, le niveau préconisé du taux admissible de captures (TAC) était de 430 000 tonnes, pour une biomasse estimée entre 1,5 et 2,7 millions de tonnes. Les 430 000 tonnes de TAC ne représentent donc rien comparé au potentiel de pêche sur le hareng.

Notre siège social est en France ; nous déposons nos comptes et nous payons l'impôt sur les sociétés en France ; nos salariés paient également leurs impôts en France. Nous sommes fiers d'employer 80 personnes, dont 78 Français. En revanche, nous réalisons 100 % de notre chiffre d'affaires à l'exportation, faute de marché en France pour les espèces pélagiques que nous pêchons. Nous exportons dans le monde entier -Pologne, Russie, Thaïlande, Chine, Japon - et pas seulement en Afrique.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

La France n'a-t-elle pas de capacité de transformation de ces espèces de poissons ?

Debut de section - Permalien
Antoine Dhellemmes, Directeur général de l'entreprise France Pélagique

La France a des capacités de transformation, mais les entreprises spécialisées, principalement à Boulogne-sur-Mer, sont peu nombreuses et la consommation de hareng frais reste faible. Le moratoire sur la pêche du hareng dans les années 1970 a signé la perte du marché français, les consommateurs s'étant tournés vers d'autres espèces de poissons. Dans cette logique, nous avons perdu toutes nos industries de transformation.

Les bateaux pélagiques travaillent de deux manières différentes. La première méthode, utilisée par les flottes écossaise, irlandaise, norvégienne, islandaise, suédoise et danoise consiste à pêcher le poisson et à le débarquer très vite avant de le congeler. La deuxième méthode, qui est notamment la nôtre, consiste à congeler immédiatement le poisson à bord. Cette méthode requiert de fortes capacités de stockage et justifie la taille des bateaux hollandais, immenses entrepôts frigorifiques flottants. Des bateaux de taille plus modeste peuvent pêcher jusqu'à mille tonnes de poisson par jour, excédant largement les 250 tonnes de poisson qu'un bateau pélagique est en capacité de pêcher et congeler quotidiennement. Les bateaux pélagiques norvégiens, en service depuis dix ans, ont au demeurant l'air neuf, car ils ne travaillent que quatre mois de l'année, au cours desquels ils épuisent leurs quotas.

La flotte pélagique, bien que décriée, reste sans doute la plus contrôlée au monde, notamment via le système de surveillance des navires par satellite nous contraignant, toutes les deux heures, à communiquer notre position, notre cap et notre vitesse. Les contrôleurs savent exactement ce que nous faisons, où nous sommes, où nous allons, si nous sommes en pêche ou si nous sommes en route. Douze heures avant l'entrée au port, nous devons nous signaler. Lorsque nous rentrons au port, l'entièreté de notre cargaison est pesée, recontrôlée, et les livres de bord dans lesquels nous enregistrons toutes nos captures sont corrigés. Par ailleurs, les flottes pélagiques sont les premières à s'être vu imposer, dès 2015, l'obligation de débarquement qui interdit les rejets à l'eau. À ce titre, même un poisson écrasé doit être déclaré, congelé et stocké, donc travaillé par nos marins malgré sa rentabilité quasi nulle. Nous avions, pour ainsi dire, crié au désastre lors de l'introduction de la règle du débarquement. En pratique, elle ne nous gêne désormais que marginalement, les espèces peu rentables destinées à l'alimentation animale représentant moins de 2 % de nos captures.

Au cours de l'année, l'exploitation d'un bateau pélagique commence par la pêche du maquereau au mois de janvier, au Shetland. Nous suivons ensuite la migration du poisson jusqu'au sud de l'Irlande, où il se disperse, rendant sa pêche impossible. Au mois d'avril ou de mai, les bateaux sont arrêtés afin d'être entretenus et de permettre aux équipages de se reposer. Puis, de juin à septembre, nous reprenons la pêche du hareng en Mer du Nord ; nous repartons en octobre pour la pêche du maquereau et terminons en novembre-décembre par la pêche du hareng en Manche. Le calendrier est quasiment le même tous les ans.

Les bateaux qui créent aujourd'hui la polémique en Manche y sont depuis parfois 40 ans. Or, depuis 20 ans, aucun bateau pélagique n'a été construit. Le prochain sortira d'un chantier naval français au troisième trimestre 2020, il sera immatriculé à Concarneau.

Nos bateaux actuels sont immatriculés à Fécamp, car France Pélagique est membre du Comité régional de Normandie, auquel nous payons des cotisations professionnelles obligatoires.

Je trouve inapproprié de parler « d'intrusion » du Margiris, bien que je ne défende pas son armateur. Je dispose, en effet, du relevé graphique du trajet de ce bateau et vous confirme que le Margiris n'a pas pénétré les eaux territoriales françaises. Je suis par ailleurs troublé que certains puissent mettre en doute l'encadrement de cette flottille. Bien au contraire, cette flottille pêche des espèces sous quotas, contrairement à la majorité des artisans de la Manche. Les bateaux pélagiques ne sont donc pas les concurrents des pêcheurs artisanaux. Par ailleurs, la période de pêche des bateaux pélagiques en Manche Est se limite à trois semaines pour les bateaux étrangers et à un mois et demi pour les bateaux français. Toutes proportions gardées, nous disposons de davantage de quotas que les étrangers dans cette zone.

Même dans la perspective d'un Brexit nous obligeant à réorganiser nos pêches, nous ne pourrions pas, pour des raisons de saisonnalité, pêcher en Manche toute l'année. La durée de notre présence restera donc inchangée. De la même manière, nous n'allons pas redéployer nos bateaux dans le Golfe de Gascogne car les poissons que nous recherchons ne s'y trouvent pas. Un Brexit dur serait pour nous une catastrophe absolue, faute de solution de repli.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Canevet

Est-il logique qu'il n'y ait que 20 % des espèces pêchées en Manche à être contrôlées par l'Union européenne et à faire l'objet de quotas ?

Debut de section - Permalien
Antoine Dhellemmes, Directeur général de l'entreprise France Pélagique

Bruxelles a estimé que certaines espèces ne justifient pas de faire l'objet de quotas. À l'inverse, les espèces sous quotas le sont parce qu'un besoin de contrôle a été identifié. Nous avons une petite filiale en Bretagne qui exploite trois bolincheurs de 16 mètres qui pêchent la sardine. Il n'y a pas de quotas sur la sardine aujourd'hui, ce qui ne garantit pas qu'il n'y en aura pas dans l'avenir. Tant que Bruxelles ne fixe pas de quotas, c'est qu'il a été jugé que cela n'était pas nécessaire.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Fournier

Votre société, créée il y a une trentaine d'année, disposait à ses débuts de trois bateaux. Vous n'en avez désormais plus que deux. Est-ce parce que la concurrence est trop vive ? Comment protéger les emplois de nos entreprises françaises ?

Le Gouvernement, interrogé sur le sujet lors des questions d'actualité, n'a pas su nous dire si le Margiris était simplement en croisière au large de nos côtes, ou s'il y avait pêché. Or selon vous, les contrôles sont tels qu'ils permettent de savoir si un navire est en pêche ou non, avant même son retour à quai. Comment expliquez-vous cela ?

Debut de section - Permalien
Antoine Dhellemmes, Directeur général de l'entreprise France Pélagique

En 1988, nous avons exploité un premier bateau. En 1994, nous en avons mis deux de plus en service. À la fin des années 2000, alors que le hareng représentait 60 % de nos captures, le quota de ce poisson a été soudainement réduit de 50 %. Nous avons donc vendu l'un des trois bateaux. Or six mois plus tard, Bruxelles a rétabli ce quota à son niveau initial. Nous avons alors décidé d'augmenter les emplois à bord et de moderniser nos bateaux existants à grands renforts d'investissement. Aujourd'hui, nous produisons avec les deux bateaux ce que nous produisions auparavant avec trois bateaux. La vie de nos navigants est plus agréable et nous vendons un produit mieux finalisé.

Je suis surpris que le Gouvernement vous ait répondu qu'il ne savait pas si le Margiris était en pêche dans les eaux françaises, car toutes les deux heures, des informations sont transmises par Internet. Selon la vitesse à laquelle navigue le bateau, nous pouvons supposer qu'il est en pêche ou non.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

La diversité de nos bateaux, de nos quotas et de nos pêches fait honneur à la France. Je ne suis pas favorable à la pêche pélagique ni à celle des fileyeurs, mais la polémique actuelle crée des problèmes au niveau européen et une forme de fragilité à l'égard de ce qui n'est pas européen. Nos armements pourraient-ils intéresser des acteurs d'États tiers, par exemple les Russes ?

L'exigence européenne sur les délais étant forte, nous avons été poussés à aller très vite alors qu'il aurait fallu attendre d'avoir plus de visibilité sur le Brexit pour définir une vraie stratégie de planification de nos espaces maritimes. À l'avenir, il faudra peut-être modifier les zones de pêche et les quotas.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Après les élections législatives qui auront lieu le 12 décembre prochain au Royaume-Uni, nous aurons plus de visibilité sur le Brexit. Notre commission des affaires européennes aura alors toute latitude pour envisager d'interpeller Bruxelles, voire examiner une proposition de résolution européenne. Ne faudrait-il pas intégrer la problématique des énergies marines renouvelables à la politique commune de la pêche ? La nouvelle Commission européenne est entrée en fonction, et je ne doute pas qu'une réflexion sur la Politique commune de la pêche sera conduite prochainement.

Debut de section - Permalien
Hubert Carré

Nous avons une clause de révision décennale des dispositions de la PCP relatives aux droits historiques (portant sur les conditions d'accès réciproques aux eaux territoriales des autres États membres) dans un monde qui est en train de changer. De plus, le Royaume-Uni, partenaire avec lequel nous avons toujours eu des relations à la fois privilégiées et compliquées, sera demain un pays tiers. La Politique commune de la pêche devra nécessairement être repensée.

L'exercice de planification a été fait à marche forcée avec une vision très stricte sur les zones Natura 2000 et sur les aires marines protégées, avec des espaces où sont imposées aux pêcheurs les pratiques du no-go et du no-take dans des eaux resserrées. Au-delà du sujet qui nous réunit aujourd'hui, à court et moyen terme, nous devrons mener une vraie réflexion sur ce que les pêcheurs français attendent de leur pêche et de l'Europe. Je suis convaincu que la Politique commune de la pêche a protégé la pêche française.

Debut de section - Permalien
Dimitri Rogoff, Président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie

Rien ne garantit aujourd'hui la pérennité des droits de pêche français et n'empêche qu'ils soient achetés par des sociétés étrangères. La notion de producteur n'a pas été développée. Nous savons par ailleurs que la Chine a une forte volonté hégémonique et que les droits de pêche peuvent être un placement intéressant. Ce sujet est difficile, clivant et très politique. Des droits incessibles et invendables ont été financiarisés. Aujourd'hui, ce sont les droits de pêche qui confèrent sa valeur à un navire. Le législateur devrait s'emparer de ces questions.

La planification, qui s'est effectivement faite à marche forcée, est un vieux combat, notamment dans la Manche qui est un espace convoité. Nous avons travaillé avec les comités maritimes de façade à élaborer en deux ans un document stratégique de façade (DSF). La mer a été livrée aux ingénieurs qui ont dressé une sorte de cadastre de la mer, avec des zones de pêche, de tourisme et d'énergies marines renouvelables. Mais les poissons ignorent les frontières. Le document stratégique de façade ne répond donc absolument pas aux enjeux de la pêche. De plus, ce travail a été fait jusqu'à la ligne qui sépare le côté anglais du côté français de la Manche. Mais nos navires ne connaissent pas cette ligne. Bien avant le Brexit, les Britanniques ont développé une politique d'aires marines protégées, par laquelle ils ont « mité » leur littoral de grandes zones où les pêches sont contraintes, pour entraver les pêches françaises. Quelle que soit l'issue du Brexit, nous savons que les négociations seront difficiles et que les Britanniques trouveront des moyens de limiter nos possibilités de pêche dans certaines zones.

Je salue le travail initié par M. Michel Barnier, négociateur en chef de la Commission chargé de la conduite des négociations avec le Royaume-Uni. La Politique commune de la pêche - comme la Politique agricole commune - est un fondement de l'Europe et constitue un enjeu majeur. Les 27 doivent réussir, avec les Anglais, à échanger les droits de pêche et à gérer la ressource.

Debut de section - Permalien
Antoine Dhellemmes, Directeur général de l'entreprise France Pélagique

Je m'inscris en faux contre l'affirmation de M. Rogoff selon laquelle les droits de pêche français peuvent être achetés par des étrangers. C'est absolument impossible car les quotas sont attachés au pavillon. Si un bateau bat pavillon lituanien, hollandais ou anglais par exemple, il ne peut pas venir pêcher les quotas français.

Nous devons aussi faire preuve de raison dans le contexte du Brexit qui inquiète les dirigeants d'entreprises depuis trois ans. Il faut régler ce problème avec nos amis anglais, dans un esprit d'union.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Merci à vous. Je remarque que les problématiques liées au Brexit reviennent de façon récurrente dans vos propos. Le Sénat a suivi cette question avec la plus grande attention dans le cadre du groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne, commun à la commission des affaires européennes et à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Nous devons désormais nous interroger sur les modalités du futur accord de libre-échange.

Je remercie M. Dimitri Rogoff d'avoir souligné que M. Michel Barnier n'envisage pas de traiter la pêche comme une variable d'ajustement dans le cadre général du Brexit. Dans le contexte actuel, la France doit défendre ses intérêts sur la filière maritime, mais notre pays peut à l'inverse faire valoir une approche offensive sur la filière aérienne, sur laquelle les Britanniques sont précisément en difficulté.

Je souhaite qu'une réflexion sur la future Politique commune de la pêche soit conduite parmi nous. C'est un sujet majeur, qui concerne 1 800 pêcheurs en Normandie, encore plus en Bretagne, ainsi naturellement que toutes les entreprises de transformation. Nous resterons très attentifs à l'évolution de ce dossier.

Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 00.